II. LA PROBLEMATIQUE DE LA LUTTE CONTRE LA PAUVRETE AU
CAMEROUN
Avec l'avènement de l'Initiative PPTE, la politique de
lutte contre la pauvreté a pris de l'ampleur au Cameroun et ne cesse de
s'amplifier. Au-delà d'un incontestable effet de mode, cette politique
suscite le questionnement quant à son impact sur le développement
du Cameroun. Que faut-il entendre par lutte contre la pauvreté ? Comment
en est-on arrivé là ? Quelle en est la perception sociologique ?
II.1. La lutte contre la pauvreté : Approche
théorique
La lutte contre la pauvreté est un concept aujourd'hui
à la mode dans le vocabulaire aussi bien du grand public que des acteurs
nationaux et internationaux du développement. Au-delà du grand
usage qui en est fait, et dans des perspectives pas toujours avouées, il
n'en demeure pas moins que la lutte contre la pauvreté reste un concept
à définir. Qu'est-ce que la lutte contre la pauvreté ?
Quel en est le fondement théorique ?
II.1.1. La lutte contre la pauvreté :
clarification conceptuelle
Des définitions sus-données de la
pauvreté, il en ressort que la pauvreté implique toujours un
manque partiel ou total d'accès à des ressources
matérielles, économiques, sociales, politiques ou culturelles
nécessaires à la satisfaction des besoins fondamentaux. Ainsi
perçue, la pauvreté donne lieu à la mise sur pied d'un
ensemble de mesures et d'actions en vue de son atténuation, de son
amélioration et finalement de son éradication. Autrement dit, le
concept de lutte contre la pauvreté met en exergue un ensemble de
mesures et d'action en vue de l'atténuation, de
l'amélioration& et finalement de l'éradication de la
pauvreté. Cette lutte peut se faire par des méthodes directes ou
indirectes.
La méthode directe de lutte contre la pauvreté
consiste à soulager immédiatement un état de
dénuement, par exemple sous forme d'aide humanitaire, de création
d'emplois temporaires ou d'assurances sociales. Il s'agit en d'autres termes
d'une méthode qui consiste à apporter des solutions ponctuelles
à des situations de pauvreté données.
La méthode indirecte de lutte contre la pauvreté
quant à elle, tend d'une part à améliorer dans son
ensemble, le régime englobant toutes les classes sociales, d'autre part
à renforcer des potentialités susceptibles d'être
bénéfiques aux pauvres. La promotion de la bonne gouvernance, la
démocratisation et la décentralisation, l'amélioration du
cadre juridique, la lutte contre la corruption, la contribution à la
stabilisation des équilibres socio-économiques sont autant de
mesures indirectes de lutte contre la pauvreté. Ainsi clarifié,
peut-on dire que le concept de lutte contre la pauvreté est nouveau ?
Comment le rendre intelligible sans le situer dans le continuum historique ?
II.1.2. La lutte contre la pauvreté : mise
en perspective historique
Comment combattre la pauvreté ? La réflexion
sur la lutte contre la pauvreté plonge ses racines dans l'histoire de la
pensée économique. En effet, la pauvreté est
présente comme réalité à combattre, plus que comme
thème de réflexion, dans la plupart des corps de doctrines
économiques dès le XVIe - XVIIe siècle, avec les
mercantilistes. Le mercantilisme a ainsi précédé
l'école libérale, les réactions antilibérales et
les théories néo-libérales.
Le mercantilisme est un ensemble de doctrines du XVIe et XVIIe
siècle qui enseignait que le commerce devait faire reculer la
pauvreté et enrichir les nations en leur permettant d'accumuler de l'or
ou des devises. Selon cette doctrine, plus un Etat possède d'or, plus la
pauvreté recule, et plus l'Etat est riche et puissant. La doctrine
mercantiliste a pris trois formes différentes selon les nations
où elle s'est développée : le bullionisme en Espagne,
l'industrialisme en France et le commercialisme en Grande Bretagne.
Toutes ces doctrines mercantilistes n'ont pas
résisté au poids des réalités économiques du
XVIIIe siècle, les hommes du XVIe siècle n'ayant pas conscience
des phénomènes inflationnistes du fait même de la
pauvreté, c'est-à-dire de la rareté des biens et des
moyens de paiement.
