"en aparté"sur Canal Plus : l'invité, le public et le média comme tiers autoritaire dans une émission de conversation( Télécharger le fichier original )par Marylène Khouri Institut Français de Presse Paris II-Assas - Maà®trise d'information et communication 2005 |
b) Un simulacre d'intimitéRevenons sur l'étymologie du titre de l'émission, En aparté : selon le dictionnaire de l'Académie Française, le nom masculin « aparté », issu de la locution adverbiale italienne a parte signifie « à part, à l'écart ». Il s'agit d'une expression du monde du théâtre qui définit « ce qu'un acteur dit à part soi et que les personnages en scène sont censés ne pas entendre, mais que le public comprend parfaitement ». En second sens, cela signifie aussi « un petit groupe séparé ou conversation particulière en marge d'une réunion, d'une assemblée. »Et enfin, l'expression « en aparté » signifie « de façon à ne pas être entendu »73(*). Le titre de l'émission sous-entend en fait que cette conversation est en marge du circuit promotionnel classique, qu'elle convoque une intimité particulière. Ce titre suggère un statut particulier « à part ». Pourtant, et c'est ce que nous allons voir, cette intimité est bien factice et sert juste de prétexte au média et au public d'assouvir son autorité sur l'invité. Ici, il s'agit d'une fausse intimité où on y utilise les artifices mais dans une volonté paradoxalement spectacularisante. Par ailleurs, le ton psychologisant de l'émission est symptomatique d'une certaine « télévision de l'intimité » qui s'est développé ces dernières décennies. En effet, « la psychologisation des écrans accompagne la psychologisation des sociétés.74(*) » Cette « télévision de l'intimité », sujet de l'ouvrage éponyme de Dominique Mehl, concerne traditionnellement des émissions traitant des problèmes de l'anonyme. Les figures de proue de notre époque sont Mireille Dumas et Jean-Luc Delarue mais de nombreux dérivés sont apparus au fur et à mesure ( Confessions intimes entre autres). Ces émissions ont pour but de recueillir la parole de l'anonyme témoignant de problèmes sociaux. Celui-ci acquiert ainsi son heure de gloire mais une heure de gloire étrange appelant à la prise de pitié du téléspectateur ; Le média occupe dans ses émissions une place particulière : « Face à la télévision de l'exclu, télévision du pauvre, le média se donne à voir comme un candidat au traitement des défections du lien social »75(*). Face à cette intimité du pathétique, on peut ériger « En aparté » comme une télévision de l'intimité valorisatrice, d'autant plus qu'elle ne concerne pas les anonymes mais les personnalités. Celles-ci, grâce à l'émission, traitent une défection originelle du lien social qu'ils ont avec le public. Elles recherchent, par cette intimité proposée par l'émission un lien affectif avec leur public ; « La confession médiatique induit un rapport de soi à soi et aussi un rapport de soi au monde social. Porter sur scène son histoire ou ses sentiments personnels contribue à les assurer d'une certaine validité ; l'exhibition devient dès lors un moyen de parfaire une identité sociale. Celle-ci ne peut se dessiner dans des rapports interindividuels, dans des espaces purement privatifs, familiaux oui domestiques, car elle recqiert un regard, une sanction par la société. »76(*) La personnalité recherche en fait deux messages à travers son intervention dans l'émission : l'affirmation de sa reconnaissance professionnelle « oui, je suis une célébrité, je le mérite », et l'affirmation de sa normalité « oui, je suis comme vous, j'ai des états d'âme ». L'invité recherche une validation de son parcours individuel par la collectivité ce qu'explique Arnaud Marty-Lavazelle77(*) : « La confession n'a pas, à l'image du message personnel ou du verbe thérapeutique, une fonction seulement personnelle. Elle entretient un rapport particulier avec le collectif. Elle s'y plonge et s'y alimente. Elle est à la fois révélation personnelle et message. Elle confronte l'expérience individuelle au regard et à l'écoute du monde social, sans pour autant tenir des propos sur ce monde lui-même. Elle n'est pas