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Les territoires de mobilité pastorale: Quelle mobilité dans un contexte de pression sur le territoire rural en zone soudano-sahélienne du Nord-Cameroun?


par Natali KOSSOUMNA LIBAA
Université Paul Valéry Montpellier III France - Habilitation à Diriger des Recherches 2014
  

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INTRODUCTION GENERALE

Préambule

Pendant mon immersion au sein de la communauté d'éleveurs mbororo dans le cadre de ma thèse, j'ai pu constater la difficulté pour eux de s'approprier un territoire de vie et d'activité. Malgré leur volonté de se fixer et d'adopter une partie des modes de vie sédentaires en pratiquant une agriculture de subsistance, les éleveurs ne sont pas assurés de leur emprise territoriale permanente. En août 2007, j'ai reçu sur mon terrain de recherche Emmanuel Torquebiau, mon co-directeur de thèse. Nous avons visité les deux terroirs de sédentarisation des éleveurs mbororo dans le bassin de la Bénoué au Nord-Cameroun. Pendant cette tournée, nous avons trouvé des villages abandonnés par les éleveurs qui ont fui les attaques des coupeurs de route (photo 1).

Photo 1. Emmanuel Torquebiau visitant le village de Laïndé Ngobare abandonné par les

éleveurs

Au cours de cette tournée, mon co-directeur a pu se rendre compte de la réalité de la

situation que je lui expliquais, sans le convaincre, dans son bureau au CIRAD à Montpellier. Ce phénomène de prise d'otages vient compliquer davantage la situation des

Mbororo et de leur volonté d'appropriation territoriale propre à leur mode de vie et d'activité. Alors qu'ils avaient commencé à organiser leurs petits territoires de fixation

tout en continuant la mobilité avec leurs animaux, l'insécurité physique les a obligé à se déplacer dans les gros villages voisins.

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Après la soutenance de ma thèse en novembre 20081, je suis revenu dans les deux terroirs pour faire une enquête complémentaire pour un article que j'étais en train de terminer avec Patrick Dugué sur la diversification des activités des éleveurs avec leur fixation. J'ai ainsi pu constater que de nombreux éleveurs qui faisaient partie de mon échantillon d'enquête étaient repartis au Nigeria, d'autres avaient recommencé le nomadisme tandis que la majorité s'était définitivement implantée dans les villages voisins tout en rentrant cultiver leurs parcelles. Tous ces mouvements permanents et ces incertitudes autour des lieux de vie et d'activité de ces éleveurs m'ont amené à m'interroger sur les territoires de mobilité pastorale dans ce contexte de forte pression sociale et sécuritaire. En effet, au Nord-Cameroun, les surfaces agricoles sont en constante augmentation en même temps que les effectifs bovins. Par contre, les territoires d'élevage sont en réduction. À côté de cela, nous assistons au maintien des aires protégées, des zones d'intérêt cynégétique et des parcs nationaux. La pression sur ces territoires pastoraux s'est renforcée depuis 2013 avec l'arrivée massive des éleveurs mbororo venus de la RCA, accusés d'être des partisans de la Séléka et violentés par les anti-balaka (meurtres, rackets,...).

Face à cette situation, il est important pour une gouvernance territoriale, une gestion harmonieuse et durable ainsi qu'une limitation des situations conflictuelles entre les différents acteurs, de réfléchir sur la problématique de gestion et d'organisation des espaces entre multi-acteurs et activités. Ma contribution va se limiter aux territoires de mobilité pastorale. En effet, dans le cadre de ma thèse (Kossoumna Liba'a, 2008) et diverses publications (Kossoumna Liba'a et al., 2010 ; Kossoumna Liba'a et al., 2011 ; Dugué et al., 2011 ; Kossoumna Liba'a et al., 2011 ; Kossoumna Liba'a, 2012 ; Dugué et al., 2013), j'ai abordé la problématique de gestion des territoires et des ressources naturelles à l'échelle de deux terroirs d'éleveurs mbororo sédentarisés non loin de la ville de Garoua dans le Nord du Cameroun (Ndiam Baba et Laïndé Ngobara). Les résultats ont mis en évidence les différentes formes d'organisation, d'exploitation et de gestion des territoires de fixation et de mobilité (petite et grande transhumance). Ils ont permis également d'identifier les structures de ces territoires, les espaces d'appartenance et les

1 La thèse s'intitule : « De la mobilité à la sédentarisation : gestion des ressources naturelles et des territoires par les éleveurs mbororo au Nord Cameroun ». Elle a été soutenue le 28 novembre 2008 à l'Université Paul Valéry - Montpellier III (France).

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principales dynamiques passées et en cours. Ces travaux ont relevé enfin les interférences entre les différentes activités rurales dans et au-delà de ces territoires, les nouvelles pratiques des éleveurs et les nouveaux niveaux d'organisation individuels et collectifs.

Partant de la complexité de la mobilité constatée lors des différents déplacements des animaux au cours des différentes saisons2, il me paraît important de mener une réflexion plus large afin de mieux appréhender le problème plus global sur les territoires de mobilité pastorale au niveau de la région du Nord-Cameroun en prenant en compte les autres acteurs en présence que sont les agriculteurs et les lobbies environnementaux ainsi que les autorités traditionnelles et administratives. Il s'agit également de proposer, à partir de l'analyse du contexte local, une démarche de coordination entre les acteurs pour une gestion harmonieuse de ces territoires de mobilité pastorale.

Problématisation

Dans la zone soudano-sahélienne du Nord-Cameroun, la cohabitation entre territoires agricoles, territoires pastoraux et territoires réservés pour la biodiversité est clairement antagoniste et conflictuelle, bien que les différents acteurs entretiennent certaines relations d'échanges et de complémentarité.

Les agriculteurs et les éleveurs, anciennement implantés dans la région, grignotent les aires protégées et ont le sentiment de payer au prix fort l'effort de préservation imposé aux pouvoirs publics par les lobbies environnementaux. L'augmentation de la pression anthropique dans certaines zones protégées (favorisée par des mouvements migratoires importants d'agriculteurs et d'éleveurs, camerounais et étrangers), le refus de certains lamidats3 de recevoir des troupeaux, les droits de passage très élevés pratiqués par d'autres lamidats et le regain de braconnage créent une situation de tension extrême que personne ne veut prendre le risque de gérer.

