--La propagation du conflit
Ce manque de capacités du pouvoir central, ainsi que
son soutien à leur cause, procura un environnement permissif aux
combattants réfugiés, leur facilitant les attaques
transfrontalières. De son côté le gouvernement rawndais en
profita aussi pour attaquer les combattants réfugiés. Plus le
gouvernement de Mobutu et l'économie du Zaïre61
menaçaient de s'effondrer, plus la perspective d'une guerre civile au
Zaïre se rapprochait.
·.. Les incursions au Rwanda
Ayant pu se refaire une santé grâce à la
protection des humanitaires et du Zaïre de l'autre côté de la
frontière, les combattants réfugiés commencèrent
les incursions armées au Rwanda. En 1994, ces attaques étaient
concentrées dans l'ouest du Rwanda, dans les régions proches de
la frontière. Elles étaient tout d'abord ciblées sur
l'assassinat de quelques officiels tutsis et quelques destructions
d'infrastructures. Puis les attaques devinrent plus fréquentes, plus
violentes, et s'étendèrent vers l'Est, de plus en plus loin de la
frontière. De manière graduelle la violence s'étendit, car
chaque incursion des combattants réfugiés hutus était
suivie par des représailles tutsies. Dans le Nord du pays, les Tutsis
s'attaquaient même à ceux qu'ils soupçonnaient de soutenir
ou d'aider les militants hutus. De telles représailles
confortèrent les extrémistes hutus dans leur propagande. La
population hutue, peu nombreuse certes, restée au Rwanda, devint en
effet de plus en plus favorable aux extrémistes hutus. Le conseil de
sécurité de l'ONU ne pouvait que faire part de sa
préoccupation face à cette situation, mais il ne pris aucune
mesure concrète pour y mettre fin.
A la fin de l'année 1995, l'armée tutsie avait mis
en place une stratégie pour contrer
61 En 1994, l'inflation au Zaïre atteint le
niveau record de 23 000 %
l'insurrection des réfugiés hutus, en
s'attaquant aux intérêts économiques des Hutus
restés au Rwanda. En réponse, au tout début de
l'année 1996, les combattants réfugiés
réorientèrent leurs attaques sur les survivants du
génocide ainsi que sur des autorités locales. Ainsi, 11
survivants du génocide furent violemment assassinés à
Kibungo, les extrémistes hutus ayant traversé le Lac Kivu par
bateau depuis les camps du Zaïre. 9 témoins du génocide
furent également assassinés avant qu'ils ne témoignent
devant un tribunal. Tous ces massacres ravivant le souvenir du génocide,
elles finirent par devenir improductives, puisque les populations locales
consentirent de moins en moins à donner leur soutien à ces
extrémistes hutus génocidaires.
·.. Le nettoyage ethnique au Zaïre
Ainsi, les extrémistes hutus finirent par se rendre
compte que le retour à Kigali serait un processus plus long que
prévu. Ils retournèrent alors leur attention sur le Zaïre
où ils étaient réfugiés. En effet, des Tutsis, les
Banyamulenge, étaient présents au Zaïre. Ces habitants
étaient en fait des descendants de très anciens immigrants
rwandais venus s'installer dans cette région du Kivu. Les Banyamulenge
avaient déjà été la cible du régime de
Mobutu par le passé. Mais avec l'arrivée des combattants
réfugiés hutus, le sort des Banyamulenge allaient être
marqué par le nettoyage ethnique.
La région du Kivu est ue région très
densément peuplée, avec 8 millions d'habitants. Dans le Nord, les
Banyamulenge représentent environ 40% de la population, mais ils
représentaient 80% de la population de certains districts. Alors que des
violences sporadiques avaient déjà eu lieu entre les populations
autochtones et les Banyamulenge, l'arrivée des réfugiés
hutus déstabilisa l'équilibre ethnique de la région. Les
réfugiés hutus s'allièrent avec les autochtones
zaïrois, ainsi qu'avec les populations hutues locales, contre les
Banyamulenge. Les autorités locales se joignèrent aux
réfugiés hutus en annulant tous les droits civils et civiques des
Tutsis banyamulenge, et en signant un ordre d'expulsion pour des familles
pourtant installées là depuis plus de 200 ans. Leur motivation
était telle qu'à la mi-1996, la quasi totalité des
populations tutsies du nord-Kivu avait été tuée ou
expulsée. Même l'appel de MSF pour évacuer de toute urgence
les tutsis piégés ne fut pas assez rapide. Les survivants
allèrent se réfugier au Rwanda, inversant ainsi le flux des
réfugiés à peine deux ans après la fuite des Hutus
au Zaïre.
