CONCLUSION
Pour mener à bien ce travail, il a fallu emprunter des
voies théoriques de recherche suffisamment exploitées mais dont
les applications en études de cas étaient rares. Il a fallu
considérer les avis parfois divergents des pionniers et ceux de leurs
successeurs. Malgré nos efforts d'investigation, une telle aventure de
recherche dans le domaine de la littérature et du cinéma ne
pouvait cependant que rester partielle, le domaine étant suffisamment
vaste comme nous avons pu le démontrer dans le cheminement de notre
étude. En reprenant ici les étapes essentielles et les
conclusions générales, nous allons rendre compte du chemin
parcouru.
Au départ, notre intérêt a
été éveillé par une question fondamentale qui a
suscité un débat non encore vraiment tranché : celle
du rapport qui existe entre la réussite éventuelle d'un film et
sa fidélité au roman qu'il adapte. Certes les notions bien
connues de « fidélité aveugle », de
« porter sur écran » héritées
d'André Bazin et reprises et enrichies par les auteurs comme Louis
Chauvet, Lyon Caen, Olivier Dumont et René Paulin avaient
été, avec succès d'ailleurs, contredites par plusieurs
théoriciens de la liberté du réalisateur envers le texte
adapté. C'est surtout André Gaudreault, André Gardies,
James Cisernos et Francis Vanoye qui se sont présentés comme
adeptes du refus de la fidélité aveugle au texte de
départ.
Cependant, les affirmations des théoriciens
n'étaient pas étayées par l'existence de suffisamment
d'études de cas. En choisissant d'étudier Rue
Cases-Nègres et La rue Cases-Nègres, deux oeuvres
qui ont été respectivement couronnées au cinéma et
dans la littérature, nous avons tenté d'infirmer
l'hypothèse d'André Bazin et de ses disciples, dans la mesure
où l'on considère que le film de Palcy pour être un
chef-d'oeuvre n'a pas eu besoin de « coller » au roman de
Zobel.
C'est ainsi que nous avons avancé l'hypothèse du
refus de la linéarité dans l'adaptation cinématographique
des romans. Ainsi perçu, ce refus renforce les capacités
créatrices du réalisateur et le pousse à respecter la
technique du cinéma, au lieu de se perdre dans les descriptions
romanesques.
Le choix fait pour valider cette hypothèse s'est
naturellement porté sur un roman de la littérature
négro-africaine d'expression française mis en images par un
réalisateur également négro-africain. De ce champ qui se
cherche encore, nous avons retenu le roman de Joseph Zobel et son adaptation
cinématographique réalisée par Euzhan Palcy, ciblés
à cause de la réception élogieuse qui leur a
été réservée et dont il a été
question plus haut.
Dans notre travail, nous avons d'abord fait un exposé
de la théorie actuelle sur le cinéma, la littérature et
l'adaptation, les trois notions clefs de cette étude sur la
fidélité du film de Palcy envers le roman de Zobel. La
fidélité d'une adaptation au texte de départ ne pouvait
cependant pas être abordée sans précaution. La notion a
connu tant d'approches qu'il fallait en préciser les limites applicables
à notre recherche. Parmi les mille et une possibilités d'approche
qui s'offraient à nos yeux, nous avons surtout choisi l'un des outils
d'analyse littéraire les plus aptes à faire ressortir la
différence entre deux récits d'une même histoire : la
narratologie. Cette méthode présentait l'avantage d'avoir
été initialement conçue pour l'étude des
récits littéraires par des auteurs comme Gérard Genette,
puis adaptée à l'étude des récits filmiques par des
auteurs comme Francis Vanoye, Anne Goliot-Lété et bien
d'autres.
Au moyen de la narratologie, nous avons pu dégager
différents points de divergence entre le roman et le film qui forment
notre corpus. Nous nous sommes attardé sur la différence de
structure événementielle entre le roman et le film, la
différence entre le temps et l'espace chez Palcy et chez Zobel mais
aussi, et surtout, la différence entre les personnages du roman et ceux
qui ont été repris par le casting.
Malgré l'effort de la cinéaste de respecter
l'idée principale du livre, nous avons pu démontrer qu'à
plusieurs endroits le contraste est énorme entre le canevas du film et
celui du roman. Palcy le fait d'ailleurs remarquer dans une interview dont nous
avons donné quelques extraits.
