CHAPITRE III
ASSURER LA SECURITE DES REFUGIES PENDANT LA CRISE ET
APRES
En Tanzanie, les réfugiés rwandais ne furent pas
à l'origine de la propagation de leur conflit dans le pays et de la
déstabilisation de l'Etat. Étant donné que les populations
réfugiées au Zaïre et en Tanzanie étaient
sensiblement les mêmes, comment se fait-il qu'une crise de
réfugié ait dégénéré en conflit
régional et pas l'autre?
I - Le chaos contenu : les réfugiés hutus
rwandais en Tanzanie
En avril 1994, environ 200 000 Hutus rwandais franchirent la
frontière tanzanienne en à peine 30 heures. Pris par surprise, le
gouvernement tanzanien ainsi que le HCR furent submergés par la
tâche. Une fois en Tanzanie, les génocidaires se
réorganisèrent, et avant même la victoire finale du FPR,
les leaders extrémistes hutus proclamaient haut et fort leur intention
de retourner déstabiliser le Rwanda. De nombreuses
caractéristiques faisaient penser que cet afflux massif de
réfugiés allait dégénérer en un conflit
ouvert entre le Rwanda et la Tanzanie, comme ce fut le cas avec les
réfugiés hutus au Zaïre. Mais malgré les
ressemblances entre les deux situations, la Tanzanie ne s'engagea pas dans une
guerre avec son voisin par l'intermédiaire de ses
réfugiés. Cependant, la situation ne fut pas totalement sous
contrôle non plus, puisque les camps ne furent pas
démilitarisés, et que les réfugiés durent rentrer
de force en 1996.
La première explication pour le niveau relativement bas
de violence est l'attitude de l'Etat tanzanien. La Tanzanie avait l'habitude
depuis longtemps d'offrir l'asile à des réfugiés hutus ou
tutsis, et le gouvernement voulait à tout prix préserver la
stabilité de l'Etat tanzanien, malgré la situation explosive. En
effet, là où les réfugiés s'installèrent,
les taux de criminalité augmentèrent, et toute la faute fut
rejetée sur les réfugiés rwandais, qui devinrent vite les
boucs-émissaires de tous les maux de la Tanzanie. Le problème des
réfugiés devint alors vite un enjeu politique important, que les
hommes politiques durent prendre en compte étant donné l'approche
d'élections générales.
Par conséquent, le gouvernement tanzanien ne sympathisa
pas avec les réfugiés et leurs buts militaires, et il disposait
des capacités matérielles nécessaires pour faire
régner un semblant d'ordre autour des camps mais surtout pour
sécuriser sa frontière.
La population des camps, comme au Zaïre, était
composée de hutus génocidaires ainsi que de vrais
réfugiés conduits là par les leaders hutus
extrémistes. Et comme au Zaïre, les réfugiés
reproduisirent très rapidement les mêmes structures sociales et
politiques que celles qui existaient au Rwanda. Dès leur arrivée,
certains leaders hutus allèrent d'eux mêmes à la rencontre
des responsables du HCR débordés par le nombre de
réfugiés pour leur proposer d'organiser les camps. Ces derniers
firent effectivement le choix de leur confier cette tâche plutôt
que de casser les mécanismes sociaux existants. Ainsi, dès le
début de la crise les leaders hutus extrémistes
contrôlaient les camps. Les autorités
tanzaniennes firent des efforts pour séparer les réfugiés
des agitateurs qui les intimidaient ou les menaçaient, mais la plupart
d'entre eux demeura dans les camps. En Tanzanie les leaders hutus
étaient surtout des politiciens ou des membres des milices hutues (les
interahamwes), et non des membres de l'armée qui eux avaient
principalement fui à Goma (Zaïre). Quatorze leaders, responsables
avérés du génocide furent arrêtées par les
tanzaniens, mais les autorités tanzaniennes finirent par les
relâcher, manquant peut-être de la volonté de s'impliquer
dans le conflit et de prendre partie, chose que même la communauté
internationale était incapable de faire. Ces hommes rentrèrent
alors dans les camps de réfugiés, où ils furent
suspectés de nombreux assassinats. Nous pouvons voir là une des
défaillances criantes de la communauté internationale, incapable
déjà de séparer les combattants des
réfugiés, et dans ce cas précis, incapable de prendre
juridiquement en charge des génocidaires connus (l'Etat tanzanien
n'avait en effet aucune raison légale de les garder en
captivité). Aucun mécanisme n'est en effet prévu à
cet effet.