Le fait le plus incroyable à propos de ce nettoyage
ethnique est le silence quasi religieux de la communauté internationale.
Que ce soit de la part des médias, des agences de l'ONU, ou des ONG
(à part peut-être MSF), personne ne pris la parole pour
dénoncer la situation. Les massacres et expulsions commencèrent
pourtant juste après que la première étude sur le
génocide de 1994 ne soit publiée. Cette étude
dénonçait alors les manquements de la communauté
internationale et son indifférence coupable. Ironiquement, c'est
à ce moment même que le scénario se répétait,
montrant combien les leçons du génocide n'ont pas
été retenues.
·.. Le début de la guerre civile
A la vue des incursions guerrières au Rwanda, du
nettoyage ethnique des Banyamulenge au Zaïre, et de la passivité
complice de la communauté internationale, le gouvernement rwandais
devint vite déterminé à agir pour se débarrasser
une bonne fois pour toutes de cette menace hutue à sa
frontière.
Le 15 juillet 1996, les combattants réfugiés
hutus et leurs alliés s'attaquèrent aux Banyamulenge du sud-Kivu.
Parallèlement, les Banyamulenge réfugiés au Rwanda,
alliés aux Tutsis du Rwanda, s'étaient regroupés et
préparés pour attaquer les combattants réfugiés
hutus du Zaïre. Les responsables du HCR à Goma sentirent que la
guerre allait reprendre pour de bon. Un de ses membres officiels déclara
: "Conditions are ripe for a disaster"62. Malgré tout, le HCR
et d'autres organisations internationales persistèrent dans leurs
tentatives de rapatriement des combattants réfugiés hutus. Puis,
une rencontre eu lieu entre les ministres des affaires étrangères
rwandais et zaïrois, à l'issue de laquelle le gouvernement
zaïrois annonça le rapatriement des réfugiés hutus,
et annonça même qu'une date limite avait été
fixée pour ce retour forcé. Sous le regard du HCR, les deux
gouvernements s'étaient en effet mis d'accord sur une date de fermeture
des camps et sur le calendrier progressif des retours. Il faut signaler
à ce propos que Mobutu n'était pas présent lors de ces
négociations car il se faisait opérer de la prostate en Suisse.
Le HCR participa donc à la fermeture des camps et au rapatriement
forcé des réfugiés, malgré la contradiction avec un
de ces principes fondateurs qu'est le retour volontaire. Les forces
armées zaïroises elles avaient pour mission de désarmer et
de séparer les militants hutus et les réfugiés. Cependant,
quand l'ordre fut donné aux soldats, ceux-ci ignorèrent les
ordres de leur hiérarchie. Pendant ce temps, des deux côtés
de la frontière, les militants des deux camps s'organisaient et
s'armaient. Les anciens membres des FAR et des milices Interahamwe descendirent
vers le sud pour s'en prendre aux Banyamulenge du sud-Kivu, tandis que les
Forces Armées Zaïroises (FAZ) armaient les Hutus zaïrois. Dans
l'autre camp, un homme appelé Laurent Kabila pris la tête de la
résistance banyamulenge.
