III.2.3. Le territoire comme lieux de symboles et de
représentations
En troisième lieu, le territoire pour les
géographes, se structure autour des symboles et des
représentations. En effet, la dimension symbolique du territoire est en
effet présente dans les travaux des géographes depuis
l'entre-deux-guerres au moins. Claval (1995) précise que Jean Gottmann
la systématise lorsqu'il propose, en 1952, de faire l'analyse des
iconographies, c'est-à-dire des représentations territoriales,
une des bases de la géographie politique. Dans le même ordre
d'idée, les travaux d'inspiration phénoménologique et
humaniste comme ceux de Dardel (1990) soulignent que pour « les
sociétés primitives, la terre est puissance, car elle est origine
(c'est d'elle que toute réalité procède), présence
(c'est de sa rencontre avec un paysage qui lui fait face et s'annonce à
lui, que le présent se retrempe et se transmet comme en une
réserve cachée de verdeur et de force et force surnaturelle
(à la base de la géographie des primitifs, il y a un comportement
religieux, et c'est au travers de cette valeur sacrée que se manifestent
les «faits» géographiques ». À partir de ce
moment, la dimension symbolique du territoire devient un des thèmes
essentiels de la géographie lorsque se développent les recherches
sur l'espace vécu, dans les années 1970 et dans les années
1980. Dans les pays anglo-saxons, on s'attache au sens des lieux, the sense
of place, la tradition vidalienne d'analyse de la personnalité des
constructions géographiques
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ressuscite (Claval, 1995). L'attention va aussi à la
manière dont les toponymes sont choisis, et aux significations qui leur
sont attachés. Les hauts lieux suscitent un grand intérêt
comme le soulignent Brunet et al., (1992 : 232) : « ce sont
des lieux de mémoire ; leur valeur symbolique est plus ou moins
élevée, locale, nationale, internationale, mondiale, ou propre
à une religion, à une culture; ils sont souvent sources
d'identité collective et, aussi, d'activités économiques
».
Par ailleurs, la géographie se penche de nouveau sur le
sentiment d'enracinement, sur les liens affectifs et moraux que les groupes
tissent avec le sol où ils sont nés et où sont
enterrés leurs ancêtres. Les géographes s'étaient
contentés, entre les deux guerres mondiales, de sonder les âmes et
les coeurs des citoyens des nations modernes (Claval, 1995). Dans le même
temps, les ethnologues découvraient des attachements analogues, mais
souvent beaucoup plus forts encore, chez les peuples primitifs comme le
soulignent les travaux d'Elkin (1967). Il montre que les aborigènes
australiens pratiquaient une économie de chasse et de cueillette qui
aurait dû les laisser indifférents à l'environnement
à partir du moment où ils y trouvaient plantes utiles et gibier.
Contrairement à cela, ils s'identifiaient si profondément aux
lieux de séjour de leurs ancêtres fondateurs du temps du mythe,
que beaucoup se laissaient mourir lorsqu'ils se trouvaient
déplacés. C'est dans le même sens que Di Méo (1998 :
33) précise que « le territoire est souvent abstrait,
idéel, vécu et ressenti plus que visuellement
repéré ». Cette entrée fait donc
référence aux processus d'organisation territoriale qui doivent,
selon Raffestin (1986), s'analyser à deux niveaux : celui qui
résulte de l'action des sociétés, et également
celui qui résulte des systèmes de représentation. Au
travers du vécu, du perçu, et des multiples filtres qui nuancent
la perception que l'on a d'un paysage, d'une organisation spatiale, de notre
voisin, nous donnons un sens aux territoires (Fourny, 1995). À partir de
ce moment, les travaux de géographie tropicale commencent à se
rapprocher peu à peu de ceux des ethnologues par les méthodes
mises en oeuvre : les séjours sur le terrain se font plus longs,
l'attention accordée aux monographies de détail devient plus
grande (Claval, 1995).
En clair, Claval (1995) souligne que la prise en compte de la
dimension territoriale traduit une mutation profonde dans la démarche
géographique. Pour lui, parler de
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territoire au lieu d'espace, c'est souligner que les lieux
dans lesquels s'inscrivent les existences humaines sont construits par les
hommes à la fois par leur action technique et par les discours qu'ils
tiennent à leur propos. C'est en fait le territoire des acteurs qui font
le territoire. Ainsi, pour être opérationnelle, la
géographie ne peut ni ne doit oublier ceux qui font et défont ces
organisations et par qui les interactions se produisent : les acteurs,
replacés au centre des territoires et constitués en un
écheveau complexe d'interrelations, vivant, produisant, percevant et
utilisant l'espace géographique pour constituer des territoires au sein
desquels se déploient de multiples enjeux (Moine, 2005) comme nous
allons le démontrer dans le cas du Nord-Cameroun. Il s'agit pour le
même auteur des interrelations multiples qui lient ceux qui
décident, perçoivent, s'entre-aperçoivent, s'opposent,
s'allient, imposent et finalement aménagent. Cette dimension est
essentielle, et Debarbieux (1999 : 54) déclare à ce propos que
« le monde est institué par les individus en fonction de leurs
actions et de leurs intentions ». Ainsi, les relations que les
groupes nouent avec le milieu ne sont pas simplement matérielles : elles
sont aussi d'ordre symbolique, ce qui les rend réflexives. Les hommes
créent leur environnement, qui leur offre en miroir une image
d'eux-mêmes et les aide à prendre conscience de ce qu'ils
partagent et en retour, précisent Brunet et al., (1992), le territoire
contribue à conforter le sentiment d'appartenance, il aide à la
cristallisation de représentations collectives, des symboles qui
s'incarnent dans des hauts lieux.
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