La lecture intertextuelle de l'ivrogne dans la brousse d'Amos Tutuola( Télécharger le fichier original )par Ukize Servilien Université de Montréal - Maitrise 2008 |
2.1.3. Le héros et les autres personnages du romanIl importe de rappeler, dans cette partie de notre étude, que la lisibilité du texte, en général, est conférée par la mise en place particulière des personnages autour desquels l'histoire tourne. L'une des façons d'entrer dans une oeuvre, en particulier le roman, consiste à se faire une idée des personnages et de leurs relations. Et étant donné que le personnage constitue un ancrage référentiel du récit, il n'y a donc pas d'histoire sans personnages. Cependant, une vision d'ensemble des personnages ne va pas de soi : elle nécessite une élucidation qui se fait généralement à deux niveaux. Avant tout, il faut parvenir à identifier chaque personnage dans le récit, personnage qu'il convient de ne pas confondre avec une personne, bien que la conception de celui-là renvoie à la conception historique de celle-ci. Au contraire, le personnage doit être considéré comme un signe littéraire qui se charge de sens ou de valeur au fur et à mesure que le récit évolue. Autrement dit, c'est à la fin du récit que le personnage est fixé, déterminé par des séries d'informations, de transformations ou d'évolutions dont il est sujet ou objet. Ainsi défini, chaque personnage du roman forme un système, formé par tout ce que l'on peut savoir de lui dans le récit. Le personnage peut également être représenté comme un être humain, un animal ou un objet ; désigné par un nom, un prénom ou un surnom porteur de valeurs sociales symboliques, affectives ou esthétiques. Toute désignation véhicule une information donnée mais voulue par le narrateur. Après l'identification de chaque système de personnage, on peut passer à l'examen du système des personnages. Au sein de ce dernier, les personnages sont mis en relation les uns avec les autres par l'intermédiaire du narrateur. Le système des personnages est plus complexe que celui du personnage, d'autant plus qu'il est composé par chaque système complexe de chacun des personnages. En effet, le personnage, au cours du récit, peut se transformer en fonction des autres personnages, faire face à des obstacles provoqués par les autres personnages. En d'autres termes, le programme d'action de l'un des personnages a, d'une façon ou d'une autre, des incidences sur celui des autres personnages. Ceci est dû au fait qu'une partie du signifié d'un personnage ou de sa valeur est tributaire de sa place dans un système ou de sa relation avec les autres personnages du récit. Ainsi, les relations qu'entretiennent les personnages entre eux peuvent subir une modification ou une évolution tout au long du récit, selon que les personnages entrent dans des rapports d'opposition ou d'identité. Bref, démêler la complexité du système des personnages revient à identifier le rapport qui existe entre eux d'abord, ensuite le rapport qu'ils entretiennent avec leur environnement, et enfin la façon dont ils évoluent tout au long du récit. Le classement des personnages n'étant pas, naturellement, aisé dans une oeuvre littéraire, le problème devient plus crucial quand il s'agit d'aborder ceux de L'ivrogne dans la brousse. Néanmoins, comme le dit Greimas, on peut tenter «de décrire et de classer les personnages du récit, non selon ce qu'ils sont, mais selon ce qu'ils font.128» Ainsi les personnages pourront se répartir en deux catégories dans L'ivrogne dans la brousse. D'une part, il y a le personnage principal, ici le héros, qui se définit par sa participation à une sphère d'actions qui lui offrent la possibilité de réaliser ou non le but qu'il s'est fixé. « [Il] est fréquemment le moteur ou le support de l'action ; en effet, les ambitions du héros sont porteuses d'une histoire qui trouve un aboutissement dans l'achèvement de la quête. 