Subjectivité et intersubjectivité dans la conversion indiviuelle masculine à l'islam en France au XXI siècle( Télécharger le fichier original )par Marie Bastin Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris - 2002 |
Religion, « conversion » et identité individuelle ultramoderneLa question individuelle de l'existence d'une communauté de destin se pose dans le champ de la postmodernité qui est balisé par le métissage culturel, estampillé par la critique radicale de la raison moderne, inquiété par la crise générale du futur et fasciné par le développement accéléré des technologies liées à la diffusion de l'information. La mise en commun d'un drame personnel, l'acceptation des limites identitaires et la reconnaissance identitaire sont alors incessamment recherchées par les individus, jusque dans la mise en participation de l'espace du religieux. Dans un premier temps, à l'ombre d'un tel « désenchantement du monde »47(*), construire une identité individuelle économique, culturelle, familiale et politique est une préoccupation lancinante et très mobilisatrice, du fait, que « les identités sont de moins en moins attribuées et immuables »48(*). Construire, alors, « une identité à contenu religieux peut apparaître comme un moyen de garder la maîtrise du rapport à la société de consommation sans sombrer dans la marginalisation et le désespoir ».49(*) Mais, si une telle construction identitaire permettrait à l'individu d'intégrer le rite et l'interdit, à son histoire personnelle, afin qu'il structure ses limites identitaires et subjectives dans le processus de reconnaissance, dans un contexte où la religion, « dans l'optique postmoderne, ne s'oppose pas à la raison moderne »50(*), l'individu, est devenu un « sujet religieux qui oscille entre tradition et modernité et qui opte pour les croyances du passé tout en se laissant séduire par les valeurs attrayantes de la modernité. Ce choix amphibologique marie les valeurs modernes et les traditions. »51(*) L'enjeu postmoderne de la religion est de rendre possible de jouer avec les limites, afin de se dégager de positions fâcheuses et de « s'y prendre autrement » et de s'ouvrir à autrui, à la différence et à l'étranger. Dans un deuxième temps, être en religion postmoderne, serait comme un art de vivre, art d'aimer et de mourir, art de manoeuvrer en situation difficile, et porterait l'individu à un travail sur soi, à un exercice ritualisant ce qui est en excès en lui et à un appel d'enchantement de la vie, afin qu'il lui devienne possible de jouir « dans une agilité lumineuse ».52(*) Il s'agit également, pour l'individu « d'appartenir », au sens large. Appartenir, plus spécifiquement encore, selon la théorie ressource mobilization theory52(*), (du point de vue individuel) signifie, procéder ou vivre l'action consistant à mobiliser une ressource individuelle « sur laquelle investir l'énergie, à alimenter avec des techniques adéquates ». Dans ce cadre, l'appartenance religieuse postmoderne pourrait « être l'acceptation de tout ou partie de la série de devoirs auxquels [l'individu] se plie volontairement ou inconsciemment. » Finalement dans un troisième temps, le rapport au sacré en société postmoderne semble marqué, d'une part, par ce que nomme M. Arkoun53(*), « la religion individuelle », qui révèle du « besoin de philosopher » et qui spécifie cette religiosité comme « le besoin des besoins déjà satisfaits ». Et d'autre part, au vue du nombre croissant d'individus qui interprètent leur vie et leur mode d'existence (sans bénéficier d'interprétations autorisées et extérieures), ce rapport au sacré, et plus particulièrement le rapport au sacré islamique, est stigmatisé par un déficit croissant des connaissances religieuses diffusées et par une différence de plus en plus grande entre ceux qui connaissent spécialement les contenus et textes religieux et la masse des simples fidèles.54(*) Le changement de religion ou la conversion à l'islam revêtent, pourtant, de moins en moins le caractère extraordinaire, dû à la rupture totale avec l'univers social précédemment fréquenté. En effet, en suivant la théorie que développe M. Wieviorka55(*), basée sur le concept du « triangle de la différence », participer, du point de vue individuel, à la vie sociale postmoderne et à la modernité, « c'est être de moins en moins appelé à se conformer à des normes et à des rôles prédéterminés. »56(*) Car, les valeurs postmodernes dominantes sont plus la flexibilité, l'acceptation du risque et de la complexité, l'incertitude, la disponibilité pour une communication permanente, la capacité de se déplacer, et de changer de métier, de lieu de travail et d'entreprise. Dans ce contexte, le sujet, soucieux de son autonomie, de sa liberté et de sa responsabilité personnelle et l'individu, participant de la modernité, « entrent en conflit avec tout principe d'identité »57(*). Car, cette dernière qui n'est plus définie en termes d'adhésion à « des utopies globales », ne peut, pourtant, s'élaborer sans une stabilité, sans une certaine rigidité et sans une fidélité qui délimitent et établissent « un univers où ce qui advient est relativement prévisible [...] et où les conduites peuvent par conséquent être orientées par des valeurs qui ne bougent pas en permanence. » Il s'agit, donc, pour les individus de vivre avec