Conclusion
L'accès, la gestion et le contrôle des
territoires de mobilité pastorale se jouent dans un contexte
sociétal qui permet à chaque acteur de tirer parti de sa
situation. Si le foncier pastoral est contrôlé et gérer
étroitement par les autorités traditionnelles qui y tirent
l'essentiel de leurs revenus, pour y accéder, les éleveurs
dépensent régulièrement et annuellement en nature et en
espèce.
Malgré les rentes qui leurs sont versées, les
autorités traditionnelles n'hésitent pas à remettre en
cause les acquis de longues dates sur les territoires pastoraux des
éleveurs. Les autorités administratives quant à eux
perçoivent les différentes taxes imposées par
73
l'État, mais leur influence sur la gestion des
territoires pastoraux et des conflits qui lui sont attachés est
très limitée. En effet, il existe dans les faits une
prééminence du droit traditionnel sur la législation
foncière de l'État. C'est pour cela que les espaces de
pâturage où les éleveurs vont en transhumance sont
coutumièrement gérés par les chefferies et les sarkin
saanou y sont omniprésents.
La fixation des éleveurs a permis de développer
de nouvelles relations entre eux. Ces relations ne se limitent plus à
l'activité d'élevage. Elles se sont fortement
diversifiées, allant des échanges et
complémentarités autour des matériels de traction, des
activités agricoles aux moyens de transports. Cependant, de nouvelles
situations conflictuelles ont vu le jour notamment des rivalités entre
les campements, la contestation des limites des champs et des transactions
foncières.
Les éleveurs profitent également de leurs
relations avec les citadins et élites commerçantes de la
région pour accéder à certains produits d'élevage
très convoités comme le tourteau et les coques de graines de
coton, mais aussi à des services urbains et à la limitation des
amendes en cas de conflits ou de dégâts.
Dans la région du Nord-Cameroun, de nombreux autres
acteurs pratiquent l'élevage. Il s'agit des agriculteurs des gros
villages qui détiennent deux ou plusieurs têtes de bétail
Si les conflits classiques agriculteurs/éleveurs persistent avec
cependant de moins en moins de violence grâce à la
proximité géographique des acteurs, ces derniers entretiennent
des relations d'échanges et de complémentarités. Ces
relations permettent à chacun de tirer parti des atouts de l'autre et de
créer une situation de paix sociale latente.
Pour le moment, si les relations entre les acteurs se
diversifient en matière de service, une coordination entre eux pour la
gestion, l'organisation et l'accès équitable et durable aux
territoires de mobilité reste à impulser.
![](Les-territoires-de-mobilite-pastorale-Quelle-mobilite-dans-un-contexte-de-pression-sur-le-t13.png)
75
DEUXIEME PARTIE : CONTRIBUTION À LA
COMPREHENSION
DES TERRITOIRES DE MOBILITE PASTORALE
76
Chapitre III. Le territoire de mobilité
pastorale : essai de définition et de
caractérisation
Le présent essai s'appuie sur le concept de territoire
qu'il convient de clarifier et de replacer dans son contexte
général et spécifique avant de proposer une
définition du territoire de mobilité pastorale. Il s'agit
également de présenter les outils et méthodes qui nous ont
permis de mieux appréhender et analyser le contexte d'évolution
de la situation territoriale du Nord-Cameroun. Nous avons ainsi mobilisé
le concept de territoire en mettant l'accent sur son historique, ses
implications géographiques, les outils et méthodes pour son
analyse. En nous appuyant sur cette clarification conceptuelle et
théorique, nous allons essayer d'appréhender le territoire de
mobilité pastorale avec ses caractéristiques et enjeux au
Nord-Cameroun.
III.1. Évolution du concept de territoire
Depuis son apparition dans la langue française au
XVIIIè siècle et avant l'inflation des usages
contemporains, le mot territoire a surtout été utilisé,
à partir du XVIIè siècle dans un sens
politico-administratif. Issu des termes latins territorium et
terra, le mot territoire évoque l'idée d'une domination
et d'une gestion d'une portion du substrat terrestre par une puissance qui,
elle-même, assoit son autorité et sa légitimité sur
ce contrôle, qu'il s'agisse d'une collectivité territoriale ou
d'un État. Le substantif territoire et le qualificatif territorial dans
ce champ sémantique sont censés évoquer l'idée
d'une intervention de la puissance publique sur une portion de la surface
terrestre au nom d'intérêts supérieurs comme dans le cas de
l'État-nation. À contrario, toute réduction de cette
soumission a pu faire émerger l'idée d'une « fin des
territoires » (Badie, 1995). Des limites (découpage territorial,
maillage), dont l'emboîtement hiérarchique peut être
dominé par des frontières nationales, matérialisent la
pérennité du territoire.
La revitalisation de l'usage du terme territoire dans la
géographie universitaire est postérieure aux années 1980 -
ce mot ne figure pas en tant que définition dans le dictionnaire de
Géographie dirigé par Pierre George (1970) - et s'accompagne
d'un
77
élargissement considérable de son champ
sémantique. Ce n'est, en effet qu'en 1983 et 1985 que les termes «
territorialité » et « territoire » font leur apparition
dans les tables analytiques d'une revue comme L'espace
géographique. Avant ces dates, rares furent les
références à ces termes dans les sujets de thèses
déposées ou soutenues (Elisalde, 2002).
