- Les limites de l'approche intégrée de
l'humanitaire, du politique et du militaire.
·.. Dans les Grands Lacs
L'expérience rwandaise, jugée positive par
beaucoup, a élargi le cercle des contributions humanitaires à des
institutions militaires à la fois multilatérales et
bilatérales, que ce soit pour le maintien de la paix ou dans un but
humanitaire. De nombreux gouvernements ont engagé leur troupes, et ont
compris, certes tardivement, l'intérêt qu'ils pouvaient avoir
à servir une action humanitaire internationale pour leurs propres
intérêts nationaux. Le principe de la fourniture de services
proposé par le HCR permit même aux gouvernements d'adapter leurs
ressources aux tâches qui leur étaient spécifiquement
attribuées. Cependant, l'effet pervers est que ces
gouvernements ont préféré envoyer des
troupes pour soutenir les agences dans leur travail humanitaire, plutôt
que d'envoyer des troupes se battre contre des rebelles ou sécuriser
certaines zones. En définitive, la somme des efforts de ces contingents
nationaux, fortement bénéfiques en eux-mêmes, ne peut se
substituer à une stratégie internationale multidimensionnelle,
pour faire face aux nombreuses racines, profondes et globales de la crise
rwandaise. En d'autres termes, la communauté internationale accomplit
avec brio son devoir d'assistance et d'ingérence humanitaire, mais ne
fit rien, ou si peu, pour résoudre politiquement le conflit. C'est en ce
sens que l'on peut dire que la communauté internationale instrumentalise
le concept de sécurité humaine, en faisant la bonne action d'agir
pour les réfugiés, mais en ne faisant rien pour régler
leur situation à long terme. En agissant ainsi, la communauté
internationale réduit donc le concept de sécurité humaine
à une peau de chagrin.
Ainsi, l'engagement humanitaire dans les Grands Lacs fut
à géométrie variable : engagement militaire humanitaire
mais aux dépens de l'engagement politique. L'expérience rwandaise
laisse donc un certain sentiment de malaise, puisque les problèmes
structurels ne furent pas résolus.
·. · Au Kosovo
Les enjeux politiques furent beaucoup plus importants au
Kosovo qu'au Rwanda ou dans d'autres crises complexes, soulignant l'importance
du facteur géographique (le Kosovo et l'ExYougoslavie étant sur
le continent européen) dans la prise en compte politique des crises. De
plus, l'OTAN déclara que cette guerre, la première de l'OTAN en
Europe, était d'abord une guerre humanitaire, dont le principal but
était le retour des réfugiés. Cela fit donc
énormément monter la pression et affecta inévitablement la
collaboration entre acteurs militaires et humanitaires.
Alors, la confusion entre le militaire - politique et
l'humanitaire fut parfois une réalité au Kosovo. Pour le HCR,
l'engagement de l'OTAN eut ainsi la conséquence d'accroître ses
ressources, mais selon des priorités différentes et parfois
concurrentes, et fut la cause, notamment en Albanie d'une confusion des
missions humanitaires et militaires, comme le dénonça le Haut
Commissaire aux réfugiés de l'époque. Selon le HCR, seules
les agences humanitaires ont l'indépendance nécessaire par
rapport à des considérations politiques pour mener le travail
d'assistance aux réfugiés de manière neutre, comme le
veulent les principes humanitaires de base. Pour le HCR, et d'autres, les
militaires doivent soutenir ces agences mais ne pas se substituer à
elles. Les militaires ne doivent pas oublier que leur rôle est avant tout
politique, il s'agit de conduire la guerre et d'imposer la paix. Comme le
déclara Kofi Annan lui-même, « si ces lignes sont
brouillées [ les lignes de distinction entre les activités
civiles et militaires ], il y a un risque de dommage irréparable au
principe d'impartialité de l'assistance humanitaire37.
37 Kofi Annan, communiqué de presse,
cité dans Le Monde du 27 Mai 1999.
Si le soutien de l'OTAN était la seule alternative
possible au début de la crise, des solutions civiles auraient pu
être trouvées et mises en place par la suite. Cependant les
gouvernements privilégièrent les initiatives nationales, et
lorsque le HCR assuma enfin ses fonctions de coordination, de forts
schémas bilatéraux existaient déjà.