De nombreux territoires de mobilité pastorale (espaces de pâturage et les pistes à bétail) délimités depuis longtemps ont été classifiés comme aires protégées au grand dam des

2 Multitude d'acteurs aux intérêts et stratégies complexes, difficultés d'accès aux grands espaces de pâturage délimités, intrusion dans les aires protégées, difficulté de maintien des espaces délimités pour l'élevage, conflits, complémentarités, échanges...

3 Dérivé du fulfulde francisé « lamido », sur le modèle de sultanat, pour désigner le territoire sur lequel s'étend le pouvoir d'un laamii'do (Seignobos et Iyébi-Mandjek, 2000).

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éleveurs qui se trouvent privés d'une partie de leurs territoires et voient leurs déplacements réglementés de façon telle qu'ils ne peuvent plus vivre suivant leur expérience ancestrale de la terre et de l'eau. En plus, ces territoires de mobilité sont grignotés par les champs des agriculteurs de plus en plus nombreux. De manière générale, les superficies disponibles pour les activités d'élevage et d'agriculture semblent suffisantes mais leur accessibilité et leur répartition dans l'espace posent problème.

Cependant, les autorités traditionnelles autant qu'administratives n'assument plus leur rôle d'arbitrage et de régulation pour une organisation harmonieuses des territoires ruraux qui sont délaissés ou valorisés de manière anarchique ou arbitraire sans prise en compte objective des besoins des populations, des exigences du développement durable et de la paix sociale. De plus, la crise économique des années 90 s'est traduite par la baisse des interventions de l'État dans l'aménagement du territoire4 et le règlement des conflits territoriaux, même si certains projets de développement5 sont intervenus dans la zone sans avoir des résultats probants.

La problématique a donc été recentrée sur le questionnement suivant : dans un contexte de densification agricole, d'augmentation du cheptel et de présence de vastes zones protégées, à quelles conditions et sur quels territoires l'élevage mobile peut-il continuer à se pratiquer ?

La question centrale de la recherche est donc celle de savoir quelle est la place de la mobilité du troupeau dans un contexte de pression sur le territoire rural ?

De nombreux questionnements et interrogations spécifiques méritent des clarifications et réponses : comment peut-on envisager une gestion harmonieuse et équitable des territoires de mobilité pastorale en tenant compte des préoccupations des autres acteurs en présence (agriculteurs et lobbies environnementaux notamment) ? À quelles conditions peut-on continuer à préserver les vastes espaces dédiés à la biodiversité dans un contexte de forte demande d'espace agricole et de raréfaction de l'espace de pâturage, en plus de la

4 De façon générale, l'État ne se donne pas les moyens financiers de ses politiques. Les fonds mobilisés sont principalement issus de l'aide au développement. L'État a donc rarement des moyens continus pour assurer un contrôle effectif des espaces ou des ressources publics et d'en réguler l'exploitation.

5 Projet de Développement Paysannal et de Gestion des Terroirs (DPGT), Projet de Gestion Sécurisée des Espaces Pastoraux (GESEP) Projet de développement de l'Ouest Bénoué (PDOB)...

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convoitise permanente des agriculteurs et des éleveurs ? Comment peut-on réhabiliter et préserver les territoires de mobilité pastorale (espaces de pâturage et pistes à bétail) délimités mais colonisés par les agriculteurs ? Comment la mobilité pastorale peut-elle continuer à se faire dans un contexte de forte pression sur les territoires qui lui sont dédiés ? Comment les éleveurs adaptent-ils leurs mobilités ? Quels sont les différents territoires de mobilité utilisés par les éleveurs et quelles sont leurs caractéristiques ? Comment faire émerger un consensus entre les acteurs autour des territoires communs ? Quelles instances de gestion et d'organisation pour les territoires de mobilité pastorale ? Quelles sont les conditions de durabilité des modalités de gestion et d'organisation de ces territoires de mobilité pastorale ? À quelles conditions peut-on envisager une spécialisation territoriale ou une mixité ? Telles sont les préoccupations qui guident notre réflexion dans le cadre de cet essai.

Démarche méthodologique

La démarche méthodologique commence par le cadrage de la thématique au cours d'un stage postdoctoral au sein de diverses unités mixtes de recherche. Le concept de territoire de mobilité qui est au centre de notre positionnement scientifique s'appuie sur les travaux pionniers qui nous ont permis d'abord de mieux appréhender le « territoire » de manière général, puis de manière spécifique de saisir son sens comme bien commun et enfin de le situer dans le contexte de la mobilité pastorale. L'analyse de la place du territoire dans la mobilité pastorale s'appuie également sur diverses théories autour des biens communs dont celles de Garrett Hardin et d'Elinor Ostrom dans leurs soucis respectifs de saisir la construction des relations, d'appréhender les processus de négociation entre acteurs aux intérêts parfois divergents qui partagent une ressource commune.

Le thème abordé dans le cadre de cet essai s'inscrit dans une réflexion partagée qui a débuté en 2012 à travers diverses rencontres et stages de recherche. En effet, du 1er novembre 2012 au 30 janvier 2013, j'ai effectué un stage postdoctoral à l'UMR Innovation du CIRAD de Montpellier (France). Le stage a été financé par le Service d'Action Culturelle et de Coopération (SCAC) de l'Ambassade de France au Cameroun et géré à Montpellier par Campus France. Ce séjour m'a permis de discuter avec plusieurs

chercheurs notamment à l'UMR PRODIG de l'Université de Paris X Nanterre et au CIRAD de Montpellier.

Les divers échanges m'ont permis de recadrer ma thématique autour de l'approche géographique de la mobilité de l'élevage dans un contexte de pression en insistant sur le concept de territoire de mobilité pastorale. Nous avons ainsi centré le contexte autour des incertitudes fortes sur les territoires de mobilité pastorale sur le plan spatial (accroissement des surfaces agricoles, maintien voire extension des aires protégées, occupation des pistes à bétail et des parcours) et sociétal (genèse de l'installation des éleveurs dans la région, les processus et mode d'appropriation de l'espace de fixation, relations entre les éleveurs et les autres acteurs). L'accent a été porté sur la logique institutionnelle défavorable à l'élevage alors que les élites locales capitalisent ou investissent dans le bétail.