prophétique mais factuelle. Elle n'est ni propagandiste, ni prosélyte mais égocentrée ; Elle est en même temps affirmation individuelle et quête de reconnaissance par la collectivité. Elle est définition d'une identité sociale par la déclamation d'une identité privée » La confession cathodique ressemble à plusieurs égards, en premier lieu étymologique, à la confession catholique. L'invité justifie son parcours, reconnaît ses fautes, cherche le pardon en quelque sorte. L'espace public et l'espace privé se mêlent, les personnages publics se sentent obligés à l'heure de la médiatisation à tout va, d'exposer leur intimité. Dominique Mehl impute cette tendance à l'époque moderne : « Etalage de l'intimité sur la place publique, visibilité du relationnel, exhibition de l'interrelationnel, exposition publique du savoir et de la démarche psy : l'époque moderne approfondit le double-mouvement de publicisation de l'espace privé et de privatisation de l'espace public »78(*) Cette « intimisation » de l'espace public est contestée. Pour Richard Sennett, « la société intimiste est une société incivile » qui a perdu le sens des intérêts du groupe. L'idéologie intimiste a selon lui pour premier effet de vider la vie sociale de sa dimension politique. En effet, intimité et narcissisme sont intrinsèquement liés, et selon Christophe Lasch, le narcissisme est symptomatique de ces sociétés vidées de leur âme : « La popularité du mode de pensée psychiatrique, (...) le rêve de célébrité, et le sentiment angoissé de l'échec (...) ont en commun un caractère d'intense préoccupation narcissique. Cette concentration sur soi définit le climat social de la société contemporaine (...) La concentration de la personne aboutit à la négation de la personne » L'émission « En aparté » par son importance au sein de l'espace médiatique participerait donc à la déliquescence du sens politique des citoyens. Au-delà de cette émission, l'émergence de la sphère de l'intimité dans nos médias est un phénomène global, qui concerne de nombreux domaines et qui modifierai notre regard politique. Citons entre autres l'érosion de livres intimes (« La vie sexuelle de Catherine Millet »), d'expériences cinématographiques (les films de Catherine Breillat) qui tendent à toujours plus vouloir élargir notre seuil de tolérance face au thème de l'intimité. La sociologue Numa Murard s'est intéressée à cette question sur le site « Loft Scary »79(*) : Elle pose comme hypothèse la domination du regard en tant que sens. En effet, face à un phénomène de voyeurisme comme Loft Story, et donc par extension comme En aparté, le sens du regard prédomine, certes mais n'intervient pas à priori dans ce qui concerne notre intériorité, soit notre intimité. Pourtant les émissions de télévision percent de plus en plus cette barrière qu'a le regard face à l'intimité. Le téléspectateur assiste de plus en plus à des scènes auxquelles il n'a pas été convié : familles à l'autorité défaillante, situations de vie quotidiennes atypiques...Or en érigeant le regard comme sens dominant face à l'intimité, la sociologue craint une déperdition de la culture :
« (...) On n'est pas obligé d'accepter sans broncher la domination du regard. Le regard est le sens dominant, qui ordonne, classifie, hiérarchise, il est le sens du pouvoir. On n'est pas obligé d'accepter qu'il domine aussi l'intériorité. Au lieu d'un big brother totalitaire, nous dit Jean-Claude Kaufmann, Loft Story manifesterait la démocratisation du regard, le fait que chacun, et non plus seulement une élite, peut être soi et tenter d'exister davantage en étant regardé et en regardant. Mais je crois que la domination du regard sur les autres sens est une négation de la culture, ou plutôt une soumission à ce qu'elle a de plus hypocrite, ce qu'elle dissimule sous la politesse ou la courtoisie, ce que traduit l'expression "pas vu, pas pris". Numa Murard s'inquiète de la généralisation d'une intimité qui ne renforce que peu l' « intériorité » du téléspectateur. En effet, les émissions de l'intimité contribueraient à brouiller les pistes entre ce qui relève de l'intimité et ce qui relève de l'intériorité.