L'école libérale est ainsi nommée parce
que ses représentants sont partisans d'une plus grande liberté
économique : liberté d'entreprendre, d'acheter et de vendre,
liberté de faire circuler les marchandises (libre-échangisme).
Les libéraux mettent l'individu et ses comportements au centre de la vie
économique , d'où parfois leur qualificatif d'économistes
individualistes. La physiocratie est la plus ancienne des écoles
libérales. Elle prétend que seule la terre est créatrice
de richesses, et donc seule susceptible de lutter contre la pauvreté. La
physiocratie a eu son importance du fait de la personnalité de ses
défenseurs et de son influence sur la résolution
française de 1789.
Dr Quesnay (1723-1790) est l'un des pères fondateurs de
la physiocratie. Adam Smith (1723-1790), Thomas Robert Malthus (1766-1836) et
David Ricardo (1772-1833) sont les ténors de l'école
libérale.
Pour les libéraux, la pauvreté doit
disparaître et les nations s'enrichir, pour peu que le marché joue
son rôle pleinement. Ils pensent que dans la société les
égoïsmes contradictoires des vendeurs et acheteurs s'annulent du
fait de l'existence de la concurrence. Ainsi la pauvreté recule, les
nations s'enrichissent sans que l'Etat intervienne.Les libéraux sont
anti-interventionnistes.
Les antilibéraux se sont constitués en
réaction contre l'école libérale. L'école
protectionniste et les socialismes, dont le marxisme, ont été les
opposants les plus radicaux de l'école libérale.
L'école protectionniste a pris son essor en Allemagne,
avec Frédéric List (1789-1846) dont l'ouvrage «
système d'économie politique » a été une
véritable croisade protectionniste. Pour List, une nation est comparable
à un enfant qui ne peut tout seul atteindre l'âge adulte, il faut
donc l'aider par l'établissement d'un système protectionniste. La
concurrence ne servirait que les Etats pauvres ou ceux qui se construisent.
Les courants socialistes ont été nombreux et
variés au XIXe siècle. En dehors du marxisme, deux ont eu une
grande importance : le saint-simonisme et le mouvement social-chrétien.
Les saint-simoniens ont préconisé le collectivisme et ont voulu
supprimer l'héritage. Mais toutes les tentatives des socialismes
utopiques ont avorté les unes après les autres. Le catholicisme
social est plutôt un réformisme social né dans les milieux
catholiques au XIXe siècle sous l'impulsion d'Albert de Mun et Marc
Sangnier. Ce mouvement est à l'origine des parties
chrétiens-démocrates d'Europe occidentale et des mouvements de
jeunesse catholique.
Le marxisme a l'ambition de restaurer le « communisme
primitif » qui selon Marx, a existé avant l'appropriation de la
terre ; le communisme est un idéal caractérisé par
l'abolition de la propriété privée des biens de production
et de consommation. Pour atteindre ce but suprême, Marx préconise
une transition socialiste pendant laquelle seuls les biens de production seront
collectivisés. Dans l'esprit de Marx, le communisme doit instaurer une
société sans classes alors que dans le régime capitaliste,
selon lui, les propriétaires exploitent les salariés qui ne
possèdent que leur « force de travail ». Ainsi la
pauvreté serait-elle artificiellement créée par le
capitalisme.
Les théories néo-libérales sont promues
et défendues par l'école mathématique, l'école
marginaliste, le Keynésianisme et le monétarisme.
Fondée par le philosophe Cournot en 1838,
l'école mathématique a été animée par
Stanley Jevons en Grande Bretagne (1872), par Léon Walras en Suisse
(1874) et Wilfried Pareto (1927), et aux Etats-Unis par Irving Fisher. Jevons
et Walras étaient interventionnistes, et Pareto individualiste. L'apport
de ces économistes pour l'étude de la pauvreté est celui
d'avoir développé des analyses statistiques utiles à la
compréhension du phénomène, et d'avoir
étudié la rupture de l'équilibre général. Le
mérite des économistes mathématiciens est donc d'avoir
abordé scientifiquement les phénomènes économiques
et sociaux du XIX et XX siècle.
L'école marginaliste est ainsi nommée parce que
ses représentants ont effectué des calculs « à la
marge ». En effet, l'école marginaliste insiste sur l'importance
des facteurs psychologiques dans les comportements économiques.