Échelle d'observation et d'analyse

La recherche se base sur la géographie des territoires avec un accent spécifique sur les territoires de mobilité pastorale. Deux types d'échelles nous intéressent dans le cadre de cet essai : l'échelle d'étude et l'échelle d'action.

L'échelle d'étude correspond à des échelles de gestion, d'exploitation et d'organisation des territoires de mobilité (Figure 1).

 
 
 
 

Territoires illicites de mobilité pastorale

 
 
 
 
 

Territoires de transhumance saisonnière

 
 
 
 
 

Territoires pastoraux de proximité Territoire de fixation des éleveurs

 
 
 
 
 
 

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Figure 1. Échelles d'étude des territoires de mobilité pastorale

Elle est régionale en considérant la verticalité : petits territoires de fixation des éleveurs (Ndiam Baba et Laïndé Ngobara) ; territoires pastoraux de proximité (collines, bas-fonds et territoires d'agriculteurs voisins à savoir Boklé, Sanguéré Paul, Djefatou, Djola) ; territoires de transhumance saisonnière (bord des cours d'eau, espaces de pâturage délimités, villages lointains à savoir Kalgué, Mayo Bouki, Dembo et Gouna) ; territoires

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illicites6 de mobilité pastorale (zones d'intérêt cynégétique et parcs nationaux de Faro, Bénoué et Bouba Ndjidda).

Sur le terrain, nous avons également cherché à faire une superposition de différents niveaux de territoires avec les autres acteurs en présence (élevage/chefferies ; élevage/communes ; élevage/aires protégées ; élevage/agriculture,...).

Nous nous sommes appuyés sur l'analyse de la place des acteurs impliqués dans la gestion et l'organisation de la mobilité au niveau des différents territoires. Cette mobilité est d'autant plus singulière qu'elle ne s'intègre pas dans une dynamique locale institutionnalisée, comme on le constate au Niger et au Mali où l'on remarque une meilleure gestion de la transhumance à condition que les éleveurs soient intégrés ; exemple également au Sénégal avec les peuls qui s'installent et s'intègrent dans la gestion des communes et des forages grâce à leur cotisation et les taxes qu'ils paient.

Nous avons également tenu compte de l'échelle transnationale de la mobilité des éleveurs dans et autour des aires protégées (relation de réciprocité entre les nouveaux arrivants, avec les transhumants des autres pays, ceux qui partent du Tchad pour le Nigeria en passant par le Nord-Cameroun). En même temps, nous nous sommes focalisés sur les rapports entre les différents territoires.

L'échelle d'action renvoie à des échelles de décision, de négociation et de concertation spatiale. Elles se répartissent entre le territoire villageois, le territoire communal, le territoire intercommunal, le territoire coutumier et, dans une moindre mesure, le territoire administratif.

 

Territoire administratif Territoire coutumier

Territoire intercommunal Territoire communal

Territoire villageois

Figure 2. Echelles d'action

6 Les territoires illicites sont constitués des zones d'intérêt cynégétiques (aires protégées et parcs naturels). Malgré l'interdiction d'y pâturer, les éleveurs y « volent » du pâturage selon leur propre terme, d'où son caractère illicite.

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L'échelle de l'action dans le cadre de la mobilité pastorale peut être diverse, mais l'impact de cette action sur le spatial est toujours local. Une politique régionale aura des impacts locaux, même si son étendue correspond à la région. C'est pour cela que tous les niveaux spatiaux de décision doivent être intégrés dans le processus de négociation et de concertation.

La recherche se déroule dans le Nord du Cameroun. Cette région se situe dans le bassin de la Bénoué entre l'Extrême-Nord et l'Adamaoua (figure 3).

12° 16°

12° 16°

12°

Légende

1200 mm

0 50 100 km

Chef-lieu de région Ville secondaire

Zone cotonnière

Aires protégées (Faro) Territoires d'étude

Cours d'eau

Yaéré

Limite régionale

Limite nationale

Route nationale n°1

W + E

Ndiam Baba

Laïndé Ngobara

Kalgué Ngong

Mbé

Ngaoundéré

Garoua

Adamaoua

600 mm

Gouna

Mayo Bouki

Dembo

Nord

Adoumri

Extrême-Nord

Kaélé

Guider

Lac Tchad

Maroua

Tcholliré

Mora

Touboro

Kousséri

Yagoua

12°

Figure 3. Présentation du Nord-Cameroun et des territoires d'étude

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Dans la plaine de la Bénoué, le climat est soudanien à une seule saison des pluies au sud et de type sahélien au nord (Roupsard, 1987). La pluviométrie est comprise entre 700 et 1 500 mm d'eau par an répartie sur cinq mois. La diminution globale de la pluviométrie au cours des deux dernières décennies, liée à l'irrégularité de la répartition et de la date d'arrêt des pluies, engendre un risque climatique pour la culture cotonnière qui s'accroît avec la latitude (M'biandoun, 1990).

La diversité des sols de cette zone provient de la pluralité des conditions de pédogenèse liées aux contrastes pluviométriques et aux contrastes des reliefs qui caractérisent cette région. Cette diversité est croissante du Sud vers le Nord (Brabant et Gavaud, 1985 ; ORSTOM, 1984 ; USAID fac, 1974). Sur l'ensemble de la région, les principaux types de sols rencontrés par ordre d'importance agronomique décroissante sont d'abord les sols ferrugineux tropicaux (texture à dominante sableuse, horizon argileux en profondeur) qui couvrent environ 2 000 000 ha et 60% des terres cultivées, puis les vertisols (à forte teneur en argile 40 à 45% et forte capacité de rétention d'eau). Ensuite viennent les sols fertialitiques (à teneur en argile moyenne 25%) souvent caillouteux ; les sols hydromorphes (horizon à gley ou pseudo-gley, forte activité biologique) fréquents au Sud de Garoua (Tcholliré, Bocki sur environ 600 000 ha) ; les sols alluviaux dans les vallées en bordure des rivières.

