CONCLUSION GENERALE
L étude de la notion du dommage moral nous a conduit
à constater qu il s agit de la violation d un droit extra patrimonial,
non évaluable en argent.
Cependant comme tout dommage, pour être
réparé le dommage moral doit remplir certaines conditions :
notamment être certain, actuel, direct et consister dans la violation d
un intérêt légitime.
Nous avons signalé à ce niveau la
différence fondamentale qui existe entre le droit écrit et le
droit coutumier. Alors que le droit écrit limite le nombre de dommages
réparables, le droit coutumier connaît de nombreux actes
dommageables propres à lui. Par ailleurs l article 258 de notre code
civil exige un lien de causalité entre le dommage et la faute pour
engager l action en responsabilité tandis que le droit coutumier ignore
cette condition.
Cette originalité s explique par la place qu occupe la
notion de faute dans ce droit. En effet, notre droit écrit revêt
un caractère essentiellement répressif ; il se préoccupe
plus du comportement fautif de l auteur du dommage alors que le droit coutumier
se préoccupe plus du sort de la victime. Ce droit
ne cherchera pas à connaître l origine du dommage
mais il se contentera d en constater l existence. La faute n interviendra que
comme mesure de réparation.
La responsabilité coutumière est objective et
collective ; celle du droit écrit est subjective et individuelle. Cette
conception subjective et individualiste a rendu à la fin du XIXe
siècle l institution même de la responsabilité civile
inadaptée et dès lors incapable de jouer réellement son
rôle dans un monde moderne vivant sous l emprise du machinisme : le
progrès technique a entraîné avec lui de nombreux dommages
dont il n était pas toujours aisé de connaître l
origine.
La conception coutumière, en dépit de certaines
déficiences que présente la garantie clanique, répondrait
mieux aux nouvelles conditions de vie et pourrait en la revalorisant
grâce aux « techniques occidentales de réparation collective
du type des assurances ou de la sécurité sociale », venir au
secours de cette institution essoufflée et lui apporter ce «
supplément d âme » qui lui manque en ce moment. L occident
lui-même, jadis confronté à tous ces problèmes
recourut à un système de responsabilité collective qui
consacre la primauté du dommage sur la faute, garantissant ainsi
à la victime la réparation de tout dommage quelle que soit son
origine. L apport du droit coutumier dans cette matière est donc grand.
Heureusement la commission de réforme de notre code civil n a pas perdu
de vue ce problème et a évité le danger de consacrer les
principes vieillis d une institution dont la philosophie ne répond plus
aux réalités du moment. En consacrant juridiquement une
responsabilité collective et objective au Congo (ex-Zaïre) la
commission de réforme pourrait avoir le mérite de nous forger un
droit nouveau adapté à la mentalité du peuple qu il
régit et répondant aux impératifs du
développement.
Mais le caractère extra patrimonial du préjudice
moral a suscité de nombreuses controverses doctrinales quant à sa
réparation. Les négateurs du principe de la réparation ont
estimé que l évaluation en argent d un préjudice moral
était impossible. En voulant admettre ce principe, le juge risquerait de
punir. Tout en admettant ces difficultés d évaluation, les
tenants du principe pensent que le caractère général des
termes de l article 258 ne permet pas
d exclure de son champ d application le dommage moral et que la
réparation dans cette matière revêt un caractère
plutôt compensatoire.
Nous avons soutenu avec la jurisprudence congolaise, le
principe de la réparation du dommage moral, le caractère
compensatoire de cette réparation peut, nous semble-t-il, avoir un effet
psychologique certain sur la victime du dommage. Aussi est il admis en droit
congolais que les atteintes à l honneur, la rupture fautive des
fiançailles, l adultère, la concurrence illicite, les atteintes
aux sentiments d affection, le préjudice esthétique peuvent
donner lieu à une action en réparation du dommage moral.