Un conflit attroce était donc sur le point de
commencer, tandis que la communauté internationale cherchait
plutôt le moyen d'éviter toute intervention tout en donnant
l'impression de s'occuper du problème. La première tentative de
résolution du problème des combattants réfugiés
avait échoué, et la réaction de la communauté
internationale ne sera encore une fois que symbolique : le 10 octobre 1996, le
Secrétaire d'Etat adjoint américain annonça la fermeture
progressive des camps de réfugiés au Zaïre. Mais les
massacres et la sale guerre commencèrent au Zaïre au même
moment. Amnestie International reporta que 35 Banyamulenge furent
62 Cité par Howard Adelman in "The Use and
Abuse of Refugees in Zaïre", in "Refugee Manipulation...", Stedman et
Tanner, Op. Cit.
massacrés par les autorités zaïroises. Un
officier zaïrois décrit l'état de ses troupes : "drunken
troops, ... loaded with arms", "little more than bloodthirsty animals, manning
barricades... in a terrifying witch hunt for ethnic Tutsis."63.
· .. · Le rôle de l'Ouganda
Durant la guerre au Zaïre, l'Ouganda de Museveni
retourna sa veste et soutint le nouveau régime de Kigali. Sa principale
motivation était la même que celle du Rwanda, les deux pays
avaient des préoccupations sécuritaires à cause des forces
armées hutues extrémistes massées à leur
frontières. L'Ouganda était déterminé à
mettre fin à l'alliance entre les génocidaires hutus et les Hutus
zaïrois, car des éléments anti-ougandais y participaient.
Une autre motivation pour l'Ouganda ainsi que d'autres acteurs de cette guerre
était la grande richesse du Zaïre. Les dirigeants ougandais y
virent le moyen de s'y enrichir facilement. L'armée ougandaise fut
même accusée de se détourner de sa mission principale pour
s'enrichir illégalement.
Le conflit qui au départ était interne
s'exporta donc aux pays voisins par le biais des mouvements de
réfugiés qui découlaient du premier conflit. La mauvaise
gestion de ce qui n'était au départ qu'une crise de
réfugiés par certains Etats hôtes ainsi que par la
communauté internationale fit qu'un conflit interne se transforma en
conflit international qui décimera au fil du temps l'Afrique des Grands
Lacs.
Voyons maintenant le rôle de la communauté
internationale et des acteurs humanitaires dans la propagation de la crise.
· .. · L'influence des acteurs
extérieurs
Trois attributs du contexte politique peuvent expliquer la
propagation d'un conflit à travers les mouvements de
réfugiés. Comme nous l'avons vu, l'origine de la crise de
réfugiés influe sur le type de réfugiés et leurs
motivations, et donc sur la réponse qu'il faut donner à cette
crise. Au Rwanda, les réfugiés étant en fait largement
encadrés par des militants extrémistes et génocidaires
hutus, la réponse à apporter à cette crise aurait dû
être différente. Ainsi, nous avons vu que la réponse
apportée par l'Etat hôte est fondamentale dans la
résolution ou non de la crise. Enfin, le troisième
élément clé pour expliquer la propagation d'un conflit par
les réfugiés qu'il produit est l'influence des Etats
extérieurs et des acteurs internationaux non-étatiques.
L'interférence des acteurs extérieurs change la
donne politique et peut faire pencher la balance en faveur des
réfugiés ou de leur Etat d'origine. Par exemple, un Etat
très puissant peut
63 Cité par Howard Adelman in "The Use and
Abuse of Refugees in Zaïre", in "Refugee Manipulation", Stedman et Tanner,
Op. Cit.
influencer l'Etat hôte pour que celui-ci aide à
la militarisation des réfugiés. Et des acteurs non
étatiques comme le HCR et les ONG peuvent involontairement renforcer les
capacités des combattants réfugiés en leur permettant de
se nourrir et/ou de se procurer des armes, comme je l'ai mentionné plus
haut. Mais les acteurs extérieurs peuvent aussi décourager, voire
empêcher la propagation du conflit en renforçant les
capacités de l'Etat hôte pour qu'il renforce la
démilitarisation des camps et sécurise ses frontières.