Les sols du bassin de la Bénoué se sont formés à partir d'un socle cristallin fortement arénisé et sur des grès datant du crétacé (ORSTOM, 1984). Ce bassin contient des sols légers aptes aux cultures pluviales. Ce sont les sols ferrugineux tropicaux profonds et souvent lessivés des plaines d'alluvions anciennes et des zones vallonnées. Ce sont aussi les sols profonds argilo-sableux et argilo-limoneux formés d'alluvions fluviales récentes, comme ceux de la vallée de la Bénoué et de la vallée du Faro. Les vertisols sont assez peu représentés (vallée de la Bénoué et du Mayo Kébi). Les sols hydromorphes, à argiles gonflantes des bas-fonds et de plaines, sont très étendus (Bocki, Tcholliré). Ils sont durs et sensibles à l'érosion hydrique. Les lithosols peu évolués se situent aux pieds des pentes (apports colluviaux) et sur les versants des reliefs (sols d'érosion). Ils sont peu propices à l'agriculture.

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Sur le plan géologique, cette région est localisée sur un bassin crétacé, parsemé d'inselbergs et dominé par des massifs gréseux, granitiques ou volcaniques. Ils sont dominés par des sols minéraux bruts lithosoliques et les sols peu évolués d'érosion lithiques (Brabant et Humel, 1974). Ces massifs montagneux portent le nom fulfulde de « hossere ». On peut citer hossere Laïndé-Massa ; hossere Bangoura ; hossere Wadjéré ; hossere Kokoumi ; hossere Kalgué ; hossere Siddiri ; hossere Mbapé ; hossere Harandé ; hossere Ndiam Baba ; hossere Ngola ; hossere Sorké...

Sur un soubassement de roches cristallines ou métamorphiques, se sont déposées d'importantes alluvions le long du réseau hydrographique composé essentiellement de la Bénoué (13 614 km), le Mayo Kebbi, le Mayo Rey et le Faro (13 493 km) très poissonneux (Segalen, 1967). Il existe cependant dans cette zone plusieurs autres cours d'eaux intermittents qui tarissent presque tous pendant la saison sèche. Parmi les cours d'eau les plus importants, on peut citer : mayo Douka ; mayo Gabago ; mayo Betnodjé ; mayo Binossi ; mayo Tane ; mayo Dadi... À côté de ces cours d'eau, il existe des lacs naturels dont les plus remarquables sont Ndjigoro manga, Ndjigoro pétel, Ngouen, Babi, Goré...

La végétation varie suivant le climat, la pluviométrie, le relief et les différents types de sols. D'une manière générale, il existe dans la zone des savanes boisées ou arborées ou arbustives voire des forêts claires du bassin de la Bénoué. Les principales formations végétales sont (Letouzey, 1985) : la formation grégaire à Isoberlinia doka et Isoberlinia tomentosa ; la formation à Boswellia odorata, Sclerocarya birrea, Prosopis africana ; les formations à Combretum, Terminalia, Anogeisus leiocarpus. Dans les zones inondables, on distingue les formations graminéennes à Hyparrhenia rufa, Vetiveria nigritana et Echinochloa pyramidalis ; sur les montagnes, on rencontre une forêt claire faite de Ficus, Diospyros, Boswelia, Vitellaria... Le bas des versants est recouvert de ligneux comme Crossopteryx erinaceus, Bombax costatum, ainsi que Anigeisus et Isoberlinia. La strate herbacée est à base de Pennisetum pedicellatum et Andropogon tectorum. On trouve également dans ces montagnes diverses espèces d'Acacia (hockii, dudgeoni, senegal,..).

Sur le plan agricole, au Sud de Garoua, le coton, le maïs et l'arachide constituent les principales sources de revenus pour les paysans. Dans la région de Guider et des

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piémonts, le coton et l'arachide demeurent les principales cultures de rente tandis que le sorgho pluvial est réservé à l'autoconsommation et à la fabrication de la bière (bit bit).

Hypothèse de recherche

La recherche part de l'hypothèse que dans un contexte de forte incertitude sur le territoire pastoral, la mobilité du troupeau ne peut continuer à se faire que grâce à un consensus pour une délimitation territoriale et une forte implication de l'État et des acteurs locaux (élites, autorités traditionnelles, agriculteurs, éleveurs, conservateurs). Il s'agit de considérer l'ensemble des acteurs, individuels ou collectifs, étatiques, coutumiers ou privés qui, de droit ou de fait, jouent un rôle effectif dans la régulation de l'accès et de l'usage des terres et des ressources naturelles, à travers des décisions portant sur la définition des règles d'accès ou d'usage, l'attribution de droits, l'arbitrage de conflits, la formalisation de droits ou d'accords, etc. Il s'agit comme le suggèrent Benkahla et Hochet (2013) de décrire concrètement la façon dont les choses se passent réellement, sans présager de leur statut au regard de la loi, avec leurs relations de complémentarité, de compétition, de concurrence ou de synergie : pour un type de problème donné, quelle(s) autorités sont mobilisées par quels acteurs ? Quels sont les rapports entre pouvoirs coutumiers, administration territoriale, services techniques dans le traitement de ce type de problème ? Permettent-ils d'arriver à des solutions ? Ces questions permettent de s'interroger sur le fait que de nombreux acteurs interviennent potentiellement, que les acteurs qui jouent un rôle effectif ne sont pas forcément ceux qui ont des prérogatives légales, que les relations qu'ils ont entre eux sont variées.

Un travail de l'état de l'art nous a permis de nous positionner par rapport à des controverses scientifiques ou au sein des milieux du développement pour mieux problématiser la recherche par rapport à la zone soudano-sahélienne d'Afrique et montrer ce qui fait la spécificité du Nord-Cameroun. Nous avons également fait le point sur les expériences passés et en cours concernant l'appui à la mobilité du bétail, l'organisation et la gestion des territoires ruraux dans cette région. Les éleveurs étant les premiers concernés par la recherche, nous avons voulu mettre en évidence l'identité des éleveurs et leur place dans le contexte sociopolitique de la région. La problématique des inégalités (sociales et ethniques) des acteurs face aux enjeux territoriaux nous amène à montrer que

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les éleveurs sont des acteurs faibles dans le processus de négociation, d'accès et de gestion des territoires ruraux dans le Nord du Cameroun.