Cette réparation peut se faire en nature ou par
équivalent. Mais si le droit congolais ne connaît que ces deux
modes de réparation, le droit coutumier connaît aussi la
réparation symbolique ou rituelle. Ce mode de réparation atteste
du caractère sacré du droit coutumier. Cependant dans cette
matière la jurisprudence congolaise a entretenu une confusion entre le
dommage matériel et le dommage moral, surtout en cas de
déchéance physique ou lorsque la victime n exerçait pas d
activité lucrative au moment de l accident. Mais une évolution s
est dessinée à travers la même jurisprudence, marquant de
plus en plus la nécessité de distinguer clairement le dommage
matériel du dommage moral car à côté du dommage
matériel, il peut toujours subsister un éventuel dommage moral
comme les craintes pour l avenir, le préjudice esthétique, le
sentiment d une déchéance physique, l ennui constant d une
gêne, etc.
L étude de l exercice de l action en réparation
a soulevé plusieurs problèmes notamment ceux relatifs aux
bénéficiaires de cette action, à la limitation de la liste
des demandeurs. En effet, un décès accidentel pouvant causer
préjudice à plusieurs individus à la fois, nous nous
sommes demandé si toutes ces personnes pouvaient
bénéficier d une action en responsabilité contre l auteur
du décès. Si oui, au regard de quel critère fallait-il
apprécier la certitude de leur douleur. A tous ces problèmes
déjà importants, est venu se greffer un autre non moins important
: la question de la recevabilité de l action d une concubine, des
enfants adultérins, etc.
La jurisprudence congolaise a cru résoudre le
problème de l appréciation de la certitude de la douleur en
posant le critère de la parenté et de l alliance repris de la
jurisprudence française. L analyse de ce critère nous a
amené à constater qu en France, tout en étant un symbole
de progrès certain, l application de ce critère a conduit
à des conséquences pratiques désastreuses : au nom des
« liens de parenté ou d alliance » avec la victime, du
défunt aux grands parents d un enfant naturel Ainsi ce critère
manquait de répondre au but que la chambre des requêtes lui avait
assigné : limiter le nombre d actions en responsabilité.
Nous avons marqué l adhésion de la jurisprudence
congolaise à la même formule tout en montrant que l occasion ne
lui a pas encore été jusqu ici fournie d avoir à l
instance plusieurs ayants droit se prévalant de liens de parenté
ou d alliance avec la victime. Cette situation semble s expliquer par le fait
que les gens ignorent encore leurs droits et ne savent pas toujours quand
faut-il intenter une action en réparation du dommage moral contre le
responsable du décès d un parent ou d un allié. En outre,
la mentalité africaine semble s intéresser plus à la
répression d un fait plutôt qu à sa réparation.
Constatant l absence des principes stables dans cette
matière en droit congolais, nous nous sommes contenté de poser le
problème de l avenir : quelle serait la position des tribunaux congolais
devant les actions d un frère, d une s ur, d un cousin, d un
beau-père ; les déclareraient-ils fondées comme c est le
cas en France ? dans l état actuel de notre législation, nous
avons répondu par l affirmative. Notre opinion s est fondée sur
le caractère général des termes de l art. 258 et sur le
critère même qu adopte notre jurisprudence. Nous avons
également démontré que la demande en justice dans ce
domaine doit être une question préalable. Ce qui nous oblige
à proposer une liste qui serait consacrée par le
législateur comme une loi secondaire. A ce stade de notre étude,
nous avons donc dénoncé le danger d avoir une multitude d actions
contre un seul responsable. Ce danger est d autant plus grand chez nous qu en
droit coutumier les notions de parenté ou d alliance sont plus
ressenties et intensément vécues
par la population. Il fallait naturellement nous poser le
problème de la limitation de cette liste d ayants-droit qui demain
envahiront peut-être nos tribunaux.