Le fait que l'armée hutue ne soit pas présente
dans les camps tanzaniens n'explique pas pourquoi la violence ne se propagea
pas à tous le pays. En effet, des éléments armés
des milices faisaient régner la terreur en Tanzanie aussi. Lorsqu'un
responsable du HCR demanda à un génocidaire reconnu de quitter le
camp qu'il occupait en juin 1994, celui-ci revint dans l'après-midi
accompagné de 5000 hommes munis de machettes pour encercler l'enceinte
du HCR. La police tanzanienne finit par disperser la foule, mais cet
épisode finit de convaincre le HCR qu'il avait bel et bien perdu le
contrôle des camps. D'autres incidents survinrent, montrant au HCR que
des entraînements militaires avaient lieu : d'après des
observateurs de l'ONU, environ 10 000 miliciens s'entraînaient à
Ngara en vue d'une incursion au Rwanda. En plus de l'entraînement, des
trafics d'armes avaient cours dans les camps ou juste à
l'extérieur, la police tanzanienne restant incapable de contenir ce
trafic. Certains membres de l'armée française furent d'ailleurs
suspectés de participer à ce trafic d'armes66.
Comme au Zaïre, les leaders hutus créèrent
donc un climat de peur et de violence dans les camps, intimidant les
réfugiés, en recrutant certains, et surtout en les
empêchant de retourner au Rwanda, par pression sociale mais aussi par
intimidation physique. Ces leaders présentèrent également
leur propre version de l'histoire du Rwanda, et commencèrent donc une
sorte de « reconstruction » historique. Tous les leaders hutus se
présentèrent comme des victimes, et créèrent un
mythe autour de leur exode. Ils mirent également en avant toutes les
injustices commises par les Tutsis envers les Hutus pendant des
décennies pour expliquer la situation actuelle. La presse internationale
les aida dans leur volonté de se présenter comme des victimes,
car les journaux et télévisions du monde entier
dépeignaient les réfugiés comme des victimes ayant besoin
d'aide et non comme des responsables directs du génocide. Malgré
les efforts du HCR en la matière, les leaders hutus restèrent en
effet les seules sources d'information dans les
66 In "Joint Evaluation of Emergency Assistance to
Rwanda", N° 2.
camps. Le contrôle de l'information était capital
dans leur stratégie de continuation de la guerre car cela signifiait
pour eux le contrôle des réfugiés et même des
opinions occidentales.
Ainsi, comme au Zaïre, les opérations et campagnes
de recrutement menées par les organisations internationales pour
organiser le rapatriement des réfugiés fut en
général un échec. Les leaders hutus prouvèrent
ainsi leur pouvoir, et s'affirmèrent comme un État en exil.
Malgré la sécurisation de ses frontières
par les autorités tanzaniennes, les leaders hutus des
réfugiés zaïrois et tanzaniens réussirent à
garder le contact, en passant par le Burundi. Une coordination était
donc possible entre les différents camps de réfugiés de la
région des Grands Lacs. Le HCR voulut empêcher les
intermédiaires d'entrer dans les camps, mais ils se présentaient
eux-mêmes comme des réfugiés à la recherche de leurs
familles, ce qui obligea le HCR à les laisser rentrer, témoignant
une fois de plus de la faiblesse de celui-ci pour gérer ce type de
situations. La communication cessa quand les autorités tanzaniennes
fermèrent la frontière avec le Burundi en 1995.