« C'est le regard des autres qui conduit les hommes à plonger en eux-mêmes. C'est pourquoi l'intimité a changé de sens après l'âge classique. Elle désignait le cercle des proches (les intimes), elle a ensuite désigné le rapport de soi-même à soi-même, l'intériorité. Mais il ne faut pas confondre l'effet avec la cause. Si les agencements des regards dans les groupes dominants sont à l'origine du développement de l'intériorité, il ne s'ensuit pas que cette intériorité soit et doive être dominée par le regard. » Jacques Hassoun80(*) a une vision quelque peu plus nuancée de ces émissions de télévision. Celles-ci, par leur nature ne peuvent convoquer la « vraie » intimité : « Ce qui se donne à voire dans nos étranges lucarnes n'a rien à voir avec l'intimité. L'intime, c'est plus que la chambre à coucher. C'est quelque chose qui est à l'intérieur de soi, le lieu des pulsions où il n'y a pas de négation, où la pulsion de mort n'a pas de représentation, où le temps n'est pas inscrit »81(*)
Jean-Pierre Winter ose le terme d' « extime » pour décrire l'intimité supposée des émissions de télévision. Le for intérieur resterait épargné par les opérations de publicisation. Pourtant, là encore le propos est modéré par la constatation d'un déplacement des frontières du secret, d'une « évolution des conventions sociales concernant le domaine privatif ». La télévision tend à repousser toujours plus les limites entre espace public et espace privé. Les personnalités médiatiques ont souvent des difficultés a définir les frontières entre leurs intimités et ce qu'elles doivent à leur public. Elles livrent parfois des mises en scène de leur intimité (Johnny Hallyday présentant son fils dans Paris Match dans un décor de rêve, Nicolas Sarkozy jouant au football avec son fils toujours dans le même magazine) pour éviter que les paparazzi leur volent des morceaux de leur « vraie » intimité, bien moins idyllique. En cela, le concept d' En aparté leur offre une manière institutionnelle de présenter une de leurs facettes intimes dans un décor codifié qu'ils peuvent tenter de maîtriser. Une prestation chez Pascale Clark leur permet de définir et différencier ce qui relève du public et ce qui relève du privé. Ils donnent ainsi ce qu'ils ont envie de donner. Tout le travail (et le talent) de Pascale Clark est de les pousser dans des retranchements inédits, ce qui arrive parfois. Lors du passage de l'actrice Elsa Zylberstein en mars 2003, celle-ci avait fondu en larme à l'évocation d'une des frustrations majeures de sa vie, l'abandon de la danse. De même, Martine Aubry avait elle aussi pleuré en visionnant des images de l'élection présidentielle 2003. Lors de ces deux émissions, Pascale Clark a réussit à faire partager au public des réactions d'un ordre pulsionnel, soit de l'ordre de l'intimité. Par ailleurs, l'animatrice essaie à tout moment de créer des « ponts » conversationnels entre vie privée et publique. Par exemple, lorsqu'elle retrace le parcours de Maitena Biraben, elle évoque la difficulté de faire garder ses enfants ; s'ensuit une longue réponse de Maitena Biraben concernant son expérience sur la garde alternée. On pénètre ainsi dans la vie privée de la personnalité, sous ses aspects les plus prosaïques. Dominique Mehl rappelle82(*)que « les émissions de l'intimité qui affluent sur nos écrans cathodiques français contribuent à remodeler les rapports entre espace public et espace privé dans les sociétés contemporaines. La psychologisation du jeu social et la mise en scène du relationnel nourrissent un processus de subjectivisation où le regard supplante le verbe, la monstration l'emporte sur la démonstration. L'exhibition des affects et la valorisation de l'expérience individuelle deviennent des prismes de lecture du monde social » Norbert Elias83(*) rappelle que la différenciation des sphères publiques et privées date du dix neuvième siècle :
« Il est certain que le partage entre vie professionnelle et vie privée s'est manifesté déjà au dix neuvième siècle, et même plus tôt dans des couches sans grande influence, mais il ne pouvait produire tous ses effets que dans une société de masse urbaine. C'est là seulement que l'individu pouvait- tout en restant soumis au contrôle de la loi- échapper jusqu'à un certain point au contrôle de la société. Pour l'homme de la société de cour- au sens le plus large du terme- du dix septième et du dix huitième siècle- ce partage n'existait pas encore. Les effets heureux ou malheureux de son comportement ne se manifestaient pas dans la sphère professionnelle, pour ensuite déborder sur la sphère privée. A toute heure de la journée, son attitude pouvait décider de son succès ou de son insuccès social. C'est pourquoi le contrôle social s'exerçait aussi directement sur toutes les sphères de l'activité et sur tous les comportements. »84(*) La société exerce donc depuis bien longtemps un contrôle insidieux de l'individu et cette constatation prend tous son sens aujourd'hui chez nos personnalités médiatiques. Celles-ci, en devenant célèbres concluent un pacte tacite avec le public ; elles doivent rendre compte d'un bon comportement et de ce comportement dépend un éventuel succès en salle ou ailleurs. Le dispositif d' En aparté permet un contrôle « physique » de la personnalité. Elle propose une visite dans l'intimité de ses postures sociales. « Bien sûr, le discours émeut, la parole trouble, le secret dévoilé déconcerte et dérange. Cependant, au-delà des mots, les postures corporelles, les réactions physiques frappent plus encore l'imagination du téléspectateur »85(*) Ce n'est pas tant ce qui est dit qui intéresse le téléspectateur mais comment il est dit. Après un passage dans l'émission, le téléspectateur se rend compte alors du degré de sympathie ou d'antipathie que provoque chez lui tel invité. Par exemple, alors que j'avais imaginé Maitena Biraben comme une personne assez douce et sympathique, j'ai découvert une personnalité brute, un peu prétentieuse et égocentrée. Concernant la prestation de François Hollande, cela m'a conforté dans l'idée que j'en avais. On le découvre mal à l'aise avec les médias avec un côté attendrissant : un côté que l'on aurait du mal à trouver dans les émissions politiques classiques. Quant à Charles Berling, abonné aux rôles de timide dans sa filmographie, on le découvre naturel, simple et très à l'aise. Cette émission, loin des mises en scène de Tout le monde en parle prétend à une vraie découverte de l'invité.