Clarification du concept de territoire de mobilité pastorale

Notre vision du territoire s'appuie sur le courant de pensée amorcé par les géographes « tropicalistes », notamment africanistes, comme Jean Gallais, Pierre Gourou, André Lericollais, Paul Pélissier, Gilles Sautter qui ont commencé à se préoccuper de la diversité des milieux et de leurs rapports à la société. L'apport des monographies de terroir fut unanimement reconnu du fait de la rigueur méthodologique qui les guidait, et même si leur composante était fondamentalement descriptive, ces monographies tentaient d'avoir une compréhension globale des processus (Gallais, 1989). Ces travaux se sont attelés à montrer les faits d'organisation sociale, de structuration des systèmes fonciers, de la relation à la nature. Cette géographie tropicale africaine s'est surtout intéressée aux grandes échelles, aux terroirs (et non à la région), aux zones rurales et aux sociétés traditionnelles (Claval et Sanguin, 1996).

Pendant mon séjour à Montpellier dans le cadre de ma thèse, j'ai pu consulter les travaux d'autres géographes qui s'intéressent davantage à l'analyse spatiale, l'utilisation de méthodes statistiques, la valorisation graphique des études, tout ceci teinté d'innovations dans tous les domaines, que ce soit technique comme conceptuel. Le structuralisme a eu évidemment une influence très forte sur ces travaux (Brunet, 1987 ; 1997). Ces derniers étaient pratiquement tous orientés vers la détermination de structures spatiales construites sur la base de similitudes des paramètres des unités spatiales. Beaucoup d'espaces ont ainsi été passés au peigne fin de la statistique et des données socio-économiques, pour en dégager des chorèmes, des modèles d'organisation, des cartes de synthèse, des atlas. J'ai d'ailleurs pu m'approprier le langage chorématique que j'ai appliqué à mon terrain de recherche doctorale pour modéliser les petits territoires de fixation des éleveurs (Kossoumna Liba'a, 2008).

Le choix de travailler sur la mobilité pastorale m'a donc amené à manipuler le concept de territoire. Celui-ci est issu de la longue histoire de la géographie, et en particulier de la période des années 1950-1980, pour laquelle l'héritage des géographes ruraux, et surtout tropicalistes, mais aussi les innombrables débats théoriques qui eurent lieu, ont été

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fondamentaux dans la construction d'une discipline qui a su résister, dans une certaine mesure, au courant positiviste. Ce concept est aujourd'hui bien approprié par la géographie, notamment économique et sociale, mais aussi par d'autres disciplines comme la sociologie et l'économie.

Sur le plan conceptuel, nous nous sommes attelé à clarifier le concept de territoire de manière générale avant de proposer une définition et une caractérisation des territoires de mobilité pastorale. Partant de son sens politico-administratif tel qu'utilisé à partir du XVIIème siècle, le territoire est en effet replacé dans la géographie universitaire avec sa définition dans le Dictionnaire de Géographie dirigé par Pierre George (1970) et la réorientation de son usage dans la géographie française avec les travaux de Ferrier (1984) et sa diffusion dans divers domaines des sciences (géographie, économie, sociologie). Après le sens donné par les géographes tel Le Berre, Brunet, Di Méo, Raffestin, le territoire est placé au centre de débats sur sa place au service du développement à travers les travaux de Moine (1995), Levy et Lussault (2003), Le Berre (1992) ou Debarbieux (1999).

Une des questions épistémologique est également de savoir si le territoire a un sens pour la société. Au Nord-Cameroun, le territoire est le lieu d'application du pouvoir traditionnel. Cette acception du territoire que les géographes lient au contrôle et au pouvoir est attachée aux problèmes de géographie politique que nous documentons en nous appuyant sur les travaux de Pinchemel et Pinchemel (1997), de Claval (1995) et de Gottmann (1973). Dans cette région, le territoire est également une réalité sociale. Partant de l'éthologie animale à partir des travaux l'autrichien Konrad Lorenz (1973) et le Néerlandais Nikolaas Tinbergen (1967) qui font découvrir le rôle que joue la territorialité dans la vie de beaucoup d'espèces, nous nous attardons sur les points de vue des géographes qui se refusent à transposer les leçons de ces chercheurs à leur domaine. Il en est ainsi des travaux de Malmberg (1980), Roncayolo (1990), Claval (1995), Le Berre (1992), Badie (1995) ou Di Méo (1998) qui retirent des exemples fournis par l'éthologie l'idée qu'il faut s'attacher aux moyens mis en oeuvre pour contrôler l'espace afin de comprendre le dynamisme des sociétés. Par ailleurs, que ce soit les éleveurs ou les autres acteurs qui utilisent, gèrent et contrôlent le territoire, ils le considèrent comme lieux de

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symboles et de représentations qui ont fait également l'objet de nombreux travaux de géographes. Cette dimension symbolique du territoire est en effet présente dans les travaux de Gottmann (1952), Dardel (1990), Brunet et al., (1992), Claval (1995), Di Méo (1998) ou Raffestin (1986), Moine (2005) ou Debarbieux (1999). En plus, les différents acteurs ont un sentiment d'appartenance aux territoires qui est une construction mentale. Les géographes se sont également intéressés à cette place de l'identité dans la perception du territoire comme le montrent les travaux de Bonnemaison et Cambrezy (1995), Le Berre (1992), Berque (1970), Martin (1994), Claval (1995), Di Méo (1998), Moine (2005) ou Brunet (2001). Le territoire est donc, comme le suggère Mazurek (2012), du domaine des acteurs, mais surtout des actions et des stratégies qui peuvent être du domaine du réel, de l'imaginaire ou du virtuel, mais qui, toujours, reconstruisent des réalités identitaires sur l'espace. Le territoire est donc multiple, fonction de l'appropriation des groupes sociaux, et c'est l'interaction entre ces territoires qui forme l'espace. Finalement, nous convenons avec Moine (2005) que le territoire est un système complexe dont la définition est fondée sur la boucle de rétroaction qui l'organise. Son fonctionnement s'appuie ainsi sur le sous-système acteurs qui agit sur le sous-système de l'espace géographique que nous allons tenter d'appliquer à la situation du Nord-Cameroun.