Au final, cet État en exil formé par les leaders
extrémistes hutus et leurs réfugiés ne put atteindre ses
buts hégémoniques. La police tanzanienne su contenir les quelques
incidents transfrontaliers qui eurent lieu en fermant temporairement les camps
et en fermant ses frontières. Pour mettre fin définitivement
à la crise, l'armée tanzanienne, assez puissante et bien
organisée, décida de fermer les camps et de repousser tous les
réfugiés et leurs leaders jusqu'au Rwanda.
--Un État hôte volontariste et disposant des
capacités de sécurisation des camps et des frontières, ou
pourquoi la guerre ne s'est pas propagée à partir de la Tanzanie
"We don't allow people to cross into Rwanda and carry out
killings"
-A Tanzanian Brigadier67
-
Dès l'arrivée massive des réfugiés
rwandais, le gouvernement tanzanien tenta d'assurer la sécurité
dans les camps afin de prévenir la violence. De plus, le chef du
gouvernement tanzanien tenta d'établir des relations normales avec son
homologue rwandais (dont le gouvernement est désormais dominé par
les Tutsis), en lui assurant qu'il ne soutenait pas les génocidaires,
mais qu'il leur assurait juste l'asile, conformément au droit
international. Les autorités tanzaniennes déployèrent
rapidement leur armée, et empêchèrent même des
réfugiés hutus du Burundi d'entrer sur le territoire en 1995, au
grand dam du HCR.
Pour autant, l'arrivée massive d'autant de
réfugiés en si peu de temps mis les autorités tanzaniennes
au défi. Celles-ci craignaient énormément la propagation
du conflit, surtout connaissant les buts politiques des leaders hutus. Pour
beaucoup de tanzaniens la situation était
67 Cité par Lischer in "Dangerous
Sanctuaries...", Op. Cit.
radicalement différente des autres périodes
où le pays accueilla des réfugiés rwandais hutus ou
tutsis. Cette fois, les réfugiés étaient armés et
engagés dans une guerre civile. Ils ne furent donc pas bien accueillis
par les populations locales. Un membre du Parlement tanzanien décrit la
situation ainsi : "We're not dealing with refugees, we're dealing with a whole
new phenomena of people who are committing crimes in their country of origin,
and who, before they can be apprehended, way in advance of the war that was
advancing on them [...] We have people who are not refugees and who we treat
them as refugees"68. D'une certaine manière, par leur
position, les autorités tanzaniennes étaient beaucoup plus
conscientes du phénomène prenant place sous leurs yeux que n'a pu
l'être le HCR. Car si le HCR se rendait bien compte qu'il
protégeait et nourrissait des génocidaires, rien ne fut fait au
final pour mettre fin à ce problème. Ce sont les tanzaniens qui
prirent par exemple la décision de fermer leurs frontières en
1995. Le gouvernement tanzanien était effectivement bien placé
pour comprendre les enjeux sociaux, économiques et sécuritaires
posés par cet afflux massif de réfugiés.
Les mesures prises par le gouvernement furent mitigées.
Comme je l'ai mentionné plus haut, les autorités
n'arrêtèrent pas les leaders hutus, mais quelques efforts furent
quand même fournis pour tenter de séparer les combattants
réfugiés des autres. Les autorités tentèrent par
exemple de construire un camp séparé (le camp de Mwisa) pour y
installer les génocidaires. Mais peu de combattants
réfugiés y furent envoyés, étant donné le
manque de financements de la communauté internationale. La
réaction des tanzaniens fut donc ambiguë puisqu'au final aucun
génocidaire réfugié ne fut jugé ni envoyé en
prison. En théorie, la loi tanzanienne sur les réfugiés
donne un large pouvoir au gouvernement : le "Refugee Control Act" permet
normalement la détention de tout réfugié qui selon les
autorités porte atteinte à la paix et à la
sécurité du pays, ainsi qu'aux relations entre la Tanzanie et
tout autre gouvernement. Un cadre légal existait donc pour
séparer militants et réfugiés. La Tanzanie se reposa alors
sur le HCR pour améliorer ses capacités en matière de
sécurité. Par exemple le HCR finança le déploiement
de centaines de policiers dans l'ouest du pays, fournissant équipements,
organisant les entraînements... Mais ces moyens demeurèrent
insuffisants pour contrôler le nombre impressionnant de
réfugiés.