En aparté serait donc une émission de l' « extime », pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Winter, où finalement rien de réellement intime ne nous serait dévoilée. Par contre, l'émission nous fait partager tout ce que le regard peut nous permettre de percevoir de l'intimité des invités. Ainsi, en lieu et place de la fausse proposition d'intimité volée proposée par les tabloïds, En aparté a pour promesse un dévoilement « externe » des manifestations de l'intimité, validé par l'approbation de l'invité. Ainsi, le téléspectateur perçoit de nombreux indices qui pourraient laisser croire à son réel dévoilement. Contrairement au phénomène du voyeurisme qui imprègne nos médias à travers des émissions comme Ca se discute ou Confessions intimes ou encore les nombreuses émissions de télé réalité, « En aparté » propose de renouveler la notion même d'intimité télévisuelle. Cette intimité qui est ainsi définie sur le site www.fabula.org où un chapitre est intitulé « Pour une définition de l'intimité » : « Souvent caractérisée par un mouvement de retrait vers un quotidien-refuge retranché de la sphère publique et sociale encline à l'exhibitionnisme et au voyeurisme (Internet, phénomène Loft Story, presse people...), l'intimité n'admettrait-elle pas une double définition à la fois constituée d'une intimité intérieure et solitaire propice à l'introspection, à la méditation et aux secrets de l'âme et d'une intimité extérieure de "coprésence" insérée dans une dialectique de la communion (amicale, familiale, conjugale), de la confidence, de la complicité et de la sociabilité communautaire ? Faut-il, comme Tournier, recourir à l'opposition de l' " intime " et de l' " ex time" pour qualifier avec justesse certaines formes d'art et d'attitudes propres au siècle présent ? De même, les concepts d' " imploration " et d' " exploration " proposés par Butor ouvrent-ils des perspectives pour décrire les abîmes de la vie intérieure »86(*) Ainsi, En aparté possède de nombreux indices de l'intimité : solitude, volonté d'introspection, confidences...Mais en même temps, l'émission par sa nature s'adresse à une masse de téléspectateurs, ce qui contredit la notion même d'intimité. Il s'agit en fait d'une intimité mise en spectacle : les codes de l'intimité sont singés et les participants le savent bien, mais parfois se laissent aller. On note d'ailleurs une évolution du comportement des invités : ceux-ci étaient bien plus naturels au début. Désormais, il n'est pas rare de voir des personnalités revenir plusieurs fois. Nous allons maintenant analyser les conditions du dévoilement de l'invité.
* 73 http://atilf.atilf.fr/academie9.htm,, version électronique du dictionnaire de l'académie française, vu le 16 juin 2005 * 74 « La télévision de l'intimité », Dominique Mehl, ed. Seuil, page 101 * 75 Ibid page 63 * 76 Ibid, page 108 * 77 Ibid, page 114-5 * 78 Ibid page 156 * 79 « L'intimité au risque du regard », Numa Marard, sur le site « Loft Scary », http://loftscary.free.fr/za05.htm, vu le 31 juillet 2005 * 80 La télévision de l'intimité », Dominique Mehl, éd. Seuil, page 148 * 81 Ibid page 163 * 82 « La vie publique privée », Dominqiue Mehl, revue Hermès n°13, septembre 1994, cité sur le site http://www.wolton.cnrs.fr/hermes/b_13_14fr_resume.htm , vu le 21 juillet 2 005 * 83 Norbert Elias « La société de cour », Paris Flammarion, 1985 * 84 Ibid page148-9 * 85 Ibid page 162 * 86 http://www.fabula.org/actualites/article3477.php, vue le 3 août 2005 |
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