Le territoire a également un intérêt pour l'élevage. Les travaux sur les relations entre le territoire et l'élevage montrent que les communautés d'agriculteurs y accordent une place centrale comme l'attestent Hubert (1994), Gibon et Ickowicz (2010). Ces relations façonnent les paysages et la biodiversité (Caron et Hubert, 2000) et produisent des services écosystémiques (Burkhard et al., 2009). Les différentes dimensions des interactions entre l'élevage et le territoire ont fait l'objet de définitions par des auteurs comme Manoli et al. (2010). Après avoir cherché à comprendre le rapport à l'espace des activités d'élevage, dans un contexte où les ressources naturelles deviennent un facteur limitant et où il y a une compétition avec d'autres activités pour l'utilisation de l'espace, ces auteurs se centrent sur la représentation de la localisation des systèmes de production et des densités animales. Nous nous appuyons également sur les points de vue d'autres auteurs comme Sere et Steinfeld (1996), Bourn et Wint (1994), Kruska et al., (2003), Reid et al., (2000), Thornton et al., (2007) qui ont proposé de cartographier les différents types de systèmes de production à une échelle régionale en les mettant en relation avec divers

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facteurs (agro-écologiques, localisation, contraintes). Au regard de l'évolution de la situation des territoires d'élevage au Nord-Cameroun, nous nous sommes intéressés par ailleurs à d'autres groupes de travaux qui ont pour objectifs d'étude les dynamiques d'utilisation des sols (Poccard-Chapuis, 2005 ; Lambin et al., 2001 ; Ickowicz et al., 2010; Naylor et al., 2005 ; Bommel et al., 2010).

Sur le plan méthodologique, en prenant en compte l'emboîtement des sous-systèmes acteurs et espaces géographiques qui rend difficile l'interprétation et la compréhension des territoires de mobilité pastorale, nous nous sommes appropriés la démarche systémique qui est présentée comme un paradigme capable de guider l'approche et la compréhension des systèmes complexes. Nous nous appuyons ainsi sur les travaux de Moine (2005) qui, sans proposer de nouveaux outils, essaie de repositionner des approches reconnues, les unes par rapport aux autres, dans un ensemble susceptible de permettre une meilleure compréhension des territoires. Le diagnostic territorial proposé par l'auteur s'appuie sur trois sous-systèmes, liés entre eux : le contexte naturel du territoire, l'organisation de l'espace géographique et l'organisation des acteurs. L'approche suppose la mise en oeuvre combinée d'outils permettant de comprendre le fonctionnement d'un territoire et, le cas échéant, de proposer des simulations de son évolution. Sans mobiliser, comme le suggère François (1997), la combinaison d'outils (Systèmes Multi-Agents, Systèmes d'Information Géographique, Automates Cellulaires, Systèmes de Gestion de Bases de Données, Systèmes Experts, Réseaux Neuronaux) en amont desquels l'approche systémique est toujours requise, nous proposons une démarche concertée pour la gestion durable et paisible des différents territoires en prenant en compte le point de vue des différents acteurs en présence. Pour cela, s'impose une nécessité de diagnostic du territoire qui distingue, à partir des signes visibles dans le paysage, la situation, le fonctionnement et la dynamique de l'activité agricole et distingue les enjeux relatifs à son évolution et aux interactions avec les activités non agricoles présentes dans le territoire, comme le propose Lardon et al., (2007) et Benoît (1977). Nous avons tenté comme le suggère Guetat-Bernard (1999) de repérer les dimensions conjuguées des différents espaces à la fois social, perçu ou représenté, de vie, produit. Afin d'aboutir à une analyse du territoire la plus complète possible, nous avons retenu comme Merenne (2002) le principe de considérer qu'un territoire comprend de façon

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pertinente et générique cinq sous-systèmes territoriaux : i) la résidence, ii) l'appropriation, iii) l'exploitation, iv) la communication et les échanges et v) la gestion.

La capitalisation des approches, visions et expériences des différents auteurs nous a permis de mieux appréhender les territoires de mobilité pastorale pour lesquels nous avons proposé une définition et une caractérisation qui prend en compte sa diversification et sa complexification. En nous appuyant sur le contexte du Nord-Cameroun, cette clarification conceptuelle coordonne notamment les dimensions sociales, politiques, économiques et environnementales, en considérant tous les usages, sur la base d'une participation de plus en plus active de tous les acteurs concernés de près ou de loin. Dans cette région, nous considérons le territoire de mobilité pastorale comme un champ d'application du pouvoir traditionnel, mais aussi comme une réalité sociale et culturelle qu'il faut prendre en compte dans tout processus de décision pour son fonctionnement et sa gestion.

Positionnement théorique

Sur le plan théorique, nous nous appuyons sur le modèle de Garrett Hardin qui stipule que, lorsqu'une ressource est en libre accès, chaque utilisateur est conduit spontanément à y puiser sans limite, poussant à sa disparition. L'exemple donné, qui correspond à la situation constatée au Nord-Cameroun, est celui d'un pâturage sur lequel chaque éleveur cherche à accroître son troupeau puisque, de toute façon, le prix à payer est quasi nul par rapport au bénéfice immédiat obtenu. Mais, au terme de ce processus, tous les éleveurs sont perdants. On relève ici une parenté de cette « tragédie » avec la thèse de la surpopulation que Malthus avait énoncée à la fin du XVIIIème siècle. Selon Hardin (1968), il n'y a que trois solutions à cette « tragédie » : la limitation de la population pour stopper la surconsommation, la nationalisation ou la privatisation. Émise à la veille du grand mouvement de dérégulation et de déréglementation de l'économie mondiale, on comprend que la troisième voie fut exploitée à fond pour justifier le recul de l'intervention publique. Le modèle de Hardin est une application du dilemme du prisonnier mis en évidence par la théorie des jeux. Si les suspects, au lieu de se dénoncer mutuellement, coopèrent, ils subiront des peines moins lourdes. Mais ils ne sont pas portés spontanément à la coopération et, dès lors, tous ont tendance à se comporter en « passagers clandestins ».

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C'est la pertinence de ce modèle que va attaquer vigoureusement Elinor Ostrom sur la base d'une approche néo-institutionnaliste.