129 » D'autre part, il y a des personnages secondaires qui sont indispensables au fonctionnement du récit, bien qu'ils puissent, dans le déroulement de l'action, aider le héros ou ne servir à rien. Dans L'ivrogne dans la brousse, les personnages y sont très nombreux. Pourtant, malgré ce foisonnement des acteurs, il y a une certaine économie de personnages importants, quoiqu'il y ait aussi «des accumulations d'événements.130» Comme dans les contes, le héros est d'un statut particulier. Il se définit lui-même comme un dieu, un féticheur. Paradoxe ! Un dieu-féticheur alors, 128A. J. Greimas cité par Roland Barthes, «Introduction à l'analyse structurale des récits», Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.34-35. 129Florence de Chalonge, «Héros et Antihéros», Le dictionnaire du littéraire, op.cit., p.274. 130Jide Timothy-Asobelle, «Théâtralité de la tradition orale Yoruba et développement du mythe de L'Ivrogne», Éthiopiques. Revue négro-africaine de littérature et de philosophie [en ligne]. <Disponible sur http://www.refer.sn/ethiopiques> (consulté le 2009-02-15). 48 peut-être pour insister sur ses pouvoirs illimités, si l'on se rapporte à son nom : Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde! Nous avons ainsi un personnage qui est hors du commun. Son appartenance familiale et sa jeunesse en témoignent. Son père est «l'homme le plus riche de la ville» (IB : 9). Lui-même est l'aîné d'une famille de huit enfants sur lesquels il règne avec la bénédiction de leur père. À l'instar des dieux nourris par le nectar, il vit de vin de palme, généreux, et ne peut «rien faire d'autre que de boire» (IB : 9). Il partage son vin avec une cour nombreuse qui lui tient compagnie dans cette activité futile : Je buvais du vin de palme du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au matin. À cette époque-là, j'en étais venu à ne plus boire une seule goutte d'eau ordinaire, seulement du vin de palme. [...] Aussi, à cette époque-là, mes amis ne se comptaient pas et ils buvaient du vin de palme avec moi depuis le matin jusqu'à une heure avancée de la nuit. (IB : 9-10) Cependant, à la disparition du malafoutier qui lui tirait le vin de palme, tous ses prétendus amis le désertent : «[C]omme je n'avais plus du tout de vin de palme, plus un seul de mes amis ne vient me voir à la maison comme d'habitude, ils me laissent tout seul parce que je n'avais plus de vin de palme à leur donner à boire.» (IB : 11) Il est bien visible que leurs bonnes relations reposent uniquement sur la passion commune de l'alcool et le don de cette boisson aux amis du narrateur "je". C'est d'ailleurs cette même passion pour le vin de palme qui jette le héros sur les routes de la Ville-des-Morts en quête de son malafoutier. Il s'enfonce dans la brousse grouillante de monstres de tous acabits, des fantômes et des créatures sans nom. Il y fait des rencontres des plus inquiétantes avant de regagner la terre. De ces excursions piégées et harassantes, le héros sort vainqueur. «L'oeuf magique», qu'il reçoit de son malafoutier, «devient ainsi [...] un trophée de guerre. Il est, en outre, le seul souvenir nostalgique d'un voyage au bout de la nuit [...]131.» Autour du personnage principal se trouve toute une panoplie de personnages secondaires. Ceux-ci contribuent, de près ou de loin, à l'aboutissement ou à l'échec du projet du héros. Ils participent comme adjuvants ou opposants à la réalisation de ce dernier. Le père, les frères, le malafoutier et les amis servent de cadre idyllique initial dont la rupture déclenche, avec le voyage, la présence d'une population diverse. Celle-ci est faite d'éléments naturels et surnaturels, d'animaux, d'hommes et de dieux. Tous ces personnages, par leurs actions négatives ou positives envers le héros, le conduisent à l'action finale. Pour le héros, comme les autres personnages, le lecteur ne connaît que le nom, la plupart du temps se rattachant à l'espèce où le trait de caractère est la fonction sociale. Avec cet examen rapide des personnages qui peuplent L'ivrogne dans la brousse, nous allons, dans les lignes qui suivent, appliquer à ce récit le modèle actantiel de Greimas pour construire la signification du récit. 131 Sunday Anozie, op.cit., p.350. |
|