Trois raisons expliquent que la Tanzanie ait laissé les
réfugiés entrer pour ensuite lutter contre leur militarisation.
La première est l'expérience passée plutôt positive
avec les demandeurs d'asile. La seconde est sa position relativement neutre vis
à vis du conflit entre Tutsis et Hutus. La troisième est la
pression politique intérieure pour contenir les activités
guerrières des réfugiés.
L'histoire généreuse de la Tanzanie avec les
demandeurs d'asile continua donc pendant la crise rwandaise. Souvent les
demandeurs d'asile obtiennent le droit de travailler, ou obtiennent même
la citoyenneté tanzanienne. Mais cette fois l'afflux de
réfugiés fut trop massif et poussa l'hospitalité
tanzanienne à un point de non-retour.
68 Cité par Lischer in "Dangerous
Sanctuaries...", Op. Cit.
Au moment du génocide la Tanzanie n'avait pas
d'affinités particulières avec aucune des parties en conflit.
Alors que le gouvernement zaïrois avait des relations ambiguës avec
le vieux pouvoir rwandais, le gouvernement tanzanien était sans doute le
pays le plus neutre de tous ceux qui durent accueillir des
réfugiés hutus. Cependant, des affinités envers la
population hutue se développèrent, surtout dans l'ouest du pays,
la partie la plus proche du Rwanda. C'est peut-être cette
"solidarité ethnique" qui explique quelque peu le fait que le
gouvernement ne fit pas non plus tout ce qui était en son pouvoir pour
désarmer ou emprisonner les combattants réfugiés. Mais
ceci s'explique aussi par la volonté du gouvernement de rester assez
neutre dans ce conflit, tout en assurant sa propre sécurité et
stabilité, pour que le conflit ne se propage pas.
Au niveau national cependant, la fermeté avec les
réfugiés resta la ligne officielle. La démocratisation et
la libéralisation du pays (1994 était une année
électorale) poussèrent les dirigeants à rester
sérieux et responsables dans leur gestion de cette situation complexe.
La question des réfugiés fut ainsi traitée par le
gouvernement comme un enjeu politique majeur, ils prirent donc en compte les
aspirations de leurs populations. Cette relative démocratisation du pays
obligeant les dirigeants nationaux à écouter et tenter de
régler les problèmes locaux, est également une des raisons
pour lesquelles le problème des réfugiés a
été mieux géré en Tanzanie qu'au Zaïre.
L'accumulation de menaces politiques, économiques, et
sécuritaires liées à la crise de réfugiés
précipita au final le retour forcé des réfugiés.
Suivant l'exemple du retour forcé des réfugiés hutus du
Zaïre, les autorités tanzaniennes encouragèrent, voire
obligèrent les réfugiés et leurs leaders à rentrer
chez eux. Avec l'accord du HCR le gouvernement posa même un ultimatum
pour un départ avant le 31 décembre 1996 au plus tard. Les
leaders des camps tentèrent de contourner l'ultimatum en conduisant les
réfugiés vers l'est de la Tanzanie, vers le Kenya et le Malawi.
Mais le 12 décembre le gouvernement tanzanien encercla les camps et
força les réfugiés à partir. L'armée escorta
ainsi les réfugiés jusqu'à la frontière rwandaise.
Mais il fut reporté que malgré le cordon militaire traçant
la route jusqu'à la frontière, certains leaders
s'enfoncèrent vers l'est du pays, expliquant ainsi que certains
réfugiés aient "disparu" dans la nature. Quoiqu'il en soit, en
quelques jours des centaines de milliers de réfugiés hutus
retournèrent dans leur pays, mettant fin à la menace pour la
sécurité du pays, et pour la sécurité de cette
partie de la région des Grands Lacs.