ces conflits, de les gérer et surtout de s'y retrouver en tant que tels et dans leurs relations aux collectifs. Et il est, alors, question d'accomplir une véritable mobilisation identitaire qui procède de la recherche de moyens, dont le religieux, pour, d'une part, incarner la « liberté sans contenu spécifique » et d'autre part, « être à la hauteur des revendications multiples qui se cristallisent en soi »58(*). Si ainsi, le religieux est de ces moyens propres, saisis par l'individu postmoderne, pour tenter ce type de réalisation, la mobilisation identitaire, productrice de sens par lequel l'individu pourrait être soulagé, lui permettrait de pouvoir se dégager du système social, afin d'acquérir une appartenance originale, qui marque une distance envers la modernité et fait de lui un « individu ». Cette distanciation favoriserait, à son tour, la mise en oeuvre d'une réflexivité propre à la subjectivité en le réalisant comme « sujet ». Cette réflexivité et cette subjectivité éviteraient à l'individu la rupture sociale, et lui permettraient de se socialiser pleinement, sur la base d'affects et de perspectives religieuses et de développer son « identité collective ». La triangulation individu-identité collective-sujet fonctionne, alors, grâce à la dynamique du choix individuel, dynamique qui s'exprime, également et plus particulièrement, dans le domaine du religieux. Choisir sa religion répond ainsi aux trois dimensions de l'individu postmoderne : individu-identité collective-sujet, qui en tendant à satisfaire les besoins de ses trois élans interactifs pourrait lui permettre de vivre une identité unifiée et de façon originale, de se mettre en jeu sur trois niveaux, pour entrer, individuellement, en relations avec les univers de la croyance et/ou de l'expérience religieuse et/ou de la pratique religieuse. Que sont ces univers et comment s'articulent les uns avec les autres ? Comment les individus « convertis » vont-ils les fréquenter, les valoriser et en construire leurs identités ? De la religiosité : trois dimensionsLa religiosité est avant tout une « manifestation de formes concrètes, empiriquement observables au travers desquelles, acteurs individuels ou collectifs expriment diverses dimensions de la religion. »59(*) Elle met l'accent sur l'investissement individuel dans les relations d'échanges, sur l'élaboration de soi et l'apprentissage de l'adaptation à la vie et sur le sens à donner pour chaque individu en état d'intersubjectivité à l'existence, et peut être envisagée comme la coordination de trois dimensions, interdépendantes. La croyance fait écho au « bagage de connaissances et de ressources symboliques » d'Homans, l'expérience religieuse, elle, est du ressort des rapports philosophiques de soi à la société et la pratique religieuse, finalement, dégage, plus particulièrement, les aspects concrets et exprimés entre les acteurs, dans le cadre du collectif. Grâce à la recherche anthropologique de l'origine des formes de croyances religieuses, les dimensions du croire religieux ou de la croyance ont pu être identifiées sur deux plans, celui des besoins structurels de l'être humain et celui des stratégies de satisfaction des besoins du premier. Les stratégies de satisfaction sont anthropologiquement sédimentées dans l'espèce et utilisées au cas par cas, par les individus pour construire des systèmes culturels complexes ou des constellations de valeurs socialement diffusées. La croyance est, d'une part, une forme de connaissance individuelle, autonome et distincte de la connaissance rationnelle qui peut être ou non verbalisée. C'est l'individu qui lui confère « un plein assentiment rationnel et émotif »60(*). Elle est ainsi fondée sur une forme d'intuition, fruit de la participation active des interrelations entre croyance et expériences religieuses. D'autre part, la croyance est l'ensemble des attitudes individuelles en relation avec un être supérieur ou avec une puissance perçue comme transcendante ou mystérieuse et une relation et un « croire en » qui indiquent une reconnaissance de soumission, d'une limitation et d'une impuissance de l'être humain vis-à-vis d'un « être » puissant, lumineux et plein de vérité. Cette reconnaissance fondamentale porte la connotation « verticale » de la relation par laquelle les individus mettent en ordre leurs systèmes de connaissance, la connotation « horizontale » de la relation. L'ensemble des principes de ces systèmes de connaissance est dérivé de la relation de croyance fondamentale sur la base desquels les individus acquièrent une explication des ordres social et cosmique61(*). Les individus tendent, dans le cadre des cinq dimensions de la croyance postmoderne identifiées62(*), à fonder l'authenticité de leur(s) croyance(s) en termes psychologiques et en termes sociaux. Ils peuvent rationaliser leur(s) croyance(s) et la(les) faire devenir une partie vitale de l'agir quotidien ou ils peuvent adhèrer à une institution plus ou moins stable, garantie dans le temps et l'espace de la continuité et de la présence significative. Ces compositions donnent à distinguer quatre grands types de croyance : la superstition, le dogmatisme, le fondamentalisme et le mysticisme. La deuxième dimension de la religiosité, inséparable de la première, est l'expérience religieuse dont l'instrument de