- Le rôle d'agence chef de file en question
Comme nous l'avons vu, la performance du HCR varie selon la
configuration des crises. Cependant, il réaffirme sa stratégie
d'inscription dans le champ opérationnel, en tant qu'agence
coordinatrice de l'assistance humanitaire, à la fin de chaque crise. De
son expérience au Rwanda, il tira la conclusion que « la
capacité de réponse d'urgence (...) est un atout
opérationnel majeur pour le HCR et devrait être non seulement
maintenue mais renforcée pour permettre à l'Organisation de
garder son avance internationale dans ce domaine »28 .
Malgré l'échec dans ce domaine au Kosovo, le HCR réaffirma
« sa détermination à renforcer ses capacités de
réponse d'urgence »29. Dans le débat permanent au
sein des Nations-Unies, sur la nécessité d'adopter une
démarche mieux coordonnée et plus intégrée dans la
réponse aux crises humanitaires (renforcée par le constat
d'éclatement et de multiplication des mécanismes de
réponse au Rwanda), le rôle du HCR dans cette réponse reste
controversé, les divergences reflétant souvent les
interprétations
28 UNHCR, «Lessons learned from the Rwanda and
Burundi Emergencies», Evaluation Report, Dec. 1996
29 UNHCR comments on «The Kosovo Refugee
Crisis», cité par William Hayden dans "The Kosovo Conflict : The
Strategic Use of Displacement and Obstacles to International Protection", in
Civil Wars, Vol. 2, n° 1, 1999
différentes de son mandat. Par exemple, au vu de
l'efficacité du HCR à orchestrer la réponse internationale
dans les précédents conflits des Balkans, T. Weiss et A.
Pasic30 saluaient en 1997 la « réinvention » du HCR
comme agence chef de file, sur le fondement d'une lecture élargie de son
mandat, comme « organisation humanitaire des Nations-Unies pour les
victimes de guerre », et symbolisant la « prise de
responsabilité de la communauté internationale ».
Considérant cette évolution comme une adaptation
nécessaire aux besoins humanitaires émergeant du désordre
de l'après Guerre Froide, ils considèrent qu'il est peu
souhaitable que d'autres organismes de coordination soient créés
(comme plus tard le BCAH), le HCR et l'UNICEF étant les deux seuls
candidats susceptibles d'être désignés comme agence chef de
file dans les situations humanitaires complexes.
Mais d'autres ne font pas le même constat. M. Pugh et A.
Cunliffe31 considèrent eux que ce concept d'agence chef de
file est insatisfaisant et qu'il représente une « position
défaut » pour remplir le vide de la coordination en l'absence de
mécanismes politiques forts. Disposer d'agences
spécialisées, ici sur les réfugiés, pour remplir un
rôle de leader global devant coordonner des éléments civils
et militaires, est inapproprié. En effet, désigner une agence
spécialisée pour coordonner tous les aspects humanitaires d'une
crise peut poser des problèmes pour cette agence. Cela augmente la
propension des agences de secours à se politiser, et ce de trois
manières. Premièrement, cela peut pousser l'agence, comme on l'a
vu dans le cas du HCR, à se substituer à une réponse
internationale globale et cohérente, et peut la pousser à se
détourner de son vrai rôle. Même si cela fonctionne, il est
vrai que le HCR aujourd'hui ne fait que déléguer son travail
à des ONG, son rôle d'agence leader l'ayant détourné
de son rôle premier d'assistance aux réfugiés.
Deuxièmement, dans les guerres civiles en particulier,
un tel rôle peut compromettre la partialité perçue de
l'agence. Le HCR de par son rôle de leader se doit se faire des choix
politiques, se retrouvant parfois « piégé dans des processus
politiques inextricables »32, comme en Ex-Yougoslavie par
exemple. Dans ce type de situations, le HCR doit prendre des positions
politiques fortes, et les parties en conflit en viennent à le
considérer comme partial.
Troisièmement, comme je l'ai déjà
évoqué, ce rôle a tendance à accentuer les
rivalités et coup-bas entre agences. Le HCR a étendu ses
activités dans de nombreux domaines, allant de la création d'une
cellule des opérations aériennes à Genève, à
la création d'une cour des droits de l'Homme au Cambodge, en passant par
le déploiement de conseillers militaires au Zaïre. Cette expansion
opérationnelle a conduit bien souvent à des accusations «
d'impérialisme ». Cependant, il faut noter que la
coopération entre agences est souvent plus effective sur le terrain que
dans les
30 Thomas Weiss et Amir Pasic, « Reinventing
UNHCR : Enterprising Humanitarians in the Former Yougoslavia, 1991-1995 »,
in Global Governance, 1997, Vol. 3, n°1, p. 41-57
31 Michael Pugh et Alex Cunliffe, "The Lead Agency
Concept in Humanitarian Assistance, the Case of UNHCR", in Security Dialogue,
1997, Vol. 28 (1), p. 17-30
32 UNHCR, "The State of World's Refugees", 2006
instances dirigeantes.