C'est aux publications de Ferrier (1984) que l'on doit la
réorientation de l'usage de ce terme dans la géographie
française, allant dans le sens d'un approfondissement et d'un
dépassement du mot espace. Comme tous les termes que les pratiques
discursives des géographes ont rendus polysémiques, le concept de
territoire est revendiqué par un panel très divers de
géographes tandis que simultanément, il se diffuse de plus en
plus vers des praticiens d'autres sciences sociales (Elisalde, 2002). Le
concept est ainsi apparu dans la production scientifique de géographes
à l'instar de Raffestin, Roncayolo, Brunet, Frémont, Sack, Turco,
etc., de sociologues comme Marié, Barel, Ganne, etc.,
d'économistes comme Becattini, Bagnasco, Brusco, Triglia, etc., et
d'autres auteurs en sciences sociales (Alliès, Lepetit, etc.) avant de
connaître une formidable diffusion dans le domaine des sciences et,
peut-être surtout, dans celui de l'action publique et collective
(Séchet et Keerle, 2007).
Ces auteurs, selon Elisalde (2002), ne s'accordent que sur
l'existence de plusieurs niveaux et de plusieurs postures
épistémologiques. Outre un niveau premier où ce terme
devient un substitut commode et passepartout du mot « espace », ou
encore un synonyme du mot « lieu », ces usages
indifférenciés privilégient soit l'approche additive, soit
l'exceptionnalisme local : « le territoire est ainsi non seulement un
espace économique, mais aussi un espace écologique, juridique et
un espace vécu » (Auray, Bailly et al., 1994 : 74).
Dans d'autres cas, il sert de socle à des tentatives polémiques
de définition de la discipline : « le territoire est une notion
concrète qui renvoie à une terre et non à un espace
géométrique. Il est tout sauf isotrope et isomorphe. Le
territoire a une localisation, une dimension, une forme, des
caractéristiques physiques, des propriétés, des
contraintes et des aptitudes. [...] Il y a un processus historique unique de
formation d'une société et de son territoire. Le fonctionnement
territorial d'une société ne peut être
appréhendé hors de son rapport à
78
sa propre histoire. En ce sens, la géographie est
génétique » Scheibling (1994 : 88). Ces
premières acceptions, dans lesquelles tout objet géographique ne
peut exister en dehors du champ territoire ne peuvent, selon Elisalde (2002),
suffire à cerner les logiques de fonctionnement de l'objet
territoire.
Dans leurs synthèses respectives, Le Berre (1992) et
Brunet (1986) reprennent les idées de reproduction et surtout
d'appropriation, et insistent sur certaines finalités consubstantielles
à l'idée de territoire. Le Berre le considère comme «
la portion de la surface terrestre, appropriée par un groupe social
pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux
» tandis que Brunet (1990 : 27) le définit de manière
analogique : « le territoire est à l'espace ce que la
conscience de classe, ou plus exactement la conscience de classe
conscientisée est à la classe sociale potentielle : une forme
objectivée et consciente de l'espace ». Di Méo (1998 :
63) adopte également la même posture, qu'Elisalde (2002) a
qualifié de syncrétique, du fait de sa tentative d'associer
l'objectivisme et le subjectivisme : « On retiendra deux
éléments constitutifs majeurs du concept territorial ; sa
composante espace social et sa composante espace vécu ».
L'auteur poursuit en précisant que pour la première, «
il s'agit donc de l'identification d'une nouvelle fibre à la fois
spatiale du social et sociale du spatial, décryptée par le moyen
d'une démarche positiviste, objectivant des rapports dûment
répertoriés et analysés par le chercheur »,
tandis que « le concept d'espace vécu exprime au contraire le
rapport existentiel, forcément subjectif que l'individu socialisé
établi avec la terre » (Di Méo, 1998 : 67).
Ces tentatives de définition appartiennent, selon
Elisalde (2002), à un schéma de pensée qui commence par
poser le cadre, l'enveloppe, qui serait l'espace terrestre,
considéré comme un donné, puis que l'on remplit par un
construit dénommé territoire. Elles ont également en
commun de s'inscrire dans le sillon ouvert, il y a une vingtaine
d'années par Raffestin (1983). Pour ce dernier, les processus
d'organisation territoriale doivent s'analyser à deux niveaux distincts
mais fonctionnant en interactions : celui de l'action des
sociétés sur les supports matériels de leur existence et
celui des systèmes de représentation. Puisque ce sont les
idées qui guident les interventions humaines sur l'espace terrestre, les
arrangements territoriaux résultent de la « sémiotisation
» d'un
79
espace progressivement « traduit » et
transformé en territoire. Le territoire serait donc un édifice
conceptuel reposant sur deux piliers complémentaires, souvent
présentés comme antagonistes en géographie : le
matériel et l'idéel fonctionnant en étroites
interrelations l'un avec l'autre. Il reste à débattre du
degré d'adéquation qui existe entre le ou les projets
idéels initiaux et leurs « traductions ». C'est le domaine
qu'essaient d'approcher les concepts de territorialisation et de
territorialité.
|