L'analyse s'appuie également sur la théorie de l'intérêt commun d'Elinor Ostrom. Son approche renouvèle la façon d'aborder les problèmes, occasion de saisir les relations qui se construisent, les négociations qui s'observent. Ses travaux ont montré comment l'étude de formes de propriété et de gestion collective, outre l'intérêt qu'elle présente en elle-même, permet des avancées majeures dans la compréhension de nos économies, au-delà des institutions dominantes sur lesquelles ont porté la plus grande partie des analyses des économistes, à savoir les marchés, les firmes ou les institutions publiques. La problématique d'Ostrom se situe dans ce cadre néo-classique rénové par le courant néo-institutionnaliste. Pour résoudre le problème des passagers clandestins, sur lequel insistait Hardin, Ostrom veut « contribuer au développement d'une théorie valide au plan empirique des formes d'auto-organisation et d'autogouvernance de l'action collective » (Ostrom, 2010 : 40), de telle sorte que « les appropriateurs adoptent des stratégies coordonnées » (ibid : 54). Autrement dit, et c'est l'originalité du travail d'Ostrom, elle cesse de se fixer sur la nature des biens qui déterminerait leur caractère de commun et elle se penche au contraire sur le cadre institutionnel et réglementaire qui préside à leur érection en tant que communs, mieux, qui les institue en tant que communs. Si la problématique des biens communs/collectifs/publics s'oppose à celle des enclosures, ce n'est pas parce que, soudainement, la nature des biens aurait changé ; c'est parce qu'il s'est produit un changement dans les rapports de forces, dont la sanction va être l'abolition d'anciennes règles et l'adoption de nouvelles. Au lieu de voir seulement dans les biens communs comme des ressources, Ostrom les considère comme une forme particulière de propriété qui ne peut être séparée d'une délibération collective permanente.

Collecte de données complémentaires auprès des acteurs

La collecte des données complémentaires s'est étalée sur deux années (2012 et 2013). L'analyse de la genèse de l'installation des éleveurs mbororo dans le Nord-Cameroun a permis de mieux comprendre leur place et leurs rôles dans la gestion et le fonctionnement des territoires de mobilité. Les enquêtes et entretiens auprès de vingt chefs

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d'exploitation7, choisis de manière aléatoire, ont permis de revenir sur la façon dont ils ont acquis les espaces de fixation en analysant les rapports/alliances avec les lamibé et en insistant sur les rentes captées par ces derniers, les fréquentes remises en cause des droits d'accès. Nous nous sommes également penchés sur le rôle des liens que les éleveurs mbororo tissent avec les citadins et les élites commerçantes de la région pour pouvoir accéder à certains territoires. Ensuite, les enquêtes et entretiens dans les villages environnements nous ont permis de mieux saisir les rapports que les éleveurs mbororo entretiennent avec les autres groupes qui investissent également dans l'élevage (Massa, Moundang, Toupouri...) pour savoir si, par-delà tous les conflits, il n'y a pas des alliances, des échanges et des complémentarités. De manière générale, l'historique des migrations et des fixations de ces acteurs allogènes ont permis de s'intéresser à la politique au niveau local et régional d'accompagnement des mouvements des populations. Cela a permis de saisir les stratégies d'adaptation de ces acteurs à la crise et à l'évolution du fonctionnement de l'État et de la politique d'aménagement des espaces ruraux de manière générale.

Enfin, nous sommes revenus sur l'histoire de la protection des espaces pour savoir qui étaient les lobbies environnementaux, pour comprendre dans quels contextes l'État a accepté de classifier ces espaces et la place de l'élevage dans ces espaces.

Par rapport à la mobilité, nous avons fait des investigations sur les déterminants des mouvements et des mobilités, en ciblant plus particulier les points suivants : les raisons qui provoquent les départs, les mobilités, l'identité et les caractéristiques de ceux qui bougent c'est-à-dire ceux qui ont les moyens de partir8. Il s'agissait de connaitre le profil de ceux qui restent et ce que font ceux qui n'ont pas la capacité de s'adapter, leurs marges de manoeuvre, les dynamiques observées, les transformations, les évolutions de la mobilité avec la pression et les contraintes ainsi que les adaptations face à la fragmentation de l'espace. En outre, si les éleveurs « volent » du pâturage dans les aires

7 C'est une unité de production familiale qui se résume à l'ensemble regroupant un homme marié (chef de ménage), son (ses) épouse(s), leurs enfants et d'éventuels dépendants directs, les parcelles en propriété, le cheptel animal et l'ensemble des activités extra-agricoles. Cette définition assez globale correspond au saare qui, au Nord-Cameroun, est considéré comme l'exploitation.

8 En Côte-d'Ivoire par exemple, ceux qui partent ne sont pas n'importe qui.

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protégées, ce qu'ils vont au-delà des limites qui sont finalement flexibles et dénote de la capacité des éleveurs à bouger, à s'engouffrer dans des brèches.

Nous nous sommes intéressés non seulement à la mobilité du troupeau mais aussi à la mobilité des hommes. La mobilité s'inscrit en effet dans les trajectoires mêmes des éleveurs. C'est un fond culturel et de capacité ; nous faisons allusion ici à ce qu'on appelle « le capital mobilité » que l'on analyse en termes de capabilité. Cette notion s'appuie sur les débats actuels sur les politiques de transition en rapport à la mobilité des animaux (continuité de l'élevage extensif basé sur la mobilité ou évolution vers l'intensification, mais à quelles conditions ?).

Les enquêtes et entretiens avec les éleveurs ont par ailleurs permis de cerner la place de la gouvernance dans cette région, notamment en ce qui concerne la corruption, les rackets et brimades. Nous partons du constat que l'État laisse faire les autorités traditionnelles dans l'organisation de l'accès et de la gestion des territoires ruraux. Face à la puissance des lamibés dans cette région, les marges de manoeuvre semblent faibles, au risque d'une explosion sociale comme en RCA et au Nigeria. Or, si nous assistons à la démission de l'État dans la mise en oeuvre des politiques de développement territorial, un transfert de compétence dans ce sens doit être opéré. En effet, dans un contexte de crise économique persistante et de décentralisation en cours, on assiste à la mobilisation des acteurs locaux et à l'émergence des politiques de développement territorial local. Ainsi, le système administratif local doit être réactif et d'adapter rapidement aux diverses mutations du territoire. Ce système doit chercher alors à susciter la mobilisation des acteurs locaux autour du projet de développement territorial à partir de nouvelles pratiques de gestion, d'organisation, de fonctionnement, de négociation, de concertation, de décisions partagées. Cette orientation fait appel à la notion de gouvernance territoriale qui, au-delà d'un terme à la mode, est une nécessité face à la réalité des territoires en mouvement et en mutation dans une zone rurale sous forte pression. La gouvernance met l'accent sur la crise de la gouvernabilité des territoires, la multiplicité et la diversité des acteurs et l'interdépendance des acteurs entre eux. La superposition des textes étatiques avec les coutumes locales, qui a un impact direct ou indirect sur la vie du territoire, créée des

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incertitudes chez les acteurs, que vient encore aggraver leur complexité tant sur le plan juridique que social.

