III.2.2. Le territoire comme une réalité
sociale
La deuxième acception que les géographes se font
du territoire est liée à la réalité sociale qui
vient de l'éthologie animale. Ils vont s'appuyer sur les travaux de
l'Autrichien Konrad Lorenz (1973) et du Néerlandais Nikolaas Tinbergen
(1967) qui font découvrir le rôle que joue la
territorialité dans la vie de beaucoup d'espèces. Il s'agit de la
prise de possession par un individu ou un organisme vivant d'une portion de
surface et sa défense contre d'autres organismes, appartenant ou non
à la même espèce. L'étude du territoire consiste ici
à analyser un système de comportement et la territorialisation,
la conduite d'un organisme pour prendre possession d'un territoire et le
défendre. Les espaces de vie y sont jalousement marqués. À
l'intérieur des cellules ainsi délimitées, un ordre
hiérarchique est institué - un pecking order selon
l'expression anglaise souvent reprise. Un mâle les domine
généralement, affirme sa supériorité sur les plus
jeunes à l'occasion d'affrontements qui reprennent
périodiquement. Il élimine les concurrents éventuels
dès qu'ils franchissent les limites. C'est par ce contrôle du
territoire que les groupes animaux assurent leur reproduction et limitent leurs
effectifs. Par contre, les géographes se refusent à transposer
les leçons de Tinbergen ou de Lorenz à leur domaine, mais
retirent des exemples fournis par
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l'éthologie, l'idée qu'il faut s'attacher aux
moyens mis en oeuvre pour contrôler l'espace si l'on veut comprendre le
dynamisme des sociétés (Malmberg, 1980). Défendant une
spécificité de l'espace social, c'est-à-dire le primat des
échanges sociaux dans les constructions territoriales, Roncayolo (1990)
a indiqué les risques que contient le réductionnisme
éthologique dans certains transferts en géographie sociale. Selon
lui, « il reste à juger si l'on peut établir un
continuum entre les espèces, traiter dans les mêmes termes de tous
les niveaux de la territorialité, de l'environnement immédiat aux
constructions politiques les plus audacieuses, et ,enfin ramener les
phénomènes sociaux, collectifs qui supportent à la fois la
division de l'espace et les sentiments d'appartenance soit à des
exigences biologiques communes à des séries d'êtres
vivants, soit à la psychologie individuelle ». Pourquoi
l'appropriation d'une certaine étendue ne serait-elle pas
nécessaire à l'épanouissement de certaines fonctions
sociales, se demande Claval (1995) ? A cette interrogation, Le Berre (1992)
répond en précisant qu'un territoire et un groupe social ne sont
pas isolés : ils entretiennent des échanges avec
l'extérieur dont il faut tenir compte pour décrire et comprendre
la morphologie et la dynamique territoriales. Alors que la démarche
identitaire et communautariste est par essence un construit social, son
efficacité tient à sa capacité à dissimuler son
origine humaine pour en faire une donnée de nature (Elisalde, 2002).
Di Méo (1998) énonce les conditions de
l'édification d'un ancrage identitaire : « pour que les
échanges sociaux s'y déroulent (dans la région) sans
surprise, selon un ordonnancement bien réglé, plusieurs
conditions territoriales doivent être remplies. Il convient en premier
lieu que l'espace régional possède les caractères d'un
espace social vécu et identitaire, découpé en fonction
d'une logique organisationnelle culturelle ou politique. Il faut en second lieu
qu'il constitue un champ symbolique dans lequel l'individu en
déplacement éprouve un sentiment de connivence identitaire avec
les personnes qu'il rencontre ». Une autre face du schéma
territorial commence ainsi à se dessiner en filigrane.
Pourquoi rechercher à ne se rassembler, à ne se
regrouper uniquement qu'avec ceux qui vous ressemblent ? S'interroge Elisalde
(2002). Pour l'auteur, le territoire ainsi conçu deviendrait une machine
à fabriquer des individus identiques ou cohabiteraient
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des territorialités de clonage à
l'intérieur et d'exclusion avec l'extérieur. Ce type d'attitude
qui contredit une certaine curiosité géographique tournée
vers la découverte de l'Ailleurs et de l'Autre, présente pourtant
tous les attributs de la territorialisation. Or, chez bon nombre d'analystes
des territoires, le déséquilibre est grand entre le diagnostic
précis porté sur les champs dans lesquels se déroulent la
territorialisation et l'absence de regard critique sur la
légitimité de certaines appropriations territoriales en
référence à tel système de valeurs, à telle
stratégie de contrôle de l'espace ou d'instrumentalisation de
lieux de mémoire. Comme le note Badie (1995 : 83), nous sommes bien en
présence de pratiques et d'interprétations
ségrégatives de la territorialité : « doté
d'un attribut naturel, sa raison d'être est alors de se conformer
à l'ethnicité qu'il est censé incarner, d'instance de
rassemblement, il devient fondement d'homogénéisation, conduisant
à l'expulsion de l'autre ».
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