3.1.4. Allusions à la légende d'Europe
À l'époque archaïque, le nom d'Europe est
attribué à plusieurs personnages féminins, selon les
auteurs. Fille du roi Agénor, Europe était tellement belle que le
plus puissant de tous les dieux en tomba amoureux. Eduard Petiska décrit
ci-après son enlèvement par Zeus, métamorphosé en
taureau blanc :
Un jour, tôt le matin, la ravissante Europe partit en
promenade avec sa suivante à travers les prés fleuris qui
bordaient la mer. Les jeunes filles ramassèrent des fleurs, puis elles
s'assirent à l'ombre des arbres pour tresser des couronnes. Lorsqu'elles
levèrent les yeux de leur travail, elles poussèrent un cri de
surprise : un magnifique taureau, d'une blancheur éblouissante,
paré de petites cornes limpides comme du cristal, les regardait. Il
avait un air si doux que bientôt Europe et ses compagnes
oublièrent leur frayeur. La princesse lui tendit un gros bouquet tandis
qu'on ornait ses cornes de guirlandes. Le taureau gambada sur ses sabots
brillants, baissant le cou et s'agenouillant devant la jeune beauté
comme pour l'inviter à monter sur son dos. En riant, elle enfourcha
l'étrange animal et invita ses suivantes à faire de même.
Mais le taureau ne les attendit pas, il se leva et, emportant Europe, alla
droit dans la mer. Europe, terrifiée, gémit et pleura mais cela
ne la sauva pas. Sa monture gagnait le large et bientôt elle ne vit plus
la côte ni les jeunes filles qui criaient. Il n'y avait autour d'elle que
la mer. Le soleil se coucha, les premières étoiles
s'allumèrent dans le ciel, se reflétant dans la mer, et le
taureau nageait toujours avec sa proie sur le dos. Dans l'obscurité
apparut l'ombre d'une côte inconnue. La bête gagna la terre, il
déposa doucement sa captive sur l'herbe tendre et
disparut.161
Nous trouvons une scène similaire dans L'ivrogne dans
la brousse, où le héros est enlevé de sa ferme par
une bête étrange :
161 Eduard Petiska, op.cit., p. 25.
Un jour, comme la récolte était mûre, je
vois un animal terrifiant qui se dirigeait vers la ferme en mangeant la
récolte, et, le matin que je le rencontre là, j'essaie de le
chasser loin de la ferme, naturellement je ne peux m'approcher de lui, car il
était aussi gros qu'un éléphant. Ses griffes avaient 0 m
60 de long environ, sa tête était dix fois plus grosse que son
corps. Il avait une grande bouche pleine de grandes dents, ces dents avaient
environ 0 m 30 de long et épaisses comme des cornes de vache, son corps
était presque entièrement couvert d'un long poil noir comme celui
de la queue d'un cheval. Il était très répugnant. Il avait
sur la tête cinq cornes recourbées d'une dimension en rapport avec
la tête, ses quatre pieds étaient aussi gros que des troncs
d'arbre. Comme je ne pouvais m'approcher de lui, je lui lance de loin un
caillou, mais avant que le caillou l'ait atteint, il se trouvait
déjà devant moi prêt à me combattre. Alors je me
demande comment je pourrais échapper à cet animal terrifiant. Je
ne savais pas que c'était le propriétaire du terrain sur lequel
j'avais semé ma récolte. En cet instant critique, il était
en colère parce que je ne lui avais pas offert un sacrifice avant de
semer là ma récolte, mais lorsque je comprends ce qu'il voulait
de moi, alors je coupe un peu de la récolte et je le lui donne. En
voyant ce que je lui donne, alors il me fait signe de monter sur son dos et je
monte sur son dos et depuis lors je n'en ai plus entendu parler. Il me conduit
à sa maison qui n'était pas très loin de la ferme.
Arrivé là, il se baisse et je descends de sur son dos,
après ça il entre dans sa maison [...]. (IB : 53-54)
En empruntant le thème de l'enlèvement, Tutuola
transforme ici l'hypotexte par l'usage des contrastes, des expressions
oppositives. Il faut noter, par exemple, la négativité avec
laquelle est décrit l'étrange animal de l'Ivrogne et la
façon dont le taureau d'Europe est magnifié. De plus, la
bête qui ravit le fermier est d'humeur belliqueuse, tandis que le taureau
blanc se montre plus pacifique. C'est pourtant presque le même
récit que reproduit l'auteur, toujours par voie transformationnelle en
régime sérieux. Cet étrange animal qui enlève le
fermier, à le voir, est un dieu, peut-être
métamorphosé comme Zeus. Il a un territoire sur lequel il
règne, il a droit aux sacrifices, faute de quoi il se met en
colère comme tous les dieux.