Concernant les modes de gouvernance, nous nous appuyons sur les travaux d'Olivier de Sardan (2004). En prenant le concept de « gouvernance » dans un sens purement descriptif et analytique, aussi empirique que possible, nous le définirons avec lui comme une forme organisée quelconque de délivrance de biens et services publics ou collectifs selon des normes et logiques spécifiques. Chaque forme organisée de cette délivrance (chaque arrangement institutionnel), fonctionnant selon des normes particulières et mettant en oeuvre des logiques spécifiques, peut alors être considérée comme un « mode de gouvernance ». Cette définition que nous avons retenue se focalise par contre sur une fonction particulière de l'action collective, de l'autorité ou de la régulation, qui a longtemps été associée à l'État, et qui aujourd'hui peut être mise en oeuvre par d'autres types d'institutions et d'acteurs (communes, villages, chefferies,...). Elle nous semble donc à ce titre plus opératoire et mieux adaptée à l'analyse de matériaux empiriques spécifiques dans le cadre de notre position scientifique.

Apports majeurs dans le cadre de l'Habilitation à Diriger des Recherches

- Le premier apport se situe au niveau de la contextualisation spatiale et sociétale de la mobilité pastorale dans la région du Nord-Cameroun ;

- En second lieu, les territoires de mobilité pastorale ont été définis et caractérisés avec leurs ressources, les acteurs en présence et leurs relations, les modalités d'accès, les modes de gestion, les stratégies d'accaparement et de contrôle, les conflits ;

- À la fin de l'essai, les démarches participatives pour la gestion harmonieuse des territoires communs sont proposées ainsi que des scenarii de gestion et d'organisation des territoires de mobilité pastorale dans la région du Nord-Cameroun. Ces démarches amorcent une réflexion sur la nécessité de coordination entre les différents types d'acteurs concernés par les territoires de mobilité pastorale à différentes échelles (villageois, communal et intercommunal, régional) en impliquant plusieurs niveaux d'acteurs : éleveurs, agriculteurs, autorités

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traditionnelles, gestionnaires des aires protégées, élus locaux, représentants de l'État, organismes d'appui aux développement,...) ;

Le document est organisé en deux grandes parties. La première comporte deux chapitres qui portent sur la contextualisation spatiale et sociétale des territoires de mobilité pastorale. Le premier chapitre analyse les enjeux spatiaux de la mobilité pastorale au Nord-Cameroun en s'appuyant d'abord sur les enjeux du développement des territoires ruraux, puis sur les contraintes de l'élevage mobile dans cette région et, enfin, sur la pression permanente exercée sur les territoires de mobilité pastorale. Le deuxième chapitre présente le contexte sociétal autour des territoires de mobilité. Il commence par revenir sur la genèse de l'installation des éleveurs mbororo dans la région afin de mieux comprendre la marginalité spatiale qu'ils subissent. Il analyse ensuite les relations tant d'échanges, de complémentarités que de conflits entre les différents acteurs locaux concernés par la gestion et l'exploitation des territoires de mobilité. Il s'agit des relations autorités traditionnelles/éleveurs ; autorités administratives/éleveurs ; citadins et élites commerçantes/éleveurs ; agriculteurs/éleveurs ; éleveurs/éleveurs.

La deuxième partie comporte trois chapitres et porte sur notre contribution à la compréhension des territoires de mobilité pastorale. Le troisième chapitre revient sur l'émergence du concept de territoire, un concept récent et polysémique dans la géographie humaine, sa place au service du développement, son application dans le champ du pouvoir, sa réalité sociale, symbolique et de représentation ainsi que sa perception comme support d'identité et aire culturelle. Il présente également l'intérêt du territoire pour l'élevage avant de discuter des outils pour appréhender les territoires et la nécessité de le diagnostiquer. Il se termine par la définition et la caractérisation du territoire de mobilité pastorale au Nord-Cameroun, en tant que champ d'application du pouvoir traditionnel et réalité sociale et culturelle. Le quatrième chapitre analyse en profondeur les territoires de mobilité pastorale au Nord-Cameroun, leur typologie et leur fonctionnement. Il analyse en détail la zone de sédentarisation de la famille (le territoire d'attache), le voisinage du territoire d'attache (les territoires pastoraux de proximité en saison pluvieuse et en saison sèche froide), les territoires de transhumance saisonnière (les territoires complémentaires

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pour la petite transhumance de saison sèche chaude et les territoires délimités pour la grande transhumance en saison des pluies) et, enfin, les territoires illicites de mobilité (les aires protégées). Le cinquième et dernier chapitre propose une démarche de concertation pour la reconnaissance des territoires de mobilité pastorale dans un contexte de forte pression. Après avoir intégré le territoire de mobilité dans un contexte de bien commun, il présente les nombreuses interventions aux résultats mitigés en matière de concertation et de sécurisation foncière avec les objectifs poursuivis, leurs acquis, succès et insuccès ainsi que les conflits d'intérêts entre les utilisateurs et conflits de pouvoirs entre les instances de médiation et de régulation. Tout en capitalisant les expériences de ces projets, nous proposons une démarche d'appui à la gestion concertée des territoires de mobilité pastorale. Cette démarche commence par la phase d'identification et de formulation, puis celle d'analyse, ensuite celle de négociation et concertation et enfin la phase de mise en oeuvre. Elle se termine par la recherche d'un consensus autour des aires protégées.

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PREMIERE PARTIE : CONTEXTUALISATION SPATIALE ET SOCIETALE DES TERRITOIRES DE MOBILITE PASTORALE

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand