3.1.3. Le mythe d'Ulysse
À côté d'Orphée et
Héraclès, l'autre figure de la mythologie grecque présente
dans L'ivrogne dans la brousse est Ulysse. Toutes les aventures que
mène le héros de Tutuola rappellent les péripéties
et les pérégrinations d'Ulysse, de retour de Troie. En effet,
longtemps ballotté sur terre et sur mer, le roi d'Ithaque se retrouve
sur le territoire des Phéaciens réputés pour leur
hospitalité. Après une fête pompeuse organisée en
son honneur, les Phéaciens comblent Ulysse de cadeaux et le roi lui
présente ses adieux :
[...] Ulysse franchit le seuil. Avec lui, le vaillant et fort
Alcinoos dépêchait un héraut pour le guider vers le
vaisseau rapide et le rivage de la mer. Et Arété aussi envoyait
pour lui des servantes, l'une tenant un manteau de lin bien lavé et une
tunique ; l'autre chargée d'un coffre solide ; une autre encore portait
le pain et le vin rouge. Quand ils furent descendus au vaisseau et à la
mer, les nobles passeurs reçurent et sans tarder mirent au fond du
vaisseau les vivres et la boisson. Et pour Ulysse ils étendirent un
matelas et un drap de lin sur le gaillard de poupe de la nef creuse, afin qu'il
pût dormir tranquille. Alors le héros s'embarqua et se coucha en
silence [...]. À l'heure où se leva la brillante étoile
qui vient pour
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annoncer la lumière d'Aurore née au matin, le
vaisseau rapide approchait de l'île [...]. La nef s'échoua sur la
grève, hors de l'eau jusqu'à moitié, tel était
l'élan dont se hâtaient de la pousser les bras des rameurs. Eux,
débarquant du vaisseau à la coque bien charpentée,
déposèrent d'abord sur le rivage Ulysse, qu'ils avaient
soulevé hors de la nef creuse avec le drap de lin et la couverture
moirée ; ils le placèrent sur le sable, encore dompté par
le sommeil, puis débarquèrent les richesses, dont l'avaient
pourvu les nobles Phéaciens, pour son retour en son logis, grâce
à la magnanime Athéné. Ils les mirent en tas au pied de
l'olivier, hors du chemin, de peur qu'un passant ne vînt les
détruire, avant le réveil d'Ulysse. Et eux, s'en retournaient en
leurs maisons.158
Comme le père de Télémaque chez les
Phéaciens, Père-Des-Dieux a, lui aussi, reçu sur
l'Ile-Spectre un accueil sans précédent :
[L]es habitants de cette île sont très gentils et
ils font cadeau à ma femme de toutes sortes de choses très
chères, alors nous faisons nos bagages et de bon matin tous les
habitants de l'Île-Spectre nous conduisent à une grande pirogue et
ils chantent le « chant d'adieu » en pagayant sur la rivière.
Ils nous accompagnent jusqu'aux limites de leur pays, ils s'arrêtent et
nous descendons de leur pirogue, et alors ils retournent à leur village
en chantant un très joli chant sur une très jolie musique et en
nous souhaitant bon voyage. (IB : 57-58)
Ce thème de l'accueil se rencontre encore chez
Mère-Secourable qui, malgré elle, prend congé de ses
hôtes et leur fait des provisions, après avoir passé
ensemble une période d'un an et deux semaines dans l'arbre blanc :
[Elle] nous dit qu'il est temps pour nous de nous en aller et
de continuer notre voyage comme précédemment. En attendant
ça, nous la supplions de nous laisser rester là pour toujours,
alors elle répond qu'elle n'a pas le droit de retenir quelqu'un plus
d'un an et quelques jours, elle nous dit de plus, que si ç'avait
été en son pouvoir, elle nous aurait accordé notre
requête [de demeurer près d'elle]. Après ça, elle
nous dit d'aller faire nos bagages et d'être prêts pour nous en
aller le lendemain [...]. Alors, elle me donne un fusil et des munitions et un
couteau de chasse, elle donne comme cadeau à ma femme de nombreux habits
coûteux, etc., et nous donne beaucoup de viande rôtie avec des
boissons et des cigarettes. (IB : 79-80)
158 Homère, L'Odyssée, Paris, Flammarion,
1965, p. 189-190.
77 On dirait ici « Calypso aux belles boucles, terrible
déesse au langage humain159» qui, après sept ans
de capture sur l'île d'Ogygie, laisse partir Ulysse non par
volonté, mais parce qu'elle doit obéir à l'ordre d'une
force suprême :
[E]lle me fit lever et m'ordonna de partir, soit qu'elle
eût reçu un message de Zeus, soit que son esprit à elle
eût changé. Elle m'embarqua sur un radeau aux nombreux liens, me
donna force provisions pain et doux vin, me couvrit de vêtements
immortels, et m'envoya un vent tiède, qui ne me causa nulle
peine.160
Le voyage d'Ulysse, jonché d'embûches comme celui
de l'Ivrogne, s'effectue en deux étapes. C'est un aller-retour dans une
guerre qui dure dix ans et d'où le héros rentre victorieux. Ces
dix années de la guerre de Troie correspondent aux dix années que
dure la première étape du voyage de Père-Des-Dieux
à travers la brousse (où la lutte contre les êtres
mystérieux fut aussi terrible et durable que celle de Troie) avant de
retrouver son malafoutier dans la Ville-des-Morts : « [...] cela faisait
dix ans que j'avais quitté ma ville natale. Maintenant j'étais
absolument ravi de le retrouver.» (IB : 112-113)
De fait, quiconque lit L'ivrogne dans la brousse ne
peut s'empêcher de penser aux fabuleuses aventures d'Ulysse. À
peine le héros a le temps de se remettre d'une aventure que surgit une
autre des plus étranges, qu'il réussit à surmonter souvent
à force de patience et de ruse comme l'époux de
Pénélope. Le roman de Tutuola est une véritable
odyssée, bien narrée à la manière d'Homère.
Ici, l'auteur transforme l'hypotexte en procédant par allusion, une
technique qui consiste à ne pas se
159 Homère, op.cit., p. 186.
160 Ibid., p. 107.
78 rapporter à un passage précis du texte
convoqué, qui est d'ailleurs absent littéralement, mais
repérable à travers quelques indices.
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