Chapitre I. Enjeu spatial de la mobilité
pastorale au Nord-Cameroun
La mobilité des bovins est confrontée à
la dégradation continue des conditions de production, en particulier la
raréfaction des ressources fourragères et l'amenuisement du
foncier pastoral. En effet, le foncier pastoral a toujours fait l'objet de
précarité, ce d'autant plus que les éleveurs laissent
derrière eux une trace souvent discrète et passagère.
Cette trace, précise Thébaut (1995), peut aussi varier
géographiquement selon les saisons et les années, surtout dans
des épisodes secs au cours desquels les déficits
pluviométriques obligent à modifier les itinéraires de
parcours. Peut-on en conclure que le pastoralisme nomade ne peut faire l'objet
d'une appropriation foncière dans le sens strict du terme ? Doit-on
donner raison à Hardin (1968) dans sa fameuse théorie de la
« tragédie des communs » où il s'interroge sur le
devenir d'une planète aux ressources limitées et
surexploitées par une population en croissance exponentielle ? Hardin
examine en effet le cas du pastoralisme, où les pâturages sont une
ressource de libre accès mais exploitée par des éleveurs
qui détiennent chacun un troupeau individuel. Dans un tel contexte,
chaque berger cherchera à augmenter la taille de son troupeau afin de
maximiser ses profits personnels, tandis que la perte de ressources en eau et
en pâturages est infime, puisque répartie entre un grand nombre de
consommateurs. À l'échelle d'une région, ce comportement
aboutira inexorablement à une croissance illimitée du cheptel et
à une dégradation irréversible du milieu.
Cette représentation alarmiste indexant les
éleveurs mobiles comme irrationnels et gaspilleurs trouve sa place dans
le contexte du Nord-Cameroun. En effet, l'accroissement de la population
entraîne un accroissement des surfaces cultivées. Le
caractère extensif des systèmes d'agriculture implique
nécessairement de nouvelles défriches chaque année. La
terre reste pour la majorité des populations l'unique moyen de
subsistance dans des pays où les emplois industriels et tertiaires sont
rares. La progression des espaces cultivés entraîne la disparition
progressive des espaces non cultivés et pâturés : brousse
et jachères, qui sont cultivées à leur tour.
25
Si un des fondements du pastoralisme est le libre accès
à l'espace (Milleville, 1992), les grands éleveurs de la zone
soudanienne qui ont des pratiques de conduite extensive des troupeaux sont
aujourd'hui évincés devant la poussée des agriculteurs.
Ils sont obligés soit de migrer dans des zones où subsistent des
brousses (zones moins peuplées et moins cultivées souvent plus au
sud ou sur des massifs aux sols incultivables), soit de vendre leurs animaux ou
d'en confier une partie à l'extérieur et se mettre à
cultiver. Les territoires ruraux sont ainsi confrontés à
plusieurs enjeux qui entravent leur développement.
I.1. Les enjeux du développement des territoires
ruraux au Nord Cameroun
La population du Nord-Cameroun est à 86%, largement
rurale (BUCREP, 2010). Le tableau I présente la répartition de la
population entre urbain et rural dans les régions de
l'Extrême-Nord, du Nord et de l'Adamaoua.
Tableau I. Population des trois régions
septentrionales du Cameroun
Région
|
Urbain
|
Rural
|
Total
|
Extrême-Nord
|
708 060
|
2 403 732
|
3 111 792
|
Masculin
|
361 277
|
1 173 970
|
1 535 247
|
Féminin
|
346 783
|
1 229 762
|
1 576 545
|
Nord
|
470 913
|
1 217 046
|
1 687 959
|
Masculin
|
240 836
|
596 091
|
836 927
|
Féminin
|
230 077
|
620 955
|
851 032
|
Adamaoua
|
343 490
|
540 799
|
884 289
|
Masculin
|
173 531
|
265 382
|
438 913
|
Féminin
|
169 959
|
275 417
|
445 376
|
Source : BUCREP (2010)
Le tableau I montre que la région de
l'Extrême-Nord, avec 3 111 792 habitants, fait partie de celles qui sont
les plus peuplées du Cameroun à savoir le Centre (3 098 044
habitants) et le Littoral (2 510 263 habitants). Par contre, l'Adamaoua (884
289 habitants), fait partie des régions les moins peuplées, avec
l'Est (771 755 habitants) et le Sud (634 655 habitants).
