Le refus de la linéarité dans l'adaptation cinématographique de la Rue Cases-Nègre de Joseph Zobel( Télécharger le fichier original )par Théophile Muhire Université Natinale du Rwanda - Licence en Lettres 2004 |
CHAPITRE III :LE TEMPS ET L'ESPACE3.1.1 Le temps et l'image cinématographiqueRaconter au cinéma, mais aussi à l'écrit comme à l'oral, c'est, si l'on en croit Christian Metz cité par Gérard Genette, « monnayer un temps dans un autre temps »38(*). Celui-ci se trouve au coeur de l'acte de narration. Il n'est donc pas surprenant que la réflexion sur le temps ait depuis longtemps accompagné l'étude des formes littéraires. La narratologie filmique a donc pu, très tôt, bénéficier de modèles d'analyse élaborés ailleurs et antérieurement. Cependant, la question posée ici est celle de la linéarité temporelle au cours de l'adaptation de La rue Cases-Nègres, du roman au film. Entre le récit filmique et le récit écrit, il existe une différence fondamentale puisqu'elle tient au langage même : alors que la langue, dans son système, distingue les divers temps et modes grâce aux verbes, l'image mouvante ne possède qu'un seul registre d'actualisation, le présent. Néanmoins, dire que l'image mouvante est au présent tend à la simplification. Il est beaucoup plus juste de la caractériser, comme le font Gaudreault et Jost, par sa valeur d' « imperfectif » : « L'image cinématographique se définit donc moins par sa qualité temporelle (le présent) ou modale (l'indicatif) que par cette caractéristique aspectuelle qui est d'être imperfective, de montrer le cours des choses »39(*). Cette durée imperfective au plan aspectuel n'ira pas sans conséquences quant à l'analyse du récit filmique. Dans ce chapitre, il sera question de voir le rapport qui existe entre le temps de La rue Cases-Nègres, du roman au film. Toutefois, Figures III de Gérard Genette, synthèse remarquable de clarté et de précision, sera la référence de base même si, simultanément, la spécificité du médium cinématographique par rapport à l'écrit sera prise en considération. 3.1.2 Les trois aspects du temps de La rue Cases-NègresA partir du double axe temporel, Genette propose d'étudier les rapports qui se tissent entre le temps du récit et celui de l'histoire du point de vue de l'ordre, de la durée et de la fréquence. Nous allons reprendre ces trois formes de manifestation du temps en accordant beaucoup plus d'attention à la durée qu'aux deux autres. L'ordre d'ensemble de La rue Cases-Nègres a fait l'objet de notre analyse dans les pages précédentes et la fréquence, du moins au niveau des unités narratives de grande importance, s'est transposée sans grand changement du roman au film. 3.1.2.1 L'ordreDans le travail d'adaptation cinématographique d'un récit romanesque, tout réalisateur a le choix, soit de reprendre l'ordre chronologique du récit de départ, soit d' en adopter un autre (respect ou non des « anachronies » pour reprendre l'expression de Genette). Déjà, après le début du récit romanesque, M'man Tine raconte l'histoire de sa vie à José (LRCN, p. 35). Dans le film, ce « flash back » a été escamoté exprès, alors qu'il y avait lieu de le reprendre, comme je l'ai démontré dans les pages précédentes. De même, l'histoire de la vie de Jojo est racontée sous cette forme de « flash back » (LRCN, PP. 218-220,) mais au lieu de reproduire le « flash back » tel qu'il se présente dans le roman, Palcy l'insère dans son film juste avant le dénouement, après y avoir opéré des changements importants. Dans le film, le personnage concerné ne s'appelle plus Jojo, mais plutôt Léopold, un prénom inventé de toutes pièces puisqu'il n'existe pas dans le roman. Pire encore, l'histoire n'est plus au passé (sous forme de retour en arrière), il est au présent et José assiste au malheur de son ami sans pouvoir intervenir. Si les anachronies dans ces deux histoires (de M'man Tine et de Jojo) sont en direction du passé, elles peuvent aussi s'exercer en direction de l'avenir. « Retour en arrière », « rétrospection », « flash-back », « anticipation », « flash-forward » sont quelques uns des termes qui désignent habituellement ce phénomène de récit ultérieur ou antérieur. Genette propose de leur substituer les deux expressions : analepse et prolepse. Analepse, lorsque le récit suspend son cours pour rapporter des événements ayant eu lieu précédemment comme c'est le cas dans ces deux exemples et, prolepse, lorsque sont rapportés maintenant les événements qui auront lieu plus tard. C'est le cas du récit anticipé de José lorsque sa grand-mère voulait déménager vers la Cour Fusil. Il raconte déjà sa vie de la Cour Fusil avant même son départ de la Rue-Cases : « Je retournerai à l'école, et le midi j'irai chez M'man Tine. Je mangerai chez elle. Je deviendrais un enfant du bourg » (LRCN, p. 107). C'est le cas aussi de la projection de ses idées de sa vie future qui ressemble à un rêve à haute voix : « Moi j'aurais une grande propriété, M'man Délia s'occuperait du ménage » (LRCN, p. 135). Dans ces deux cas, ces récits « proleptiques » ont été délaissés parce que, semble-t-il, ils sont difficiles à « porter sur écran ». Les anachronies, on le voit dans La rue Cases-Nègres, ont procédé par enjambement en nous invitant à une lecture qui progresse par bonds. D'une part, dans l'histoire de la vie de M'man Tine, le récit fait un bond d'une cinquantaine d'années en arrière, tandis que pour l'histoire de Jojo, le récit fait un bond en arrière de dix ans. D'autre part, les deux histoires « proleptiques » de José font des bonds respectifs de quelques heures et de quelques années. L'effet recherché est de rendre plus fine l'harmonie du récit. Comme on peut le vérifier dans le film, Palcy n'utilise aucune narration « proleptique » ni « analeptique » pour raffiner son expression iconique. Elle utilise d'autre moyens, surtout verbaux comme des voix off pour exprimer les faits à venir. La voix off qui clôture le film est un exemple typique : « Amantine est allée dans l'Afrique de Monsieur Médouze. Demain, je vais partir au Fort-de-France en emportant avec moi ma rue Cases-Nègres ». Le schéma chronologique des analepses et prolepses romanesques et leurs correspondances cinématographiques ROMAN1921 1869 1922 1930 1919 1929 1928 FILM Légende 1919 : Début du temps diégétique 1929 : Fin du temps diégétique 1869 : Récit analeptique de la vie de M'man Tine 1921 : Récit analeptique de la mésaventure de Jojo 1922 : Récit proleptique de José à propos de la vie à Petit-Bourg 1928 : La mésaventure de Jojo (Léopold) 1930 : Récit proleptique de José à propos de sa future richesse Sur ce schéma, on reconnaît quatre récits enchâssés : deux analepses, deux prolepses. Parmi ces quatre récits, un seul, celui de la mésaventure de Jojo (Léopold), a été repris dans le film. Dans le roman, il est raconté avec un bond en arrière de dix ans tandis que, dans le film, il est montré sans anachronie. Les trois autres ont été délaissés. * 38 Genette, G, Figures III, Paris, Editions du Seuil, 1972, p. 77 * 39 Gaudreault, A, et Jost, F, le récit cinématographique, paris, Nathan, 1990, p. 103 |
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