Le Keynésianisme porte le nom de son fondateur, John
Maynard Keynes. Keynes est surtout connu pour son ouvrage La théorie
générale de l'emploi, de l'intérêt et de la
monnaie, publié en 1936. Défenseur du capitalisme, Keynes
croit indispensable l'intervention de l'Etat en temps de crise. Il
préconise en ce cas, une intervention de l'Etat par des grands travaux
et une politique économique appropriée (monétaire, fiscale
et de déséquilibre budgétaire volontaire). Le
keynésianisme a aussi bien inspiré le New Deal aux Etats-Unis
(politique de Roosevelt en 1932) que beaucoup de politiques économiques
en Europe après 1945. Ses analyses du chômage restent pertinentes
à la fin du XXe siècle, même si les politiques
keynésiennes ne sont pas aussi faciles à mettre en oeuvre qu'au
milieu du XXe siècle. A titre d'exemple, les grands travaux ne
nécessitent plus autant de main-d'oeuvre à la fin du XXe
siècle qu'au milieu de celui-ci.
Milton Friedman de l'Ecole de Chicago est sans conteste le
représentant de l'école néo-quantitativiste de
l'économie : le monétarisme. D'après les
monétaristes, pour juguler l'inflation, l'appauvrissement et les
désordres qui en résultent, il faudrait et suffirait que les
pouvoirs publics limitent la masse monétaire en circulation. Des
politiques d'inspiration monétariste ont été menées
aux Etats-Unis, pendant les deux premières années du
président Reagan (1981-1982) ; en Grande Bretagne Thatchérienne
(de 1979 à 1985) ; au Chili sous Pinochet à la même
époque ; en France après 1986 ou en Allemagne, où des
politiques du « franc fort » ou d'appréciation du mark ont
été défendues et appliquées.
Toutefois, le monétarisme est jalonné de
plusieurs écueils à savoir d'abord que l'inflation n'a pas que
des causes monétaires, car il existe une inflation à facteurs
internationaux et à raisons psychologiques, ensuite, des
monétaristes ne définissent jamais avec exactitude ce qu'ils
appellent la masse monétaire ; enfin, l'abondance des
thérapeutiques montre qu'une politique monétaire ne suffit pas
à juguler l'inflation, une politique fiscale par exemple peut y
contribuer également.
Dans l'ensemble, les néo-libéralistes à
la fin du XXe siècle insistent sur le rôle de l'Etat dans la lutte
contre la pauvreté. Ils préconisent la diminution de
l'intervention de l'Etat et la diminution ou la disparition de larges pans de
la protection sociale. La protection sociale, à leurs yeux, aurait des
inconvénients très importants : son coût prohibitif, son
inutilité, son inefficacité et même sa nocivité. La
protection sociale dissuaderait par exemple les chômeurs de rechercher un
travail.
A l'issue de ce survol de la lutte contre la pauvreté
dans la pensée économique, il apparaît que plusieurs
doctrines ont été envisagées pour atténuer,
améliorer et enfin éradiquer la pauvreté. Qu'il s'agisse
du mercantilisme, du libéralisme, de l'anti-libéralisme ou du
néo-libéralisme, il est question du rôle de l'Etat dans la
lutte contre la pauvreté. Pour le mercantilisme, l'Etat doit
entreprendre des activités génératrices de revenus pour
s'enrichir et devenir puissant. Pour le libéralisme, l'Etat doit se
retirer et donner libre cours à l'entreprise privée.
L'anti-libéralisme par contre, préconise l'intervention de l'Etat
dans la vie de la nation pour la restauration et la sauvegarde de
l'égalité sociale. Pour le néo-libéralisme, l'Etat
doit rétablir la libre concurrence économique et l'initiative
individuelle tout en jouant le rôle d'arbitre, notamment en intervenant
pour créer le cadre légal qui permet le fonctionnement du libre
marché (intervention juridique) et en remettant en mouvement les
éléments qui peuvent entraver l'équilibre du
système (intervention économique).
De façon schématique, la lutte contre la
pauvreté dans la pensée économique est passée de la
phase de l'Etat-entrepreneur à celle de l'Etat
néo-libéral, en passant par celles de l'Etat libéral et de
l'Etat-providence. Ce regard rétrospectif sur la lutte contre la
pauvreté suscite le questionnement sur le fondement théorique de
la résurgence du concept de la lutte contre la pauvreté.