·.. · L'attitude du HCR
Dès le début, la question de la
séparation entre criminels en fuite et civils réfugiés fut
posée. En effet, le HCR identifia dès le milieu de l'année
1994 que d'anciens leaders (environ 50 familles) s'étaient
réfugiés dans des villas au Zaïre (à Bukavu). Il en
va de même pour environ 16 000 personnels militaires des FAR (80 000 avec
leurs familles), qui, avec des militants, se mélangèrent au reste
des réfugiés afin de profiter de l'aide humanitaire
internationale. Dès le début donc le Haut Commissaire pour les
Réfugiés, Sadako Ogata, fut informé de ce problème,
et le rapporta au Secrétaire Général de l'ONU. Ce dernier,
Boutros Boutros Ghali, proposa plusieurs possibilités au Conseil de
Sécurité de l'ONU, allant de l'intervention militaire massive des
casques bleus à la nomination du HCR comme agence chef de file sur le
terrain. Cette dernière solution, qui ne voyait cette crise du Rwanda
que comme une simple crise humanitaire, fut approuvée par le Conseil de
Sécurité. Une opération militaire semblait être une
aventure trop chère, trop risquée et trop complexe pour les
Etats-membres de l'ONU. L'opération Turquoise était certes
sécuritaire (création de zones sûres) mais elle ne
permettait en aucun cas une prise en compte globale du conflit. Il en va de
même pour UNAMIR II, simple force d'interposition, et pour
l'opération Support Hope, durant laquelle les américains mirent
en fait à la disposition des ONG et du HCR ses ressources et ses
capacités logistiques. En l'absence de réponse forte de la
communauté internationale due à la faillite du
multilatéralisme sous sa forme actuelle, le HCR et les ONG
présentes ont dû faire face à un grand dilemme : comment
secourir les réfugiés sans permettre à ceux qui les
manipulent de poursuivre leurs buts politiques et militaires ?
Le HCR, mandaté par l'ONU, se devait de rester et
d'aider coûte que coûte les réfugiés. Mais les ONG,
elles, avaient le choix. Nombre d'entre elles restèrent, pensant
qu'elles feraient plus de mal aux réfugiés en partant qu'en
restant. De plus, nombre d'entre elles pensèrent, et pense encore, que
le principe de neutralité doit prendre le dessus sur toute autre
considération politique. C'est le sentiment dominant dans de nombreuses
ONG de secours international. Souvent, l'analyse de la situation politique
n'est pour elles que secondaire, l'important étant le secours aux
personnes dans le besoin. Pourtant, dans ce type de cas, si les ONG, et le HCR,
respectent le principe humanitaire de la neutralité, l'autre grand
principe, celui de l'impartialité, reste alors lettre morte. Lorsqu'il y
a militarisation des camps de réfugiés, ces deux principes
deviennent complètement inconciliables, et un choix doit être
fait. Pour expliquer l'attitude des ONG, il faut
aussi mentionner le fait que le drame du génocide
rwandais émut de nombreuses personnes de part le monde tant les images
des masses de réfugiés fuyant leur pays firent le tour du monde.
Le public international aurait sans doute eu du mal à comprendre
pourquoi les ONG à qui ils font parfois des dons laisseraient ces gens
mourir dans leur fuite. Nombre d'ONG risquaient donc de perdre
crédibilité et financements en renonçant à aider
ces réfugiés, pourtant génocidaires. Il est à ce
propos significatif de constater que toutes les ONG étaient
massées à Goma, le principal camps de réfugiés au
Zaïre, là où étaient aussi massés les
journalistes du monde entier. D'autres camps, dans d'autres pays, n'eurent pas
tant de succès.
Toutes ces raisons ont fait que les organisations
internationales ont continué à soutenir les
réfugiés, mais sans se débarrasser jamais des «
combattants réfugiés » qui prirent le contrôle des
camps et profitèrent donc pleinement de l'aide internationale.
·.. Le rôle de la communauté
internationale et des États occidentaux
Durant toute la crise, la communauté internationale
alterna entre hypocrisie et inaptitude. Le HCR ne cessait de
répéter qu'il fallait protéger les réfugiés
et les ramener au Rwanda. Le HCR réussit à protéger les
réfugiés mais aussi les combattants réfugiés. Quant
à l'organisation du retour des réfugiés au Rwanda, cette
opération fut un échec. Le réarmement et la reconstitution
des troupes des ex-FAR et des milices Interahamwes se fit non seulement sous le
nez du HCR, mais avec son appui financier.
