5.3. Défis liés aux interventions en
nutrition communautaire
5.3.1. Intervention en nutrition communautaire dans
les CLSC et autres organismes communautaires
Les CLSC sont des établissements publics dont la
mission est d'offrir aux populations des territoires qu'ils desservent des
services de santé et des services sociaux courants de première
ligne et aussi de nombreux autres services dont les activités de
santé publique (Ministère de la santé et des services
sociaux, n.d). Plusieurs CLSC à travers la province offrent gratuitement
et généralement sur prescription des consultations en nutrition
afin d'aider les personnes à adopter et à maintenir des habitudes
alimentaires appropriées en fonction de leur état de
santé. Certains organismes communautaires, comme le Dispensaire
diététique de Montréal, offrent des services de nutrition
communautaire similaires à ceux qui sont offerts dans les CLSC. Les
nutritionnistes que nous avons interviewés dans le cadre de notre projet
ont mentionné que de nombreuses personnes immigrantes utilisent des
services de nutrition communautaire et ce, pour diverses raisons liées
à leur état de santé, soit pour des affections chroniques
: « sinon il y a le volet maladie chronique, fait que là on est
le plus souvent dans hypertension, diabète, cholestérol, c'est
ça, c'est le trio, le fameux trio prédiabète. Je dirais
ça, c'est comme les plus communs (entrevue 5, 4 juillet 2023) ou
pour des carences nutritionnelles chez leurs enfants : « donc mon
mandat, c'est de procéder à une évaluation nutritionnelle
de jeunes enfants puis d'identifier les problématiques et
d'établir un plan nutritionnel adapté aux besoins de chaque
enfant (entrevue 2, 26 juin 2023) » ou encore pour des suivis durant
la grossesse : « mon mandat c'est de suivre les femmes durant la
grossesse et jusqu'à ce que leur bébé ait autour de six
mois, donc le but, c'est de les suivre pendant la grossesse pour d'abord
s'assurer que l'alimentation soit optimale pour qu'elle puisse avoir un
bébé d'un bon poids (entrevue 4, 3 juillet 2023) ». Ces
personnes immigrantes généralement en situation
d'insécurité alimentaire possèdent des statuts migratoires
variés, mais présentent dans une large majorité des
vulnérabilités socio-économiques.
Mais j'ai travaillé pendant un temps au dispensaire
diététique de Montréal, qui est justement un organisme,
mais c'est une organisation à but non lucratif. Et puis ça offre
des services de nutrition aux femmes enceintes et puis justement, quand la
période où est-ce que j'ai travaillé là-bas, c'est
une période qui avait vraiment beaucoup de
réfugiés,
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beaucoup de de gens justement, avec des statuts vraiment
plus précaires et c'est une réalité complètement
différente des clients que je vais avoir dans ma pratique privée
(entrevue 5, 4 juillet 2023).
Toute façon au dispensaire on voit tout le monde
qui a des vulnérabilités sociales ou économiques... Et
moi, j'ai vraiment plus le volet immigration précaire. Donc, comme je
l'avais dit, je reçois des demandeurs d'asile, mais plus des
étudiants, des visas de travail, des personnes sans statut légal,
des personnes qui n'ont pas de couverture médicale sur le territoire
québécois (entrevue 4, 3 juillet 2023).
Au CLSC, les nutritionnistes travaillent en
interdisciplinarité avec des médecins omnipraticiens, des
infirmières, des travailleurs sociaux et autres professionnels de la
santé afin d'offrir des services dans une perspective plus
holistique.
Le ministère de la santé nous offre un
budget qui nous permet d' avoir un dossier médical électronique,
un budget pour recruter des secrétaires, des infirmières,
cliniciennes, infirmières auxiliaires, même d'autres intervenants
de la santé, comme par exemple une nutritionniste, une pharmacienne qui
vient comme consultante dans le groupe, c'est pas des gens qui ont des postes
nécessairement permanents, parfois, ils ont des services dans d'autres
places, mais on est capable de bâtir une petite équipe à
l'intérieur du CLSC (entrevue 3, 29 juin 2023).
Les interventions des nutritionnistes des CLSC ou même
des organismes communautaires comprennent des évaluations
nutritionnelles complexes et holistiques où plusieurs aspects de la
santé nutritionnelle des clients sont explorés ainsi que des
suivis réguliers. Ceci afin d'élaborer des plans d'intervention
personnalisés, d'émettre des recommandations adaptées aux
problématiques qui ont amené la personne à consulter et
aussi de suivre les résultats des interventions et les adapter au
besoin.