mesure est le sacré63(*) comme double catégorie de termes. Cette mesure s'établit en fonction de quatre types de variables.64(*) L'expérience religieuse est une expérience dé-structurante créatrice d'un nouvel ordre de pensées et de valeurs qui survient à un moment précis de la vie individuelle. Elle donne lieu à des attitudes et des comportements plus structurés et est un fondement de structuration de l'individu. Dans le cadre de cette expérience, l'idée de la force puissante à laquelle renvoie la notion de sacré, est perçue comme mystérieuse et inquiétante. L'expérience religieuse touche donc l'individu sur le plan strictement personnel et sur le plan collectif. Elle est immédiate, influencée par le désir d'immortalité, par la peur de la mort, par le besoin d'être aimé et d'aimer et par le besoin de connaître le monde et ses origines. Ce qui la met en relation directe avec ce qui est pointé par M. Arkoun et M. Wievorka précédemment. Si l'expérience religieuse est intimement liée à la croyance, la pratique, elle n'est pourtant pas systématique chez tous les croyants. La pratique religieuse est la « mise en acte par un croyant d'un ensemble de prescriptions rituelles plus ou moins institutionnalisées plus ou moins imposées pour que l'adhésion à la croyance soit visible et vérifiable. » Pour qu'il y ait pratique religieuse, il faut qu'il y ait non seulement croyance, mais aussi expérience religieuse et il faut pouvoir identifier l'existence d'une autorité, d'un dispositif de rituels et celle d'un corps de spécialistes. Si la pratique religieuse est un bon indicateur d'appartenance, la pratique religieuse invisible peut être néanmoins plus intense que sa visibilité. En effet, dans la pratique religieuse, l'on expérimente le degré de contrainte collective, exercée par le contexte socio-religieux plus large alors qu'elle exprime également, par la fonction fondamentale et originelle, une certaine expérience, une certaine croyance et d'autres fonctions politiques et culturelles. La pratique religieuse est une aune de mesure et de matérialisation sociologiques de la religion, sous quatre angles : le mysticisme naturel, l'expérience religieuse, la religion de salut politique pour laquelle être religieux signifie être engagé et la religion comme une religiosité sobre, spontanée, fraîche et non contaminée culturellement. Selon la définition de l'expérience religieuse, la conversion religieuse est bien une de ces expériences, mais elle a entre autres de particulier d'être objet de récit. Qu'elle est la particularité du récit du choc biographique de la conversion religieuse ? * 47 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, NRF, Paris, 2000 * 48 * 49 R. Leveau & O. Schmidt di Friedberg * 50 D. Jeffrey, Jouissance du sacré, religion et postmodernité, A. Colin, 1998 * 51 ibid * 52 Sabino Acquaviva, Enzo Pace, La sociologie des religions, CERF, Paris, 1994 * 53 Cherif Ferjani, Les voies de l'islam, approche laïque des faits islamiques, Histoire des religions, CRDP Franche-comté, CNDP, Besançon, 1996 * 54 Sabino Acquaviva, Enzo Pace, La sociologie des religions, CERF, Paris, 1994 * 55 M. Wieviorka, La différence, Balland, Paris, 2000 * 56 ibid, p. 153 * 57 ibid, p. 154 * 58 ibid, p. 154 * 59 Sociologie des religions, H. Mead, * 60 ibid * 61 R. J. Campiche, Cultures jeunes et religions en Europe, collectif, Cerf, Paris, 1997, Ainsi « passe pour « vrai » prioritairement, ce dans quoi le sujet peut « se reconnaître » : la validation subjective ou intersubjective des croyances tend à faire de ces dernières, non point des « lieux » d'affleurement d'une vérité transcendante [...], mais des carrefours de libre circulation du sens », p. 349 * 62 La première est la croyance en un être/une puissance surprahumaine, La deuxième et la troisième sont le nom donné à l'entité de la première et le degré de croyance en cette même entité. La quatrième concerne la croyance en cette entité dans le contexte socio-culturel de référence de l'individu. Et la cinquième, finalement, est celle des croyances dérivées comme la théodicée, le salut, l'origine de l'univers et l'ordre social existant. * 63 Elle exige l'usage de la notion de sacré et de sa définition qui est, d'une part, une notion antithétique du couple conceptuel formé avec la notion de profane où le sacré est ce qui est perçu comme présent dans la vie avec les traits de la puissance, de l'extraordinaire et du « radicalement autre ». Il se décline en termes d'immanence et en termes de transcendance. D'autre part, le sacré est « une modalité de la société elle-même ». Il s'agit de « la croyance collective en un ordre méta-social et de l'expression sublimée d'un besoin méta-utilitaire de la solidarité et de la communion ». * 64 Les variables substantives permettent d'évaluer le type d'émotions suscitées et admises d'être éprouvées. Les variables nominales, elles, permettent un classement des définitions du « radicalement autre » expérimentées comme une réalité. Les variables analogiques envisagent la compréhension des émotions et expériences individuelles du sacré, identiques ou différentes de celles d'autres états et situations non ordinaires. Les variables du contexte, pour finir, permettent de contextualiser l'expérience du sacré. |
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