·.. L'aide humanitaire internationale en
Tanzanie
Contrairement au Zaïre, la Tanzanie insista pour que
l'aide humanitaire soit organisée et coordonnée. Grâce
à une négociation entre le gouvernement et le HCR, ce dernier
n'autorisa qu'une poignée d'ONG à participer aux
opérations de secours. Si l'aide internationale permit aux
réfugiés et à leurs leaders génocidaires de ne pas
mourir du choléra, elle permit donc
aussi aux combattants réfugiés de renforcer leur
pouvoir. En Tanzanie aussi l'aide humanitaire eut le même type d'effets
pervers que partout ailleurs dans ce genre de situations. Le HCR tenta d'y
répondre en organisant les camps non pas par commune d'origine comme
c'est en général le cas, mais par date d'arrivée, ce qui
limita un peu l'influence des combattants réfugiés.
Rétrospectivement, le HCR considère même la réponse
à la crise de réfugiés en Tanzanie comme un modèle.
Par ce jugement le HCR met en avant le fait qu'aucune épidémie
n'eut lieu et qu'aucun élément militaire armé
n'était visible. Cependant ce jugement ignore complètement les
effets politiques de l'organisation des camps et le pouvoir donné aux
combattants réfugiés. Mais la militarisation se faisant en
cachette, le HCR et les ONG présentes pratiquaient la politique du "pas
vu, pas pris". Tant que les activités militaires des
réfugiés n'interféraient pas avec la distribution de
l'aide, le personnel humanitaire se sentait en sécurité dans le
camp, ce qui renforçait leur sentiment du travail bien fait.Mais pour
tirer cette conclusion le HCR ne prend que peu en compte les aspects politiques
du conflit.
·. · Comment expliquer la propagation
différentielle de la violence parmi les réfugiés entre le
Zaïre et la Tanzanie?
Comme au Zaïre, les camps de réfugiés en
Tanzanie ne respectaient aucune règle d'implantation du HCR.
Implantés près de la frontière, ils permettaient aux
combattants réfugiés de croire à la possibilité de
reprise militaire du Rwanda. De plus, les camps étaient
surpeuplé, poussant a priori les réfugiés
à les fuir. Pourtant, ni la proximité avec la frontière ni
la trop grande taille des camps ne mena à des attaques de la Tanzanie
vers le Rwanda, prouvant ainsi s'il le fallait encore que les explications
politiques à un conflit et sa propagation sont supérieures aux
explications socio-économiques. Par conséquent, ce sont a
priori d'autres facteurs que la localisation des camps qui
causèrent la violence transfrontalière au Zaïre. Par
exemple, les garde- frontière tanzaniens n'ayant pas de connivence
politique avec les militants hutus, ils furent beaucoup plus efficaces que
leurs homologues zaïrois pour garder la frontière.
D'autre part, au bout de deux ans de crise, les travailleurs
humanitaires abandonnèrent l'idée que de meilleures conditions de
vie pour les réfugiés diminuaient le risque de leur entrée
dans la violence. En effet, les réfugiés hutus en Tanzanie et au
Zaïre disposaient du même niveau de vie dans leurs camps respectifs
(une fois passée l'épidémie de choléra dans les
camps au Zaïre). Et pourtant, certains entrèrent dans la violence
pour propager le conflit et d'autres non. Mais malgré la bonne
implantation des réfugiés hutus en Tanzanie dans la vie et
l'économie locale (certains réfugiés cultivaient la terre,
travaillaient...), cela ne les empêcha pas de continuer à soutenir
les combattants réfugiés qui voulaient continuer le combat. Mais
en fin de compte, expliquer la violence des réfugiés par leur
recherche de meilleures conditions de vie ne tient pas la route puisque des
mêmes conditions de vie poussèrent les réfugiés
zaïrois mais pas les réfugiés tanzaniens dans la
violence.
Pour pousser les réfugiés rwandais en Tanzanie
à rentrer au Rwanda, le HCR pris des mesures comme la réduction
des rations de nourriture de moitié, l'arrêt de l'enseignement...