C'est beaucoup. Ben c'est une intervention qui est
complexe. Une évaluation nutritionnelle c'est sûr que les
questions que je pose vont toucher le côté culturel,
l'organisation de la cellule familiale. On veut regarder aussi c'est quoi un
petit peu l'historique migratoire, ça fait combien de temps qu'ils sont
arrivés avec qui ils vivent dans le logement. On va regarder toute
l'histoire de santé, soit de la mère durant sa grossesse, soit
celle de l'enfant aussi, on va regarder... Puis ensuite, on va
déterminer comment on doit travailler avec le parent, puis on va essayer
de décortiquer ça en objectif simple et concret que le parent
peut mettre en application. On va s'entendre avec eux et s'assurer que c'est
faisable. Puis après ça, Ben, on va faire le suivi de chacun des
objectifs, de chacune des étapes que le parent doit faire pour arriver
au résultat. Exemple, si le résultat, c'est, mettons un enfant
qui arrive avec de l'anémie parce qu'il manque de fer dans son
alimentation, mais on va vérifier la quantité de fer que l'enfant
consomme. On va calculer précisément, puis ensuite on va
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enseigner aux parents. Ben voici les sources de fer, voici
combien il devrait en avoir par jour. On va faire un suivi après deux
semaines...combien de fer l'enfant consomme maintenant et que le parent a fait
certains changements, alors c'est un petit peu comme ça qu'on travaille
(entrevue 2, 26 juin 2023).
La première rencontre est vraiment longue. Elle est
de 1h30, on fait une évaluation bio-psycho-sociale vraiment complexe.
Vraiment longue (entrevue 4, 3 juillet 2023).
Les entretiens réalisés dans le cadre du projet
ont révélé que les nutritionnistes communautaires agissent
comme des agents de promotion des saines habitudes alimentaires auprès
des populations migrantes de leurs territoires. En effet, durant leurs
interventions, ils font de l'éducation nutritionnelle en fournissant des
conseils dont les impacts positifs se font parfois ressentir dans les
connaissances et pratiques alimentaires de ces populations. Ce rôle est
essentiel, car il permet dans une certaine mesure de pallier les lacunes
relatives au manque significatif de programmes de promotion de la saine
alimentation ciblant les besoins réels des communautés
ethnoculturelles. En dépit des avantages que présentent ces
programmes de nutrition communautaire, les intervenants interviewés ont
rapporté des sérieuses lacunes en lien avec les interventions
déployées auprès des communautés migrantes non
européennes, notamment des interventions axées sur des approches
paternalistes et eurocentriques, une capacité d'intervention
limitée, la méconnaissance des populations migrantes quant aux
services offerts par les CLSC, des interventions manquant de sensibilité
culturelle, des ressources insuffisantes, ainsi que des recommandations peu
adaptées culturellement ou difficiles à mettre en oeuvre pour des
personnes présentant une insécurité financière ou
vivant en situation d'insécurité alimentaire. Ces lacunes ont un
impact négatif sur les résultats et l'efficacité des
interventions.
Diverses nutritionnistes ont mentionné en effet que les
interventions en nutrition au Québec sont fortement axées sur des
paradigmes occidentaux et ont tendance à ne pas tenir compte des
variations culturelles et ethniques pouvant exister dans la façon de
voir la saine alimentation ou dans les pratiques alimentaires : « moi
je trouve que c'est des lacunes comme qui sont un peu plus larges dans le sens
juste, la façon qu'on voit, la saine alimentation, c'est très
eurocentrique, très occidentalisé, et fait que des fois, c'est de
défaire un peu ça (entrevue 5, 4 juillet 2023) ».
Aussi, les nutritionnistes ont rapporté que l'approche utilisée
lors des interventions s'avère souvent très paternaliste et en
s'appuyant
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sur une vision occidentale de ce que doit être la saine
alimentation. Cette vision occidentale de la saine alimentation est souvent
imposée aux nouveaux arrivants des cultures non occidentales : «
donc l'approche de l'accompagnement des personnes issues d'une
communauté ethnoculturelle est encore très
néocolonialiste, c'est très J'ai la science infuse donc je vais
t'aider toi, pauvre toi, personne issue de l'immigration (entrevue 4, 3 juillet
2023) ». Les intervenants ont mentionné que les budgets
alloués par le gouvernement du Québec pour les interventions en
nutrition communautaire permettent aux nutritionnistes d'intervenir uniquement
dans un nombre limité de conditions médicales, ce qui a pour
effet de restreindre l'accessibilité d'une proportion importante des
personnes immigrantes aux services de nutrition communautaire des CLSC ou des
organismes communautaires. Une autre lacune importante réside dans la
méconnaissance des services autres que médicaux offerts dans les
CLSC, tels que les services en soins infirmiers, les services nutritionnels et
les services sociaux. Cette méconnaissance des services du CLSC de la
part des communautés migrantes pose un grand défi quant à
leur utilisation par ces communautés. Elle résulte notamment d'un
manque de communication entre les différents services du CLSC et les
organismes communautaires qui sont généralement le premier point
de contact des populations migrantes avec les services publics
québécois. En effet, si les organismes communautaires
comprenaient mieux l'aspect multidisciplinaire des services offerts dans les
CLSC, ils y référeraient davantage leurs clientèles.