Toutefois, certaines séquences filmiques s'efforcent de
rester le plus fidèle possible aux pages du roman et donc ne changent
rien à l'esprit du livre. C'est notamment le cas de la vie scolaire du
protagoniste, surtout à l'école primaire. La mise en spectacle de
cette étape, le passage du pouvoir abstrait du mot au pouvoir concret de
l'image, surtout à l'école primaire, ont dévoilé
que le texte romanesque pouvait être « porté sur
écran ».
Outre les considérations intertextuelles, il y a aussi
des préférences d'ordre esthétique et social qui nous
conduisent à admettre la réussite d'une adaptation, sans
toutefois se baser sur les théories héritées de Bazin,
mais plutôt en considérant le cheminement du sens. Une sorte de
vision, qui semble sémiotique au départ, mais qui se nourrit
d'une multitude d'approches, tant et si bien que la théorie sur la
transformation filmique s'enrichit constamment sans pour autant être
fondée sur des systèmes évidents ou clos. D'une adaptation
à l'autre, il existe tant de phénomènes récurrents
et divergents qu'il est impossible de parler de vecteur commun, mais
plutôt de forces, de pôles informels qui s'entrecroisent,
s'enrichissent et se contredisent parfois.
Cependant, si la narratologie nous a servi de base pour mener
l'analyse de notre corpus, elle ne pouvait, bien entendu pas mesurer la
réception que le public a réservé à l'adaptation de
Palcy par rapport au roman qui a inspiré le film. C'est pourquoi nous
avons fait recours à la sociologie de la littérature afin de voir
combien l'image en mouvement du cinéma aide les pages écrites du
roman à connaître une plus grande diffusion.
Par ailleurs, notre cheminement, qu'elle soit narratologique
ou sociologique, laisse de nombreux champs non encore explorés qui
pourraient donner matière à d'autres recherches. C'est le cas
notamment du point de vue du public sur la réussite ou l'échec du
film de Palcy en tant qu'adaptation du roman de Zobel. D'autre
part, les deux récits pourraient également être
confrontés du seul point de vue de la sémiotique, outil par
excellence d'analyse filmique. Certains symboles évoqués par le
romancier ont été repris au cinéma avec, le plus souvent,
quelques modifications qu'il serait intéressant d'étudier
à part.
Le film passe, comme on sait, par plusieurs étapes de
textes avant d'en arriver à la réalisation finale : le
canevas, le scénario et le découpage technique. Ici, le canevas
est justement le roman de Zobel. Mais nous n'avons malheureusement pas pu
accéder aux deux autres qui restent, ce qui nous aurait permis de juger
de l'esprit qui animait Palcy : fidélité ou
liberté.
En règle générale, la question de
l'interaction entre la littérature et les nouvelles technologies de
l'information reste très délicate dans la mesure où nous
vivons l'époque de «l'homme qui communique». Malgré
notre grand souci de frôler ce sujet, beaucoup de d'aspects ont
été laissés à l'ombre et pourraient fournir une
matière abondante à de nombreux projets de recherche.
Malgré ces insuffisances dues, en grande partie, aux
contraintes méthodologiques liées aux objectifs que nous nous
sommes fixé au départ, notre travail apporte, croyons-nous, une
contribution à la recherche dans trois domaines clefs : la
littérature, le cinéma et l'adaptation. Ce mémoire aura le
mérite d'avoir participé au débat scientifique non encore
tranché pour valider l'opinion que nous avons suffisamment
justifiée. Rares sont les travaux qui confrontent la littérature
négro-africaine au cinéma. L'application de la narratologie
à une adaptation négro- africaine constitue une voie de
brecherche où la critique ne s'est aventurée que très
parcimonieusement. L'ouverture de la sociologie de la littérature pour
l'étude du comportement du lectorat rwandais face à une oeuvre
qui a été adaptée au cinéma représente,
quant à elle, un véritable travail de pionnier car, à
notre connaissance, aucune étude n'existe à ce sujet.
Cette recherche tente également d'enrichir
l'étude des relations entre la littérature et le cinéma,
en abordant les rapports de fidélité entre une oeuvre romanesque
et sa transposition cinématographique ainsi que les chocs conflictuels
entre les écrivains et les réalisateurs face à la question
délicate de « trahison » et de «
fidélité » à l'oeuvre adaptée.
C'est sans doute dans la tentative de participer au
débat scientifique déjà ouvert qu'il faut chercher
l'apport le plus important de ce mémoire.
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