B) Les théories de l'échange
inégal
L'idée commune aux théories de l'échange
inégal, c'est que contrairement à ce qu'affirment les
modèles inspirés des avantages comparatifs, tous les pays ne sont
pas forcément gagnants au libre-échange, parce que les avantages
comparatifs négligeraient les rapports de force internationaux, qui font
que certains pays fixent les règles du jeu à leur avantage. Samir
Amin, par exemple, insiste sur la différence entre le
" centre ", qui fixe les règles du jeu, et la
" périphérie ". La domination du centre sur la
périphérie, permet le développement de l'échange
inégal, qui se fait au profit des pays riches et aux dépens des
pays pauvres, peut prendre différentes formes :
· Le rôle particulier joué par les pays
colonisateurs dans leurs anciennes colonies. Le rôle de la période
de colonisation a été mis en avant par des auteurs qui
remarquaient que les pays du tiers-Monde sont souvent d'anciens pays
colonisés. Le rôle néfaste des colonisateurs, tel qu'il est
présenté par ces théoriciens, peut prendre
différentes formes :
· Longtemps, certains ont soutenu la thèse
du pillage des pays colonisés par les pays colonisateurs,
pillage notamment des matières premières, mais aussi à
travers l'exploitation de la main-d'oeuvre. Cette théorie du pillage a
connu ses heures de gloire dans les années 70, l'idée
étant qu'une grande partie du surplus généré par le
Sud est drainé vers le Nord, à cause des règles de
l'échange inégal, et du coup cela bloque l'accumulation du
capital au sud et donc le développement. Il est vrai que
l'échange Sud /Nord s'est organisé autour des matières
premières des pays du Sud, mais la thèse est largement remise en
cause aujourd'hui. Les historiens insistent plutôt sur le fait que la
colonisation n'a pas été une opération
économiquement rentable et que son importance était surtout
d'ordre politique. C'est en particulier la thèse défendue par
Jacques Marseille au sujet de la France. D'ailleurs, l'essentiel des
matières premières consommées dans les pays du centre est
produit au centre. Paul Bairoch estime qu'avant la seconde guerre mondiale,
l'autosuffisance du Nord était assurée : 96% environ. C'est
aussi la thèse défendue par Pierre- Noël Giraud, qui
écrit : " la croissance des pays riches n'a pas reposé
sur une exploitation privilégiée des richesses naturelles du
Tiers- Monde, sauf pour le pétrole. " Le Tiers- Monde n'assure
aujourd'hui qu'une part assez faible de la production mondiale de
matières premières.
· Si cette thèse du pillage est largement
contestée, il est plus largement admis que les pays colonisateurs ont
malgré tout joué une influence en bloquant toute
possibilité d'industrialisation et de mise en oeuvre d'un processus de
rattrapage. Ce blocage s'est parfois traduit par différentes actions qui
ont détruit les industries locales, qui commençaient à se
développer : on cite souvent le cas de l'Egypte ou celui de l'Inde,
qui est analysé par Paul Bairoch dans Le Tiers Monde dans
l'impasse : il montre comment l'industrie textile indienne,
qui fonctionnait sur un mode assez artisanal a été
complètement détruite par la concurrence anglaise : la
mécanisation, qui s'accélère à partir de 1780,
permet de baisser les coûts de revient et donc les prix de vente des
cotonnades anglaises. Du coup, l'Angleterre a pu vendre en inde ses cotonnades,
alors que traditionnellement, elle importait du coton brut en provenance de
l'Inde. Ses importations ont d'ailleurs fortement augmenté avec le
développement de l'industrie textile : en 1820, l'Angleterre
consommait 40 fois plus de coton brut qu'en 1760. Dès 1813 l'Angleterre
contraint même l'Inde à lui acheter les cotonnades
embarquées à Liverpool. Il y a alors des arrivages de cotonnades
peu chères, le transport est facilité par l'ouverture du canal de
Suez (1869), qui réduit de presque la moitié le trajet Inde -
Angleterre. Pour payer ces importations de cotonnades, il fallait que l'Inde
exporte et l'Angleterre l'a encouragée à développer les
cultures d'exportations, en développant des exploitations appartenant
à des européens. Le rôle des pays colonisateurs a donc
plutôt consisté à bloquer l'industrialisation des pays
colonisés et à leur imposer une spécialisation peu
avantageuse à long terme dans les matières premières. Si
on analyse l'exemple indien au regard des avantages comparatifs, on peut dire
qu'il était normal que l'Angleterre exporte des produits textiles,
puisqu'elle possédait un avantage comparatif dans ce domaine,
grâce à la mécanisation, mais ce que souligne aussi cet
exemple, c'est que la théorie des avantages comparatifs ignore les
effets de long terme de la spécialisation, le fait que certaines
spécialisations sont plus avantageuses que d'autres.
· En lien avec ce rôle des pays colonisateurs, les
théories de l'échange inégal se sont souvent
appuyées sur une analyse des termes de
l'échange, c'est-à-dire le ratio :
Les Prix des exportations et les Prix des
importations.
Il était généralement admis qu'il y avait
eu une dégradation des termes de l'échange pour les pays du tiers
monde, en raison de leur spécialisation dans les matières
premières, dont les prix connaissent des fluctuations importantes,
généralement orientées à la baisse. Cette question
de la dégradation des termes de l'échange est l'objet de
débats. Jacques Marseille la conteste : il reprend l'exemple
donné souvent : en 1954, on achetait une jeep contre 14 sacs de
café et en 1962 il en fallait 39. Il conteste d'abord les années
de référence : en 1954, le cours du café avait
atteint un record historique. Malgré tout, il semble qu'il existe une
tendance assez générale à la dégradation : une
enquête de la banque mondiale a étudié l'évolution
du rapport :
Prix des matières premières (hors
pétrole)
Prix des importations industrielles
Ce rapport passe de l'indice 145 en 1948 à l'indice 100
en 1989, soit une baisse de 45%. On retrouve les mêmes résultats
pour la période 1968-88 : la dégradation des termes de
l'échange atteint 41% pour les matières premières et 14%
pour les produits manufacturés.
· Au delà du débat sur la pertinence des
théories de l'échange inégal, ce qu'on peut observer,
c'est qu'historiquement, les partisans du libre-échange ont presque
toujours été des nations économiquement dominantes,
c'était déjà vrai pour l'Angleterre du XIXème
siècle. Et que dans les périodes de crise, les tentations
protectionnistes sont plus fortes. Aujourd'hui, les pays d'Asie du Sud-Est
reprochent à l'Europe et aux Etats-Unis d'être trop
protectionnistes et leur demandent d'ouvrir davantage leurs marchés.
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