L'impératif de sauver des vies fut rempli, et pour les
réfugiés eux-mêmes c'est bien là l'essentiel, mais
la confusion entre l'humanitaire et le militaire eut des effets
négatifs, qui auraient pu être plus dramatiques si la guerre avait
duré plus longtemps et que les réfugiés avaient dû
rester plus longtemps dans les camps. Certains suggèrent même que
des communautés de réfugiés - combattants auraient pu se
former le long des régions frontalières, comme se fut le cas au
Rwanda et comme nous le verrons dans la prochaine partie. Certains ont pu
craindre également que la confusion conduise à la diminution du
rôle du HCR et que, à l'avenir, les pays d'accueil empêchent
l'accès humanitaire parce que, pour des intérêts nationaux,
il serait lié aux interventions militaires.
A la lumière de la crise du Kosovo, deux lectures
divergentes peuvent être faites de cet engagement massif des militaires
dans les crises humanitaires, de leur institutionnalisation, et de leurs
relations avec les acteurs civils et le HCR en particulier. La première
approche, d'inspiration réaliste, explique que la politique de l'OTAN
est motivée par des intérêts politiques stratégiques
et que la solidarité avec les opprimés n'est qu'une posture,
voire une imposture. Alors, les relations entre acteurs humanitaires et
militaires doit être hiérarchique et hégémonique. La
seconde approche explique que l'engagement massif des militaires donne une
expression politique à des préoccupations éthiques, et
réconcilie les objectifs militaires et civils à travers le
respect des individus, considérés comme appartenant tous à
la même « société » internationale. Ici, la
coopération par le multilatéralisme est
privilégiée. Il est donc difficile de distinguer entre l'action
motivée par la solidarité et celle motivée par les
intérêts stratégiques, les deux étant
étroitement imbriqués. Une orientation coercitive peut certes
améliorer l'accès aux zones de conflits ou sécuriser le
bon déroulement des opérations humanitaires, mais les relations
entre civils et militaires peuvent être alourdies par la subordination de
la coopération à des objectifs stratégiques et, comme au
Kosovo, conduire à des formes de conditionnalités politiques de
nature à diluer les approches solidaires et à renforcer la
realpolitik. Pour certains, cet effet pervers fut résolu en
quelque sorte par la décision des tenants de l'approche solidaire
d'établir une correspondance entre une « guerre juste
»38 et les impératifs humanitaires. C'est dire que
même si les principes humanitaires n'étaient pas respectés
et que les militaires dictaient leurs lois, l'important était de
soutenir l'OTAN dans cette « guerre juste ».
L'engagement des militaires dans ces deux crises humanitaires
et leur interaction avec le HCR témoignent des vicissitudes de la
construction d'une sécurité humaine des réfugiés
38 Même si la guerre au Kosovo n'était
pas « légale », car non approuvée par le Conseil de
Sécurité de l'ONU, beaucoup la considérèrent comme
« juste » au sens de M. Walzer. Celui-ci définit une " guerre
juste " par plusieurs critères, comme par exemple la mise en danger
d'une population. L'agression des serbes contre les kosovars fut donc mise en
avant. Le terme de « nettoyage ethnique » fut d'ailleurs
employé pour justifier l'intervention de la communauté
internationale.
par une organisation multilatérale. Au Rwanda, le
caractère essentiellement humanitaire de la contribution des militaires
se fit au détriment de la fonction de sécurité (sauf pour
l'opération turquoise, qui réussit à créer une zone
sécurisée au Sud-Ouest), en raison de la réticence des
gouvernements à s'engager dans cette voie. Conjuguée au
départ précoce des troupes, cette réticence des
gouvernements a aussi contribué au développement de
l'insécurité dans les camps de réfugiés,
phénomène qui fera l'objet d'une étude dans le second
chapitre. L'assistance aux réfugiés fut donc
privilégiée, au détriment de leur protection, les deux
étant pourtant des missions du HCR.
Au Kosovo au contraire, l'action fut beaucoup plus
politisée, les militaires remplirent leur fonction sécuritaire
pour laquelle ils sont indispensables, mais ils écrasèrent
l'autonomie et par conséquent la crédibilité du HCR.
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