Le tableau I montre également que la population rurale
dans les trois régions représente le double de la population
urbaine avec une proportion féminine légèrement plus
importante que celle des hommes. En effet, la population du Nord-Cameroun est
marquée par un déséquilibre démographique entre la
région de l'Extrême-Nord à forte densité de
population (90,8 habitants/km2 en moyenne) et celle du nord
sous-peuplée
26
(25,5 habitants/km2) ainsi que de l'Adamaoua (13,9
habitants/km2). Les disparités sont fortes entre les
départements et les arrondissements. Les zones à forte
densité (supérieure à 50 habitants/km2) sont
localisées dans l'Extrême-Nord, dans les monts et piémonts
du massif des Mandara (chez les Mafa, Mofou, Guidar...) et le long du Logone
(chez les Massa, Mousgoum, Toupouri). Dans ces régions, il existe une
forte pression foncière. À l'opposé, au Sud de Garoua, les
départements du Faro et du Mayo Rey sont des zones à faible
densité de population (inférieure à 10
habitants/km2) où les ressources en terres agricoles et en
parcours sont importantes. Cependant, depuis une dizaine d'années, ces
zones sont devenues des fronts pionniers avec des migrations de seconde
génération. Entre ces deux pôles, les interstices sont
occupés par des zones de densité de population moyenne
(Bénoué : environ 20 habitants/km2) à forte
(Mayo Louti, Kaélé : environ 50 habitants/km2).
À ces variations de densité de population correspondent des
variations du taux d'occupation des terres agricoles et de charges animales
comme l'ont montré Dugué et al., (1994). Les
densités des populations entre 1976 et 2005 sont en constantes
évolution (Tableau II).
Tableau II. Densités de la population dans
les trois régions septentrionales du Cameroun
de 1976 à 2005
Région
|
Densité de population
(habitants/km2)
|
1976
|
1987
|
2005
|
Adamaoua
|
5,6
|
7,8
|
13,9
|
Extrême-Nord
|
40,7
|
54,2
|
90,8
|
Nord
|
7,3
|
12,6
|
25,5
|
Source : BUCREP (2010)
Le Tableau II montre que malgré l'émigration des
populations vers d'autres régions, les densités restent fortes et
en constante évolution dans la région de l'Extrême-Nord.
Elles sont passées de 40,7 habitants/km2 en 1976 à
54,2 en 1987 puis à 90,8 en 2005. Ces densités sont
également en augmentation soutenue dans les régions de l'Adamaoua
et du Nord à cause notamment de l'immigration.
Dans les trois régions septentrionales du Cameroun, la
population urbaine (les villes de plus de 10 000 habitants) dépend aussi
des activités agricoles et pastorales, soit directement (plusieurs
dizaines de milliers de producteurs en ville ou en périphérie),
soit indirectement en travaillant dans le secteur de l'agrofourniture, du
commerce et de
27
la transformation des produits (usines du secteur cotonnier,
transport, petite transformation, commerces...). Environ 80% à 85% de la
population du nord du Cameroun vivent directement ou indirectement du secteur
agricole/élevage.
Dans la zone septentrionale du Cameroun, faute de secteurs
secondaires et tertiaires développés (très peu de
d'industries non liées à l'agriculture, pas de ressources
minières, stagnation du tourisme9), le développement
économique et social des 3 régions repose actuellement sur les
performances technico-économiques (rendement, marges
dégagées, rémunération des actifs familiaux et
salariés), la résilience et la compétitivité du
secteur agricole (CIRAD et GLG Consultants, 2013). En effet, l'agriculture et
l'élevage de ces trois régions contribuent d'abord au
développement local mais aussi national et sous-régional, dans 4
secteurs stratégiques :
- La sécurité alimentaire : la première
fonction de l'agriculture est d'alimenter les populations rurales et urbaines
des trois régions en quantité suffisante (céréales)
et en améliorant la qualité nutritionnelle des régimes
(importance des produits animaux mais la consommation en lait et en
viande10 reste bien deçà des recommandations de l'OMS,
des protéines végétales et des fruits et légumes).