Pendant l'été 1996, ayant fait le constat de
l'inaptitude de la communauté internationale à intervenir pour
désarmer les réfugiés, le gouvernement rwandais finit par
se convaincre que son intervention directe était le seul moyen de faire
cesser les attaques des combattants réfugiés derrière la
frontière avec le Zaïre. Laurent Kabila, qui avait pris la
défense des Tutsis du Zaïre lui- même en appela, certes sans
trop y croire, à l'intervention de la communauté internationale
dans les camps. Aucune réaction ne vint. Kabila et le gouvernement
rwandais partageaient une même vision de la communauté
internationale, qu'il s'agisse des gouvernements occidentaux, des instances de
l'ONU ou des ONG. Ils voyaient derrière tous ces acteurs leur ennemi
désigné, la France. Selon eux, Mobutu et les génocidaires
étaient même manipulés par les français avides de
pouvoir dans la région. Le soutien discret de la France à
l'ancien régime hutu de Habyarimana n'a donc pas été
oublié par les Tutsis. Selon eux, l'obstination avec laquelle la
communauté internationale poussait les Tutsis à négocier
avec les génocidaires hutus était suspecte. Pour certains,
demander aux Tutsis de négocier avec leur génocidaires hutus
revenait à demander aux Juifs de négocier la paix avec les nazis.
Voir alors le HCR et les ONG nourrir les génocidaires et leur permettre
de se réarmer nourrit la croyance en un complot des français et
des Hutus contre les Tutsis. L'inaction de la communauté internationale
et sa seule condamnation des violations des
droits de l'Homme par les nouvelles autorités tutsies
ne faisait que renforcer ce sentiment de complot.
La Belgique ne resta pas indifférente à la
tragédie touchant son ancienne colonie. Cependant, les autorités
belges échouèrent, comme d'autres pays, dans ses appels à
une intervention militaire pour éviter l'escalade de la violence et
éventuellement un nouveau génocide. Dans les conférences
internationales, la Belgique se faisait l'avocate d'une intervention pour
désarmer les combattants réfugiés du Zaïre et
éviter ainsi la propagation du conflit. Cependant, la Belgique ne
voulait pas y envoyer ses propres troupes, ce qui la
dé-crédibilisa quelque peu. En effet, depuis le meurtre de 10
soldats belges à Kigali le 7 avril 1994 par certains des
génocidaires, la Belgique décida de ne plus jamais envoyer de
troupes dans une de ses anciennes colonies.
La France, elle, par la voix de Jacques Chirac, a
été le pays occidental le plus en faveur d'une intervention
internationale au Zaïre. La France était même prête
à y envoyer ses troupes. Mais tout au long de la crise, le Rwanda exigea
qu'aucun soldat français n'intervienne au Zaïre, et le reste de la
communauté internationale lui refusa à plusieurs reprises un
rôle de leader des opérations. La communauté internationale
était incapable de se mettre d'accord sur les modalités
d'intervention dans le conflit. Il est vrai que la France avait de puissants
intérêts particuliers à défendre dans cette
région du globe. La France voulait tout d'abord défendre la
francophonie dans une région devenant de plus en plus anglophone. Depuis
le génocide et le soutien des français aux Hutus et au
régime d'Habyarimana, la France perdait en effet son influence au Rwanda
et dans la région. Le nouveau gouvernement de Kigali venait par exemple
d'adopter l'anglais comme langue officielle. La France craignait donc que
l'anglais ne se propage dans toute la région, au Zaïre
particulièrement. Certains parmi les autorités françaises
allèrent même jusqu'à comparer la situation
géopolitique comme un nouveau "Fachoda"64entre les
intérêts français et américains. La France retourna
alors sa veste et soutint Mobutu. La France considérait en effet
l'Ouganda de Museveni et Laurent Kabila comme des alliés de Washington
contre les intérêts sociaux, économiques et culturels de la
France dans la région des Grands Lacs. La France considéra donc
que Mobutu était le seul homme à pouvoir contrôler le
Zaïre et gérer le problème des combattants
réfugiés hutus. Après cette alliance, il devint d'autant
plus inconcevable pour le Rwanda que des troupes françaises
interviennent au Zaïre pour sécuriser les camps de
réfugiés et les frontières, étant donné les
suspicions sur son impartialité.
