2.1.5.3. Le thème de l'enfant terrible
Trois points distinctifs permettent généralement
de rattacher de nombreux récits au thème de « l'enfant
terrible.140» Il s'agit d'abord de la naissance souvent
extraordinaire ou de la précocité anormale, puis des prodiges et
des méfaits commis par l'enfant, et enfin de la disparition miraculeuse
ou l'apothéose.141
S'agissant de la naissance extraordinaire, l'enfant ne vient
pas au monde par les voies normales. Il peut naître par le pouce du pied
ou de la main, comme c'est le cas pour le fils du héros de Tutuola :
Au bout de trois années et demie passées dans
cette ville, je remarque que le pouce de la main gauche de ma femme enflait
comme si ç'avait été une bouée, mais ça ne
lui faisait pas mal. Un jour, elle me suit à la plantation où je
tirais mon vin de palme, et, à ma grande surprise, elle se pique le
pouce qui enflait à une épine de palmier, le pouce se
déchire soudain, alors voilà un enfant mâle qui en sort,
et, à peine sorti du pouce, l'enfant commence à parler comme s'il
avait dix années d'âge. (IB : 35)
140Denise Paulme parle de « l'enfant malin »
dans La mère dévorante, Paris, Gallimard, 1976,
p.187-241.
141 Catherine Belvaude, op.cit., p.50-51.
Cette naissance étrange et mystérieuse est
suivie d'une croissance accélérée, qui s'accompagne d'une
précocité très surprenante. Dès sa naissance, il
parle et marche, comme Zurrjir qui grandit aussi rapidement que possible et se
donne le nom lui-même :
Dans l'heure qui suit le moment où il était
sorti du pouce, il atteint environ la taille d'un peu plus d'un mètre et
sa voix était aussi sonore qu'une enclume sur laquelle on tape à
coups de marteau. La première chose qu'il fait, c'est de demander
à sa mère : « Sais-tu mon nom ?» Sa mère dit
«non», alors il se tourne vers moi et me pose la même question,
et je dis « non » ; il dit que son nom était ZURRJIR, ce qui
veut dire : « un fils qui se changerait en une autre chose très
prochainement.» (IB : 35-36)
Cet enfant d'une précocité surprenante se livre
aux méfaits dès sa prime jeunesse. Il porte atteinte au
patrimoine familial en détruisant les biens, commet des actes
répréhensibles envers son entourage. Il tue même ses
parents.
De façon indirecte, l'auteur de L'ivrogne dans la
brousse emprunte ce motif de la destruction du patrimoine. Car, en effet,
Père-Des-Dieux n'a d'autre choix que de mettre le feu à son logis
afin de se débarrasser de leur méchant garçon. Bien que ce
soit ici les parents eux-mêmes qui décident d'incendier leur
maison, cette destruction doit être directement imputée à
leur fils qui se révèle être un danger public, et qu'il
faut écarter à tout prix :
Comme cet enfant était plus fort que n'importe qui dans
cette ville, il allait incendier les maisons des notables qu'il
réduisait en cendres. Les gens de cette ville, en voyant tous ses
méfaits et son caractère méchant, ils me font venir (moi,
son père) pour rechercher comment nous pourrions l'exiler loin de la
ville, alors je dis aux gens que je savais comment je l'exilerai loin de la
ville. Une nuit, il était une heure après minuit, comme je vois
qu'il dormait dans sa chambre, je répands du pétrole autour de la
maison et sur le toit, et, comme il était couvert de feuilles et aussi
que c'était pendant la saison sèche, je mets
le feu à la maison et je ferme les fenêtres et
les portes qu'il n'avait pas fermées avant de s'endormir. Avant qu'il
ait pu se réveiller, la maison et le toit flambaient, la fumée
l'empêche de se sauver si bien qu'il est réduit en cendres en
même temps que la maison. (IB : 38)
Comme on le voit, les exactions de l'enfant terrible, loin de
se limiter aux atteintes portées aux parents, interpellent la
société entière. D'où la joie immense qui envahit
la population après l'anéantissement du fils de l'Ivrogne :
« Une fois l'enfant réduit en cendres, tous les gens se
réjouissent et la ville retrouve la paix.» (IB : 38)
L'apothéose ou la disparition miraculeuse, nous l'avons
souligné cihaut, est l'un des traits spécifiques de l'enfant
terrible. Ainsi métamorphosé en bébé cul-de-jatte,
Zurrjir disparaît avec trois êtres étranges et familiers,
Tambour, Chant et Danse, desquels le héros et sa compagne font
connaissance en brousse. On peut noter que cette figure de l'enfant terrible
appartient lui aussi à un univers surhumain, un monde des êtres
surnaturels. Car, en effet, il réussit, en compagnie de ces êtres
mystérieux, à s'introduire dans leur maison, se séparant
ainsi pour de bon de ses parents (l'Ivrogne et sa femme) qu'il abandonne dehors
:
Il y avait deux soldats de garde devant les locaux, mais quand
nous arrivons là avec ces trois compagnons, ma femme, moi-même,
etc., nous nous arrêtons à l'entrée, seuls les trois
compagnons et notre bébé cul-de-jatte pénètrent
dans les locaux, et ensuite, nous ne les avons plus revus. (IB : 43)
Cette présence des agents de sécurité
à l'entrée dénote un milieu
60 d'ailleurs pour cela que le bébé
cul-de-jatte, issu d'un univers mystique comme ses amis, entre seul dans la
maison.
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