En raison de l'importance du secteur agricole dans l'économie du
Cameroun (60,6% du PIB), les difficultés causées par la mauvaise
performance de certaines cultures de rente sapent l'atteinte des Objectifs
Nationaux pour le Développement et pourraient contribuer à
accroitre la vulnérabilité à l'insécurité
alimentaire. La région septentrionale du Cameroun, dont l'alimentation
de base est essentiellement céréalière, est la plus
touchée par cette baisse. L'insécurité alimentaire touche
presque toutes les exploitations familiales (Abakachi, 2000). Cette situation
d'instabilité alimentaire est issue de la combinaison de plusieurs
facteurs : i) irrégularité et gestion peu rigoureuse de la
production des céréales sur les marchés et par les
paysans, ii) disponibilité insuffisante des céréales sur
les marchés et iii) inaccessibilité aux populations
défavorisées. Les variations dans
9 À cause des attaques
régulières et des prises d'otages depuis 2012, le tourisme au
Nord-Cameroun, autrefois animée par les touristes occidentaux -
principalement des expatriés de Yaoundé - qui venaient visiter le
parc animalier, ses éléphants et ses girafes, est aujourd'hui en
déclin. Dans les campements touristiques des villes, les chambres sont
désespérément vides et les murs tombent peu à peu
en ruine.
10 Selon GESEP (2002), 6,5 à 7,5 kg de
viande bovine/habitant/an à Garoua et Maroua au début des
années 2000 contre 30 kg dans les années 1980, cette tendance est
confirmée par Djamen Nana (2008).
28
la combinaison de ces facteurs se caractérisent par
l'instabilité des marchés qui a un impact considérable sur
la sécurité alimentaire, sur le cours des vivriers, sur la
trésorerie des producteurs et des commerçants (Kossoumna Liba'a,
2009).
- La création de richesses et d'emplois : le
Nord-Cameroun concentre tout le secteur cotonnier qui compte en 2012/2013 trois
cent mille (300 000) producteurs recensés pour 220 000 ha de coton et
une production estimée à ce jour à 22 100 tonnes de coton
graine. Ce secteur a montré sa capacité de faire face aux crises
économiques en développant des mécanismes de stabilisation
de revenu cotonnier pour les producteurs (subvention engrais,...) et en
diversifiant la production afin de faire fonctionner ses huileries
(développement rapide du soja) (Kossoumna Liba'a, 2014). Les
agriculteurs et éleveurs de ces régions ont montré de
fortes capacités d'adaptation et d'innovation dans d'autres secteurs et
avec peu d'appui public : par exemples des filières de production
exportent vers le Sud et dans la sous-région : arachide,
niébé, maïs, oignon, fruits, bovins sur pied, porcs...). Ces
filières fournissent des revenus substantiels qui viennent
compléter celui du coton et induisent des emplois dans le secteur
tertiaire (commerce et transport). Par exemple, le septentrion est la
principale zone de production au Cameroun de viande bovine (effectifs du
cheptel entre 1,7 et 3,2 millions de têtes selon les
sources11), porcines et de petits ruminants (2 à 2,5 millions
de têtes), d'oignon et de maïs (CIRAD et GLG Consultants, 2013).
- Les zones rurales, principaux fournisseurs de bois
énergie : les zones pastorales et agricoles sont essentielles à
toute la population car elles leur fournissent le bois d'énergie, le
bois d'oeuvre et une partie de l'énergie nécessaire aux
transports des marchandises (traction animale). Trop peu d'agriculteurs se sont
lancés dans la sylviculture, mais une meilleure gestion des ressources
arborées bénéficie directement à l'ensemble de la
population en termes de fourniture durable de bois d'énergie et de
charbon de bois à prix raisonnable en l'absence de politique de
subvention et de vulgarisation massive du gaz domestique.
11 Faute de recensement sur le terrain
actualisé il est impossible de fournir des chiffres précis et
fiables d'effectifs d'animaux d'élevage. Les professionnels du secteur
(MINEPIA, Organisation d'éleveurs, chercheurs) s'accordent tous sur un
accroissement continu des effectifs sans en connaître l'ampleur et la
répartition géographique, à l'exception des
élevages transhumants mis à mal entre 1995 et 2008.
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- La paix sociale dans un environnement régionale
instable : l'accroissement des revenus issus de l'agriculture et de
l'élevage contribue à la paix sociale en limitant l'exode rurale,
l'urbanisation anarchique et l'apparition d'une frange de la population sans
emploi pouvant s'orienter vers des activités illicites (trafics en tout
genre, banditisme, milice armée dans les pays voisins). Le dynamisme du
secteur agropastoral du Nord-Cameroun constitue donc un atout pour limiter les
insécurités et faire face à un contexte sociopolitique
déliquescent et instable dans les pays voisins (Nigeria, RCA).
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