Alors au niveau du CLSC, l'incompréhension de la
population locale c'est que la santé n'entoure pas uniquement le fait
d'avoir un médecin de famille ? OK. Il faut penser que le CLSC offre des
soins multidisciplinaires... L'immigrant qui arrive à un quartier
à un moment, il devrait aller au CLSC dire bon, vous me dites qu'il n'y
a pas de médecin ici pour moi, est-ce que je pourrais parler avec une
infirmière ? Et puis, avec l'infirmière, l'individu pourrait
dire, j'ai un peu peur de la haute pression dans ma famille, il y a eu des gens
avec des problèmes cardiaques, qu'est-ce que je peux faire pour
améliorer mes chances... Si la personne a aussi des problèmes de
contraintes financières et a de la difficulté à acheter de
la bonne nourriture et ne comprend pas où aller pour s'acheter des
meilleurs aliments, elle pourrait avoir accès à une travailleuse
sociale qui va lui expliquer, bon, voici les organismes dans votre quartier,
ils peuvent vous pointer vers les magasins où vous pourrez acheter des
choses à moindre prix, des prix plus économiques et de bonne
qualité. Il y a des services et comme j'avais dit les nutritionnistes du
CLSC parfois n'ont pas la liberté de voir ou d'expliquer ou de prendre
en charge tous les problèmes. Parfois, ils sont obligés de cibler
des problèmes qu'ils vont suivre. Mais en général, c'est
cet aspect multidisciplinaire du CLSC n'est pas bien
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utilisé par la population locale... Alors, je crois
qu'il y a un manque de communication entre les différents services du
CLSC et les organismes communautaires et ce lien pourrait-être
amélioré pour que la population aussi comprenne qu'est-ce que je
peux faire pour améliorer ma santé même si je n'ai pas un
médecin (entrevue 3, 29 juin 2023).
Le manque de sensibilité culturelle et des
compétences culturelles chez plusieurs nutritionnistes des CLSC et des
organismes communautaires ont été également
mentionnés par les intervenants interviewés comme étant
des lacunes pouvant occasionner l'élaboration des recommandations
culturellement peu adaptées et difficilement opérationnalisables
pour les communautés ethnoculturelles. Ces intervenants ont aussi
soulevé des difficultés rencontrées pour trouver des
ressources pertinentes en nutrition à donner aux clients. Par exemple
des sites de recettes validés scientifiquement et culturellement
adaptés.
Je pense qu'il y a une approche que tu n'apprends pas
à l'école puis que tu peux avoir quand t'es issu d'une autre
culture. Ce n'est pas inné quand t'es québécois. C'est au
niveau-là de dire Il n'y a pas une chose meilleure que l'autre. Au
Congo, il y a des recommandations qui sont émises par la santé
publique qui peuvent différer d'ici ce n'est pas parce que une est
meilleure que l'autre, c'est juste deux réalités
différentes. Et quand t'as quelqu'un en face de toi qui a entendu des
recommandations, des approches différentes, ben faut être dans le
respect et être dans le même niveau. Moi je suis au même
niveau que mes patients... je sais mieux que toi et je vais te montrer comment
éviter d'avoir de la salmonelle et comment nourrir ton enfant, tu sais y
a comme toute une approche. Et pour ça, il faut te mettre un peu plus
loin. Ce n'est pas l'école qui va t'apprendre ça, c'est toute une
approche de savoir c'est quoi l'alimentation qui fait partie de
l'identité de la personne et que dans ce cas ben c'est des pays qui ont
souvent subi une colonisation donc qui ont une approche à leur culture,
où est-ce qu'ils la voient inférieur à la culture
occidentale et donc quand on émet des recommandations, c'est important
de ne pas venir dénaturer ça parce que la pire chose que
quelqu'un peut ressentir, c'est quand il sort d'un rendez-vous avec une
nutritionniste, les recommandations ne sont pas adaptées.. C'est pour
ça qu'il faut avoir ce niveau de sensibilité là et
ça ne s'apprend pas en ce moment à l'école, mais qu'il
faut avoir parce qu'on parle des pratiques culturelles, des habitudes
culturelles et qu'on peut avoir un impact vraiment négatif selon moi sur
la personne (entrevue 4, 3 juillet 2023).
Il faut que ça soit adapté à la
personne, surtout les niveaux, incluant le niveau culturel. Sinon, si tu fais
juste redonner une recommandation dans l'air, ben, ça va être
difficile à appliquer. Et dans les lacunes, ben des fois t'sais je
trouve, c'est un peu difficile à trouver, des ressources, des ressources
à donner aux gens justement. Puis t'sais avec le temps, je commence
à retrouver ou comme en tout cas à voir, mais par exemple,
souvent, les gens veulent des recettes. Ça, c'est un enjeu et
quelques-uns
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des sites ont des recettes intéressantes à
donner, mais c'est plus difficile. (Entrevue 5, 4 juillet 2023).
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