Bien qu'indirecte, la co-présence de la mythologie
grecque dans le roman de Tutuola est tout à fait manifeste. Le nom du
héros révèle luimême une forme indirecte de
relations hypertextuelles qu'est l'allusion : Père-Des-Dieux ne
renvoie-t-il pas à Zeus, dieu suprême du Panthéon
hellénique, maître des dieux ?
D'autres références à la mythologie
grecque sont notables dans l'ensemble de l'oeuvre de Tutuola. Notons, par
exemple, cette forte ressemblance entre la légende du roi d'Ibembe de
son roman The Brave African Huntress162, telle que
rapportée par Belvaude, et celle du roi Midas de la mythologie
grecque.
Un jour, Midas fut choisi comme juge dans un concours musical
entre Pan et Apollon. Il préféra alors la flûte du
silène à la lyre du dieu. Vexé, Apollon lui fit pousser
des oreilles d'âne :
Midas a tout le reste d'un homme ; il n'est puni que dans
cette partie de son corps ; il est coiffé des oreilles de l'âne
aux pas lents. Il voudrait cacher une laideur dont il a honte ; il essaie de
voiler sa tête sous des bandeaux de pourpre ; mais le serviteur qui avait
l'habitude de raccourcir avec le fer ses longs cheveux s'en est aperçu ;
celui-ci n'ose pas révéler la difformité qu'il a surprise,
quoiqu'il brûle de la raconter tout haut et qu'il soit incapable de se
taire ; alors il se retire à l'écart et fait un trou dans le sol
; il y rapporte, à voix basse, quelles oreilles il a vues à son
maître, il murmure la nouvelle dans la terre creusée par ses mains
; puis, y rejetant ce qu'il avait enlevé, il enfouit son secret et, la
fosse comblée, il s'éloigne en silence. Une épaisse
forêt de roseaux frissonnants se mit à croître en ces lieux
; quand l'année, ayant achevé son cours, les eût
mûris, ils trahirent celui à qui ils devaient leur existence ;
car, balancés au souffle léger de l'Auster, ils
répètent les paroles enfouies par le serviteur, ils publient ce
que sont devenues les oreilles de son maître163.
162Amos Tutuola, The Brave African Huntress,
London, Faber and Faber, 1958, p. 42-46. 163 Ovide, op.cit., p.
356-357.
Dans « La tête du roi d'Ibembe porte deux cornes
», un conte de Tutuola, l'auteur met en scène une
héroïne, Adebisi, barbier habituel du roi qui découvre qu'il
a deux cornes sur la tête :
Elle est seule à savoir qu'il porte deux cornes sur la
tête et ne doit révéler ce secret à personne. Mais
le secret l'empoisonne tant qu'elle en perd le boire et le manger. Elle finit
par se résoudre, sur les conseils d'un vieillard, à creuser un
trou auquel elle confie le secret et qu'elle rebouche.164»
Cependant, quelques jours après, du trou poussent deux
petits arbres que taille un joueur de bugle pour en faire un instrument. Mais
lorsqu'il en jouait un tout petit air, ce bugle chantait très fort :
La tête du roi d'Ibembe porte deux cornes ! La
tête du roi d'Ibembe porte deux cornes ! Les deux cornes sont courtes et
épaisses !165
Cette analogie entre le secret du roi Midas et celui du roi
d'Ibembe nous a paru si grande qu'elle a mérité d'être
aussi mentionnée, pour montrer que les récits de la mythologie
grecque ont exercé une grande influence sur le roman de Tutuola.
Après avoir établi ces quelques ressemblances entre L'ivrogne
dans la brousse et les récits antiques, nous allons explorer aussi
le côté architextuel, pour tenter de découvrir
différents genres et motifs littéraires qu'intègre ce
roman, dans sa capacité de phagocyter « tous les genres
littéraires au-delà des frontières nationales et
internationales.166»
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