L'autre puissance à pouvoir intervenir dans la
région était les Etats-Unis. Étant donné que la
Belgique ne voulait pas intervenir directement, et que la France ne le pouvait
pas à cause du refus des États clés de la région,
seuls les Etats-Unis restaient en mesure d'intervenir pour
64 La "reculade de Fachoda". En 1898, les
expéditions coloniales françaises et britanniques se
rencontrèrent au milieu du Soudan. La lutte d'influence fut
féroce pour savoir quel pays allait finalement laisser la place, alors
que la possession du Soudan ainsi que la continuité des Empires
coloniaux sont en jeu. La France céda finalement la place aux anglais,
la République étant empêtrée dans l'Affaire Dreyfus.
L'armée française et les nationalistes prirent cette "reculade"
comme un affront et un aveu de faiblesse de la France.
dénouer la situation explosive au Zaïre. Mais les
Etats-Unis restèrent volontairement en retrait. Il est vrai que quelques
années auparavant, en 1992, les américains avaient essuyé
une sévère défaite en Somalie65, étant
obligé de se retirer et de laisser le pays aux mains des rebelles. Les
Etats-Unis, pourtant alliés du nouveau gouvernement rwandais, ne
voulaient donc pas prendre le risque d'une nouvelle défaite humiliante.
Le gouvernement américain pris partie pour le retour rapide et
forcé des réfugiés hutus au Rwanda, mais sans s'impliquer
directement dans l'opération. Le gouvernement américain supporta
quand même financièrement l'armée ougandaise dans sa lutte
contre le Zaïre.
Le Canada quant à lui n'était ni un ancien pays
colonisateur, ni une grande puissance. Cependant, les autorités
canadiennes se voulaient les promoteurs du nouveau concept de
sécurité humaine. Le problème du Canada était
cependant son manque d'implication par le passé dans les affaires de la
région, le gouvernement et ses diplomates manque=aient donc
d'expérience pratique des enjeux régionaux. Sa
préoccupation principale fut donc humanitaire, le gouvernement se
faisant le porte voix des réfugiés ayant besoin de protection et
d'assistance selon le concept de sécurité humaine. L'initiative
du Canada était cohérente, prenant le parti des ONG et du HCR,
défendant l'intérêt des réfugiés. Mais le
Canada tomba donc dans le même piège que ces organisations,
puisque cela revenait finalement à défendre les combattants
réfugiés génocidaires. Le Canada est aussi un Etat ayant
souvent une rôle de leader dans les opérations de maintien de la
paix. Ainsi, le Canada se voyait bien dans la peau d'une sorte de
troisième force, n'ayant pas été colonisateur,
n'étant pas non plus motivé par des intérêts
stratégiques, le Canada possédait en plus l'avantage de faire
à la fois partie du Commonwealth et de la Francophonie. Les
autorités canadiennes se voyaient donc bien prendre la tête d'une
opération humanitaire internationale, dont le but aurait
été de permettre le travail de protection des
réfugiés par les ONG et le HCR. Comme je l'ai
évoqué en première partie, le Canada aurait alors
montré les limites du concept du concept de sécurité
humaine, tel que déployé par un État occidental dans sa
politique étrangère. En effet, le silence qui entourait le
massacre des Banyamulenge ne fut pas rompu par les discours canadiens sur la
sécurité humaine.
Le conflit se répandant et devenant de plus en plus
violent, l'ONU finit par voter le 9 novembre 1996 une résolution (sous
le chapitre VII de la charte autorisant donc le recours à la force)
autorisant une intervention des casques bleus pour protéger les convois
de réfugiés rentrant du Zaïre au Rwanda. Mais le mandat
interdisait explicitement aux soldats de l'ONU de séparer les
combattants et les réfugiés. Alors les autorités
rwandaises fermèrent toutes leurs frontières avec le Zaïre,
ce qui tua l'opération de l'ONU dans l'oeuf. La crise du Rwanda, ainsi
que celle du Zaïre furent toutes deux un échec flagrant pour le
multilatéralisme, puisqu'aucune décision prise en commun
n'aboutit au final à une intervention forte. Pendant qu'à l'ONU
était débattue cette question du rapatriement des combattants
réfugiés (l'ONU voulait éventuellement confier la
tâche
65 Alors que l'intervention devait être
humanitaire, les images de soldats américains dont les cadavres furent
exhibés dans Mogadiscio choqua l'opinion publique américaine et
précipita le départ des GI.