Cependant, cette appauvrissement des conditions de vie, qui dura tout de
même pendant plusieurs semaines, ne poussa pas les réfugiés
dehors. Au contraire, ils se reposèrent d'avantage sur l'économie
locale. Ce constat prouve bien que ce ne sont pas les conditions de vie
uniquement qui décident les réfugiés à s'installer
ou à partir. Les considérations politiques, comme la peur de
rentrer au pays et l'envie à terme de continuer la guerre étaient
dans ce cas plus forts qu'une ration de sorgho.
Au Zaïre, la crise de réfugiés
éclata en une guerre régionale qui dévasta tout le centre
de l'Afrique et pris des centaines de milliers de vies. En Tanzanie cette
déflagration régionale n'eut pas lieu, principalement pour des
raisons de considérations politiques de la part de l'Etat hôte.
Dans les deux cas, l'aide internationale procura des ressources aux combattants
réfugiés, qui renforcèrent leur pouvoir grâce
à elle. Cependant, le non soutien des autorités tanzaniennes aux
combattants réfugiés sur son territoire évita la
propagation de cette guerre dans cette partie de la région des Grands
Lacs. Cependant, le gouvernement tanzanien n'est pas tout blanc dans l'histoire
de la propagation de ce conflit puisqu'il soutint discrètement les
combattants réfugiés au Burundi, même s'il ferma ses
frontières et ne les laissa pas entrer sur son territoire en 1995.
Ces explications de la propagation de la guerre civile
suggèrent qu'il faut adopter d'autres politiques que celles en
général suggérées par les travailleurs humanitaires
et les gouvernements occidentaux, ou la communauté internationale dans
son ensemble. Depuis la crise du Rwanda, des recommandations ont
été faites, comme celles de déplacer les camps loin des
frontières, de réduire leur taille, et surtout de
démilitariser les réfugiés. Ces propositions
suggèrent que les problèmes de propagation des conflits sont
logistiques et peuvent être réglés de manière
technique. Pourtant les réfugiés tanzaniens et zaïrois ont
expérimenté les mêmes conditions socio- économiques,
et y ont réagi très différemment, la violence
s'étant propagée au Zaïre mais pas en Tanzanie. Mais la
communauté internationale, en réduisant ce problème
à des considérations techniques veut en quelque sorte se
débarrasser du problème pour ne pas avoir à s'impliquer
d'avantage dans ce type de situations humanitaires complexes. Cette critique
rejoint la même critique faite à propos du rôle d'agence
chef de file donné au HCR par l'ONU, comme une manière simple de
donner toute la responsabilité de la situation au HCR sans lui donner
réellement les moyens de la gérer. Le manque d'engagement de la
communauté internationale a donc fait des ravages dans la région
des Grands Lacs.
En réalité, pour prévenir la propagation
du conflit dans la région des Grands Lacs, une réponse politique
forte aurait été nécessaire, afin de séparer
réfugiés et militants, et de démilitariser les camps.
Surtout, la communauté internationale aurait dû jouer son
rôle en mettant la pression sur les États hôtes pour qu'ils
prennent les mesures nécessaires concernant la
sécurisation de leur territoire. Face à un
État hôte hostile, la coercition est alors la seule solution.
La solution idéale serait l'arrivée rapide d'une
force de maintien de la paix internationale pour désarmer les
réfugiés et sécuriser les frontières. De telles
forces d'intervention n'auraient pas été du luxe au Rwanda, au
Zaïre ou au Burundi. Les États-Unis par exemple envoyèrent
des troupes, mais avec un mandat très restreint, les autorisant juste
à aider les organisations humanitaires. De même les
français ne disposaient pas du mandat nécessaire pour
désarmer les réfugiés ou sécuriser les
frontières, leur rôle étant de créer des "zones
sûres" pour l'établissement des camps de réfugiés.
Cette réponse non engagée des États paraît illogique
: pourquoi s'engager sur le plan humanitaire alors que des agences
internationales s'occupent déjà de ce pan là de la
réponse internationale, et que l'action humanitaire sans réponse
politique ne fait que renforcer les parties en guerre et propager le conflit?