Ces auteurs développent donc une approche alternative
pour éviter tous ces problèmes au HCR. Beaucoup soutiennent
l'idée que le DAH serait plus à même de remplir ce
rôle de coordinateur que le HCR. Mais le fait est que le DAH n'a pas
suffisamment de ressources sur le terrain pour remplir ce rôle. Surtout,
il semble exister peu d'enthousiasme parmi les Etatsmembres pour fournir plus
de capacités et de moyens au DAH pour qu'il remplisse ce rôle. Les
Etats préfèrent s'appuyer sur des instances déjà
existantes et compétentes, et qui n'ont pas besoin de moyens financiers
nécessaires. C'est d'ailleurs bien souvent le côté
financier qui rebute la communauté internationale et fait que celle-ci
ne s'engage pas plus avant.
Néanmoins, le besoin d'une structure capable de
surmonter les rivalités entre agences se fait sentir. Une des
clés pour créer les conditions de la coordination et donc
faciliter les échanges entre agences est la préparation d'une
structure stratégique basique pour les situations d'urgence. Selon M.
Pugh et A. Cunliffe, ce travail devrait être fait sous la direction du
Secrétaire Général, vu l'importance stratégique de
ce type de situations. Surtout, ce travail devrait être
élaboré sous les auspices du DAH avec l'aide des 13 membres du
CIAV, ainsi que tous les autres services concernés, afin d'impliquer
beaucoup d'acteurs tou en conservant l'efficacité. Le DHA a d'ailleurs
fait d'importants efforts en ce qui concerne la circulation de l'information et
la consultation inter- agences. Afin de contenter tout le monde, une des
idées de M. Pugh et A. Cunliffe est d'équiper dans chaque crise
le représentant spécial de l'ONU d'une petite équipe
d'experts du DAH, comme cela fut le cas au Burundi par exemple. D'une
manière générale, le Représentant local de l'ONU
est mieux renseigné sur les spécificités locales et
l'évolution de la situation, et peut négocier avec les
autorités. Cela permettrait aussi de renforcer à la fois la
capacité décisionnelle du représentant de l'ONU et par
conséquent de renforcer le poids de la communauté internationale
dans le conflit. Cette approche permettrait en outre d'insuffler au processus
de décision une consultation d'experts, ce qui pourrait diminuer le
risque de désordre dans la protection de l'aide. Enfin, le DAH a
l'avantage d'avoir la responsabilité de gérer les relations avec
les organisations militaires, sachant que celles-ci posent souvent
problème pour la neutralité d'une agence comme le HCR. Pour la
coordination, favoriser le leadership individuel avec une relation directe
à l'autorité du Secrétariat de l'ONU est un concept qui
laisse plus de liberté et d'initiative aux acteurs, chacun pouvant donc
apporter ses compétences, le tout contrôlé par une
autorité ayant une vision d'ensemble et ayant le pouvoir de prendre des
décisions et de les assumer, sans autant de conséquences que pour
une simple agence.
Il convient tout de même de considérer les
éventuelles faiblesses d'une telle approche : la priorité pour
une agence sera d'obtenir un droit d'entrée auprès du
Secrétariat de l'ONU, le risque étant que des
considérations politiques prennent le pas sur des critères de
compétences.
Le concept d'agence chef de file, testé notamment au
Rwanda puis en Ex-Yougoslavie, a
montré ses faiblesses. Deux problèmes se posent.
D'abord, cette agence leader n'a de comptes à rendre à personne,
si ce n'est à elle-même. Elle n'est pas responsable devant une
autre instance de l'ONU, et même si elle fait partie du CIAV, celui-ci
n'a que peu d'influence sur elle. Ensuite, ce concept suppose que les autres
agences du même rang se subordonnent à son autorité, ce qui
dans les faits ne fonctionne pas.
Des agences comme le HCR ne sont pas faites pour coordonner la
réponse de la communauté internationale à des situations
humanitaires complexes. L'idée d'une agence chef de file masque le
véritable problème : il n'existe pas de mécanismes
spécifiques, disposant d'une autorité politique internationale et
de capacités professionnelles aux niveaux stratégiques et locaux,
capable de gérer ces situations et de coordonner l'action internationale
afin de rendre effective définitivement la sécurité
humaine.
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