à l'Union Africaine), les camps de
réfugiés hutus furent attaqués par l'armée
ougandaise. Les Hutus, ainsi "libérés" de leurs leaders
génocidaires, commencèrent alors à rentrer
spontanément au Rwanda dans la confusion la plus totale.
·.. La débandade du HRC
Le HCR, confronté à une division de la
communauté internationale paralysant les logiques de coopération
multilétérales, demeura impuissant dans cette nouvelle crise. Les
premières confrontations entre d'une part les militaires et les milices
zaïroises soutenues par les réfugiés hutus, et d'autre part
les banyamulenges soutenus par l'Alliance des forces démocratiques pour
la libération du Zaïre/Congo, les forces le Laurent Kabila, ainsi
que par l'Armée Patriotique Rwandaise. Ces affrontements
déclenchèrent de nouveaux mouvements de populations, notamment
vers le Rwanda, et provoquant une nouvelle escalade dans la violence. Les
premières victimes des milices, notamment celles de Kabila, furent les
camps de réfugiés hutus, bien que son programme politique ne
dépasse ce simple aspect. Les camps du Sud, dans la région
d'Uriva, furent les premiers attaqués. Le HCR, qui dut évacuer
son personnel étranger, fut complètement débordé
par la crise, et laissa des milliers de réfugiés à leur
propre sort, au milieu des zones de combats. Différents camps furent
attasués successivement, à mesure que la rébellion prenait
de l'ampleur. Malgré l'appel alncé le 3 novembre par le HCR
à la création de "corridors humanitaires" pour protéger
l'accès humanitaire aux réfugiés rwandais (et burundais)
et faciliter ainsi leur rapatriement, les gouvernements occidentaux, une fois
de plus, s'enlisèrent dans des discussions sur l'envoi d'une force
multinationale. Le HCR ainsi que les autres organisations humanitaires purent
finalement reprendre leur travail, mais elles furent manipulées par le
double jeu de l'AFDL, qui prétendait autoriser le HCR à approcher
les réfugiés, mais qui au final leur en limitait l'accès.
Les 12 et 13 novembre, le camp de Mugunga fut bombardé. C'est ainsi que
le dernier des plus grands camps de réfugiés au monde se vida de
sa population en à peine deux jours. Certains de ces
réfugiés retournèrent au Rwanda, tandis que d'autres, des
anciens rebelles des milices hutues, s'enfoncèrent dans l'ouest du
Zaïre. Le HCR, complètement débordé par ce
retournement de situation, faillit à sa mission de protection et
d'assistance à ces réfugiés.
L'impuissance et la faiblesse du HCR face à l'inertie
de la communauté internationale se manifesta particulièrement
à l'occasion de la bataille internationale sur le nombre de
réfugiés, dispersés dans une fuite éperdue, dans
des conditions épouvantables. Le gouvernement de Kigali, ainsi que
l'AFDL et un certain nombre de gouvernements occidentaux, affirmaient que la
plupart des réfugiés, exceptés les combattants qui se
cachaient dans les forêts, étaient tous rentrés au Rwanda.
Le HCR quant à lui affirmait que des centaines de milliers de
réfugiés se trouvaient encore au Zaïre. Cette question
était éminemment politique, puisqu'elle déterminait
l'issue d'un vote au Conseil de Sécurité de l'ONU, devant
décider de l'envoi ou non d'une force multinationale. Le Conseil de
Sécurité vota effectivement une résolution autorisant
l'envoi d'une force
multinationale, mais subordonnée à l'existence
d'un nombre important de réfugiés. Cette force ne vit jamais le
jour, étant donné que ni les rwandais, ni l'AFDL qui
contrôlait désormais la région, ni de plus enplus de
gouvernements occidentaux, ne voulaient voir le déploiementt d'une force
de maintien de la paix. Ainsi, les organisations humanitaires se
retrouvèrent une fois de plus livrées à
elles-mêmes.