II.1.3. Fondements théoriques du concept de
lutte contre la pauvreté : les théories
néo-évolutionnistes et
néo-libérales.
La résurgence du concept de lutte contre la
pauvreté trouve son fondement à la fois dans la pensée
socio-anthropologique (néo-évolutionnisme multilinéaire)
et économique (néo-libéralisme) du
développement.
Contrairement à l'évolutionnisme
unilinéaire de Rostow qui trace les étapes essentielles et
inévitables par lesquelles doivent passer les pays
sous-développés pour atteindre le développement, le
néo-évolutionnisme auquel est associé le nom de Talcott
Parsons obéit à une démarche multilinéaire dans le
processus de développement. Ce néo-évolutionnisme revient
sur les études comparées des sociétés en essayant
d'établir, à l'aide des apports du structuro-fonctionnalisme, des
critères objectifs de classement des sociétés. Il retient
le critère de la capacité d'adaptation créative aux
réalités internes et externes.
Cette approche se distingue de celle des
évolutionnistes unilinéaires en ce sens qu'elle ne postule pas un
facteur unique d'explication de la réalité sociale, et
récuse tout déterminisme social. La multiplicité des
facteurs et leur agencement, une grande variabilité des conditions du
changement obligent ainsi une prise en compte global des divers aspects
techniques, institutionnels et culturels caractérisant chaque
organisation sociale particulière.
Le néo-évolutionniste consacre un changement de
perspective sur le développement et la nécessité d'une
articulation entre développement et sociétés, ainsi que la
multitude des voies pour y parvenir. Chaque société, dans la
perspective néo-évolutionniste, doit penser son propre
développement en fonction de ses propres valeurs.
Le néo-libéralisme quant à lui est une
doctrine économique qui veut rénover le libéralisme en
rétablissant ou en maintenant le libre jeu des forces
économiques, l'initiative des individus et la recherche de
l'intérêt personnel, par une action adéquate de l'Etat sur
le plan juridique et économique. Pour les partisans de cette doctrine,
le déclin du libéralisme tient à ce que la liberté
juridique, la non-intervention de l'Etat n'ont pas suffi à maintenir
l'équilibre spontané du libre jeu des lois économiques. Le
principe de « laisser-faire, laisser- passer » a été
interprété non comme un mot d'ordre révolutionnaire mais
comme une règle conservatrice établissant la passivité de
l'Etat. Cette attitude, qui a favorisé la concertation et le monopole,
ainsi que la domination de l'économie par la finance, a tué la
concurrence.
Le néo-libéralisme repose sur quatre principes :
le refus de la croyance à une évolution fatale vers le
collectivisme ; la priorité donnée à la recherche de
l'intérêt personnel dans le cadre légal
déterminé, sous la responsabilité sanctionnée par
le risque du producteur et du consommateur ; la croyance à la
non-nocivité de l'inégalité des conditions humaines, qui
développe l'initiative, le goût du risque, le dynamisme productif
; la nécessité d'une intervention de l'Etat.
En prônant le recul de l'Etat-providence, le
néo-libéralisme incite au désengagement de l'Etat de
certains secteurs de la vie de la nation. Ainsi, la quête du
bien-être des populations cesse d'être l'initiative exclusive de
l'Etat. Aux acteurs étatiques s'ajoutent les acteurs
non-étatiques nationaux et internationaux de développement. Le
développement devient l'affaire de tous, l'Etat ne jouant plus que le
rôle de régulateur. C'est autour de ce principe du
néo-libéralisme que s'articule le concept de lutte contre la
pauvreté. Les initiatives de développement de la
Communauté internationale, de la société civile et des
pauvres eux-mêmes traduisent dans la réalité ce principe.
En somme, le néo-évolutionnisme par son principe
de diversification des voies de développement et d'articulation entre le
développement et sociétés d'une part, et le
néo-libéralisme par son principe de recul de l'Etat-providence et
la promotion des initiatives non-étatiques d'autre part, sont à
la base du concept de lutte contre la pauvreté. Le concept de lutte
contre la pauvreté a donc pour fondement théorique le
néo-évolutionnisme et le néo-libéralisme. Que dire
alors de la vogue de la politique de lutte contre la pauvreté ?
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