La communauté internationale, et au premier plan les Etats, ne
désire pas s'engager politiquement dans un conflit étant
donné les risques qu'elle encoure si sa réponse politique
échoue. En effet, en terme de relations internationales, s'impliquer
politiquement dans un conflit (et donc prendre partie, commettre des actions
aux conséquences politiques incertaines, risquer de commettre des
erreurs ou s'embourber à jamais dans un conflit sans fin...) est
toujours un risque qui doit être calculé. Les États
occidentaux n'ont en effet pas d'intérêt direct à
s'impliquer politiquement dans des conflits qui se déroulent loin de
chez eux et où ils n'ont pas d'intérêt stratégique
à défendre. Un des rares conflits où les occidentaux, par
l'intermédiaire de l'OTAN, se sont impliqués politiquement est le
conflit du Kosovo. Mais dans ce cas, étant donnée la
proximité géographique du conflit, les États occidentaux
avaient un intérêt direct à s'engager politiquement et
à prendre partie. Et même là, mettre tous les États
d'accord et enlever les dernières réticences à une
intervention nécessita la pression d'une grande puissance, les
États-Unis.
Si les États s'engagent dans des situations
humanitaires complexes loin de chez eux et sans intérêt
stratégique direct ou à court terme, c'est notamment en raison de
la pression des opinions publiques de chaque pays et des nombreux acteurs
non-étatiques internationaux, (comme les ONG ou d'autres agences et
acteurs qui composent et agissent sur la scène internationnale) font
pression sur ces États pour qu'ils mettent leurs importantes
capacités et ressources au service de la résolution du conflit.
Or, pour les États occidentaux (les plus à même de
réagir), étant donné leurs ressources importantes,
s'impliquer dans une action strictement humanitaireet apolitique ne
représente pas finalement un investissement colossal, et évite
aux Etats de s'impliquer concrètement dans le conflit.
Cette implication au rabais des États laisse donc toute
la responsabilité de la gestion du conflit à des ONG qui se
veulent apolitiques et au HCR à qui la communauté internationale
ne donne pas les moyens de gérer politiquement le conflit. Comme
évoqué en première partie, le multilatéralisme
comme il fonctionne aujourd'hui ne permet pas de donner assez de pouvoir aux
agences de l'ONU pour que les États n'aient pas à
s'impliquer directement dans ces conflits.
Dans ces circonstances, l'aide humanitaire des ONG et agences
internationales a de grandes implications et conséquences politiques,
mais celles-ci restent incontrôlables et favorisent la propagation des
conflits. Dans le conflit du Rwanda, le contexte politique du conflit finit par
tourner en dérision les efforts humanitaires entrepris en faveur des
réfugiés, ce que même le HCR reconnaît à demi
mots en évaluant son action au Rwanda69. Durant la crise,
l'intervention des humanitaires fut un mélange entre de la
passivité coupable. Cette crise a éclairé le fait et une
profonde ignorance de la nature menaçante de cet Etat hutu en exil
protégé dans les camps de réfugiés. Cette crise a
également éclairé l'importance du facteur temps dans ce
type de crises. En effet, la prolongation de cette crise de
réfugiés et le non rapatriement rapide des réfugiés
était largement à l'avantage des combattants
réfugiés qui pouvaient ainsi s'organiser, renforcer leur
propagande, importer des armes, s'entraîner, utiliser à leur
profit l'aide internationale... La guerre régionale qui éclata
dans les Grands Lacs doit donc nous pousser à regarder au-delà du
droit international qui interdit le retour forcé des
réfugiés. Un retour rapide et forcé des
réfugiés hutus du Zaïre aurait sans doute été
la moins pire des solutions.
On l'a vu en Tanzanie la gestion de la crise de
réfugiés par l'Etat hôte est fondamentale pour
éviter la propagation du conflit dans la région. Mais l'on peut
se demander comment éviter la propagation du conflit lors de la
dernière phase de la gestion de la crise de réfugiés,
c'est à dire au moment critique de leur retour dans leur pays, et
comment cette situation est gérée par le HCR.
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