Les recherches de la doctrine dans ce domaine ont
été décevantes car ni les conditions imposées par l
article 258 C.C.C.L III, ni le caractère de certitude exigé du
dommage réparable, ni le critère de liens de parenté ou d
alliance, etc, n ont donné une solution satisfaisante. Devant ces
tâtonnements nous avons donné notre adhésion à la
solution préconisée par H. Mazeaud ; donner à l action en
réparation un caractère familial et faire confiance aux juges en
se fiant à leur pouvoir d appréciation quant à l existence
du préjudice. Loin d être absolu, le critère des liens de
parenté ou d alliance ne jouera plus dans cette solution que le
rôle d une présomption « juris tantum » que certaines
circonstances de fait pourraient renverser.
Certes, cette solution comporte un danger d arbitraire, mais
elle présente moins d inconvénients. En outre, cette solution
nous a semblé plus conforme à la mentalité africaine car,
l africain plus que quiconque croit fermement à l existence d un
véritable patrimoine familial comprenant à côté de l
honneur de la famille, la « cohésion familiale », l amour et l
affection qui unissent les uns aux autres, les parents et alliés.
Dépositaire de l autorité suprême, «
le père de famille » pourra au nom de toute la famille, toutes les
fois qu un de ses membres sera lésé dans ses droits exercer l
action en réparation du dommage moral. Nous émettons dès
lors le souhait de voir le législateur congolais introduire dans notre
législation à l instar de certains codes étrangers, des
dispositions expresses relatives au dommage moral en suivant la voie que nous
venons d indiquer.
Notre étude nous a permis d aborder d autres
problèmes : l action de la concubine, de l enfant adultérin, et
celle de grands-parents naturels. La jurisprudence et la doctrine
françaises sont restées hésitantes pendant plusieurs
années. Alors que la chambre criminelle n a pas hésité
à admettre l action de la concubine, fondant son opinion sur la
généralité des termes de l art. 1382, la chambre civile
pour sa part continuait à débouter la concubine parce que,
selon
elle, la concubine n avait pas d intérêt «
juridiquement protégé ». Il fallut attendre l arrêt du
27 février 1970 de la chambre mixte pour voir unifiée la
jurisprudence de deux chambres et consacré le principe de la
recevabilité de l action de la concubine. L exigence d un
intérêt légitime « juridiquement protégé
» est une condition supplémentaire qui ne ressort pas de l art.
1382. Le principe est donc posé : l action de la concubine est recevable
à condition que ce concubinage présente des garanties de
stabilité et soit non délictueux. Des considérations d
ordre sociologique ont largement justifié cette position de la chambre
mixte : « la famille légitime au sens classique n est plus le cadre
unique de la vie en commun entre un homme et une femme »120.
Ici encore, nos recherches sur le terrain congolais nous ont
révélé une évolution à propos de l absence
de principes précis en droit écrit ; il fallait attendre le Code
de la Famille pour voir les concepts, tels « la possession d état d
époux ou la commune renommée » apparaître. Nous
constatons que le droit coutumier consacre une solution plus ou moins analogue
à celle de la chambre mixte française. En effet, un concubinage
de longue durée en droit coutumier produit les mêmes effets que le
mariage. Partant de cette constatation, nous avons préconisé au
nom des principes du droit africain qui, contrairement au droit occidental, n
est pas « la servante d une certaine morale », la consécration
de cette solution par le législateur congolais. Ce concubinage est pour
nous ici, une union libre qui ne manque que son enregistrement à l
état civil.
La chambre civile a également rejeté l action
des enfants adultérins, estimant que l illicite ne pouvait pas fonder le
droit. Nous sommes ici en 1970, nous estimons que cette position est
déjà dépassée et battue en brèche par le
code de la famille.
Nous pensons ainsi que notre analyse, loin d avoir
épuisé le sujet, permettra de relancer le débat sur cet
état de choses caractéristique de l évolution des peuples
et du droit, auquel nous venons d apporter notre modeste contribution.
120 : Confère Section II du présent travail.
|