Ces organisatons, et parmi elles principalement le HCR,
tentèrent de s'organiser pour venir en aide aux nombreuses victimes
dispersées, qui mourraient de faim, d'épuisement ou de maladies,
mais aussi de massacres par les rebelles. Les réfugiés civils se
retrouvèrent pris en tenaille entre des combattants hutus - ceux qui
étaient censés les protéger et qui les contrôlaient
- et des rebelles tutsis. Ces réfugiés craignaient en plus les
éventuelles représailles s'ils rentraient au Rwanda. Le HCR fut
ainsi confronté à la précarité des
opérations de secours au coeur de la guerre. Les acteurs humanitaires
n'avaient souvent accès aux réfugiés qu'après les
combats. Ainsi, le HCR fut critiqué de toutes parts : par le
gouvernement rwandais, qui l'accusa d'aider les auteurs du génocide, et
par le gouvernement zaïrois, qui l'accusa de prendre part à ce
qu'il présentait comme "l'invasion" du sud-Kivu, et par la
communauté internationale, qui l'accusa de faillir à sa mission
de protection et d'assistance aux réfugiés.
La crise du Rwanda fut ainsi un désastre pour les
opérations du HCR. Lors de cette nouvelle crise de
réfugiés, le HCR et de nombreuses organisations internationales
furent prisonnières du dilemne qui opposait leur volonté de
dénoncer le sort des réfugiés et la crainte de se voir
refuser la possibilité de continuer les opérations de secours,
qui dépendaient de l'autorisation de l'AFDL. Pour le HCR, ces dilemmes
furent accentués par le caractère intergouvernemental de
l'agence, ce qui témoigne d'une faillite du multilatéralisme.
C'est ainsi que fut provoquée une crise majeure au sein du HCR qui
témoigna des limitees et des contradictions de la coopération
inter-étatique.
La guerre civile au Rwanda et les guerres au Zaïre ont
été intrinsèquement liées. A partir de 1996, le
conflit au Zaïre dégénéra, et la communauté
internationale laissa le pays sombrer dans le chaos et la guerre. De nombreux
États africains intervinrent par la suite dans le conflit, chacun
voulant sa part du gâteau zaïrois, accélérant ainsi la
désintégration de l'Etat. En 1997, Kabila pris le pouvoir et
rebaptisa le Zaïre en République Démocratique du Congo. Mais
cette prise de pouvoir n'empêcha pas la propagation de la violence, et
l'éclatement de nouveaux conflits. Les mouvements de
réfugiés, comme ceux venant du Burundi (où avait
été exporté par les réfugiés le conflit
entre Hutus et Tutsis), répandaient à chaque fois le conflit dans
des pays d'accueil souvent déjà fragilisés. Au final le
Zaïre fut déchiré par quatre guerres, où à
chaque fois les mouvements de réfugiés agirent comme des
catalyseurs des conflits.
Le système international, où le
multilatéralisme est encore trop faible pour ne pas être soumis
à la contrainte du respect de la souveraineté et de
l'intégrité des Etats, autorisa un pseudo Etat en exil à
subsister, non pas au nom d'un soutien politique, mais au nom d'un soutien
humanitaire. Sans s'en rendre compte, la communauté internationale
soutint pendant des années des génocidaires, et leur permit de
continuer leur travail et au final de répandre leur conflit dans toute
la région. Au nom du principe du rapatriement volontaire et de la
neutralité humanitaire, la communauté internationale devint
incapable de prendre des risques, donnant mandat aux organisations humanitaires
de gérer un conflit politique aux implications sécuritaires. Les
organes nés du multilatéralisme, comme le HCR, sont bien
sûr incapables de traiter la situation de manière politique, et
donc de résoudre le conflit. De même, les Etats occidentaux
impliqués dans le conflit furent à plusieurs reprises incapables
d'intervenir, par manque de volonté politique ou par échec du
multilatéralisme.
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