2.1.5.5. Le thème de l'ivresse
Le héros de Tutuola, fidèle disciple de Bacchus,
est un sac à vin, un ivrogne achevé qui, dès sa plus
tendre enfance, s'est entièrement livré au vin qu'il a appris
à déguster et à apprécier. Il a fait de l'alcool
l'unique activité quotidienne. Son père l'y encourage aussi en
lui offrant une vaste « plantation de palmiers de 260 hectares avec 560
000 palmiers » (IB : 9), et en louant les services d'un malafoutier pour
tirer le vin de palme : «Quand mon père s'est aperçu que je
ne pouvais rien faire d'autre que de boire, il a engagé pour moi un
excellent malafoutier qui n'avait rien d'autre à faire qu'a me
préparer mon vin de palme pour la journée» (IB :9). Il est
aussi parvenu à entraîner son entourage qui l'accompagne dans
cette activité pour le moins surprenante, parce que « [s]es amis ne
se comptaient pas et ils buvaient du vin de palme avec [lui] depuis le matin
jusqu'à une heure avancée de la nuit.» (IB : 10)
Mais pourquoi le jeune homme apprécie-t-il tant le vin
? Le vin de palme est considéré comme une divinité qu'il
adore tous les jours, et tout son entourage finira par assister à la
messe. Ou plutôt, le héros, qui est un dieu suprême,
Père-Des-Dieux, doit se nourrir du vin de palme comme les dieux du
Panthéon qui ne vivaient que du nectar. En cela, il
aurait bien réussi car, en effet, « [à] cette
époque-là, [il] en étai[t] venu à ne plus boire une
seule goutte d'eau ordinaire, seulement du vin de palme.» (IB : 9)
Cette capacité d'absorber des quantités
astronomiques de vin de palme est aussi le propre de Zurrjir, l'enfant terrible
du héros. Car, dès sa naissance, « il buvait le vin de palme
[et] en moins d'une minute, il avait sifflé trois barils sur les quatre
qu'il y avait» (IB : 36). Tel père, tel fils !
Il semble cependant un peu difficile d'étudier tous les
thèmes qui s'entrecroisent dans le récit de Tutuola. Nous nous
sommes limité à ceux que nous avons jugés importants,
surtout à cause de leur récurrence dans le folklore traditionnel
africain.
Enfin, pour clôturer ce chapitre, rappelons
qu'après avoir réuni quelques données biographiques sur
le romancier et présenté son oeuvre riche et abondante, nous
avons établi le résumé global de L'ivrogne dans la
brousse. Il s'est avéré important de faire une
brève présentation du héros et des personnages qui
peuplent ce roman, avant de passer au schéma actantiel du
récit pour aborder enfin une thématique variée, faisant
partie du folklore traditionnel. Après avoir défini la
situation d'Amos Tutuola dans le monde littéraire africain, nous
passons au point central de notre étude : l'analyse intertextuelle de
L'ivrogne dans la brousse. Il s'agit, dans cette partie qui
va suivre, d'étudier les rapports intertextuels entre ce roman et la
mythologie gréco-romaine. Rappelons que la mythologie, définie
de façon générale comme un ensemble cohérent de
mythes, révèle le système de pensée d'un peuple,
d'une civilisation. C'est un genre oral qui a permis la
transmission des connaissances, avant que l'écriture même ne soit
inventée. Le mythe relate une histoire sacrée, rapporte des
événements qui se sont déroulés dans le temps
primordial, le temps fabuleux des commencements.142
Depuis les temps immémoriaux, le mythe et la
littérature nouent des relations très rapprochées. La
littérature est issue du mythe dont elle est développement et
interprétation. Chaque époque réécrit les mythes et
chaque écrivain les perçoit comme «un corpus d'oeuvres
d'art, [...] une littérature primordiale, [...] un trésor
précieux où [il] peut et même doit puiser pour enrichir et
embellir sa propre fiction.143» Les mythes de
l'Antiquité gréco-latine ont fortement marqué l'imaginaire
des écrivains d'époques ultérieures. Les
réécritures de ces récits sacrés abondent dans la
littérature contemporaine. Comment se présente alors
concrètement ce phénomène de reprise des récits
antiques dans le roman d'Amos Tutuola ? Et que nous renseigne-t-il sur la
création romanesque de l'auteur ?
142Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris,
Gallimard, 1962, p.15.
143 Slobodan Vitanovic, « La place de la mythologie dans
la poétique de Boileau», La mythologie au
XVIIè siècle, Actes du
IIè Colloque du Centre Méridional de Rencontres sur le
XVIIè siècle, 1981, p.25.
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