II.2. Rapports des éleveurs mbororo avec les acteurs
locaux
Les éleveurs entretiennent de nombreux rapports avec
les autres acteurs en présence (autorités traditionnelles,
autorités administratives, agriculteurs, autres éleveurs,
citadins et élites commerçantes). Ces rapports permettent aux
éleveurs d'accéder à certains services et aux territoires
de pâturage, mais aussi à des échanges et
complémentarité. Cependant, quels que soient les acteurs, des
conflits persistent (Figure 7).
Citadins et élites commerçantes
RAPPORTS DES ÉLEVEURS AVEC LES ACTEURS
LOCAUX
- Gains liés aux règlement des conflits -
Redevances annuelles (Zakkat sur le bétail, les produits
agricoles et les vergers) - Contributions ponctuelles
- Confiscation d'une partie voire la totalité pour non
vaccination des animaux
- Remise en cause des règles d'accès à la
terre
- Chantage et obligation de renégociation des sites
d'installation
- Conflits et manque de confiance
Autorités traditionnelles
Agriculteurs
- Conflits pour non respect des espaces de pâturage et des
pistes à bétail délimités - Conflits pour
l'accès aux points d'eau à cause des cultures
maraîchères non clôturés - Conflits à cause
des dégâts champêtres - Intensification des services
(matériels agricoles, travaux champêtres, construction de maison
et de clôture...)
- Consolidation des relations d'échanges et de
complémentarité (mil, maïs, viande, lait...)
- Réception de nouveaux candidats à la fixation
- Multiplication des confiages
- Location de matériels agricoles
- Échanges et/ou vente des intrants agricoles (engrais,
urée, herbicides...)
Eleveurs entre eux
- Échanges d'information sur les pâturages -
Réception de nouveaux candidats à la sédentarisation
- Échanges et complémentarités autour des
matériels de traction sous forme de prêt gratuit ou
d'échange de travail
- Échanges des moyens de transport (vélos,
motos)
- Émergence de travail communautaire non
rétribué (surga) - Rivalités entre les
campements
- Contestation des limites des champs - Conflits autour des
transactions foncières telles les ventes, les prêts, les legs, les
dons, l'héritage des terres
Autorités administratives -
Impôts forfaitaires

- Taxe de transhumance
- Laissez-passer sanitaire
- Taxe de marché pour la commune - Taxe d'inspection
sanitaire vétérinaire - Frais de vaccination (3 fois par an) -
Amendes officielles et abusives réclamées par les services de
sécurité - Amendes abusives pour défaut de latrines des
services d'hygiène
- Epargne attractive en élevage gardé par les
éleveurs
- Accès aux aliments pour bétail vendus en ville
(tourteaux, sons...)
- Limitation des effets des conflits avec les autres acteurs
- Captage de la rente liée au confiage des animaux
- Augmentation du capital de mobilité
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Figure 7. Rapports des éleveurs mbororo avec
les autres acteurs locaux II.2.1. Rapports avec le pouvoir traditionnel : entre
taxes et conflits latents
Pour les autorités traditionnelles, la présence
permanente des éleveurs mbororo sur leurs territoires est une aubaine.
En plus, des gains liés au règlement des conflits, les
éleveurs versent annuellement une redevance (la zakkat) au
laamii'do. Ainsi, les dépenses annuelles liées aux
diverses taxes traditionnelles souvent arbitraires sont-elles importantes pour
les éleveurs mbororo potentiellement riches en bovins. La zakkat
versée au Laamii'do est appelée jomorngol
laamii'do ou hacce leddi (droit de la terre du
Laamii'do). Auparavant, les éleveurs ne payaient que la
zakkat sur les boeufs à raison d'un veau de 2 à 3 ans
par troupeau de 30 têtes par an. Pour les moutons et les chèvres,
elle était d'une tête par troupeau de 40. Avec la
sédentarisation, ils ne s'en acquittent plus en nature mais en
espèce (5 000 FCFA pour les jeunes chefs d'exploitation et 10 000 FCFA
pour les grandes familles) que le jawro remet au sarkin saanou
qui l'achemine au laamii'do. La zakkat par an sur les
cultures est versée en nature au jawro à raison d'un sac
de maïs par chef d'exploitation que
60
collecte le jawro. Ce dernier l'achemine à
l'ar'do qui se charge à son tour de l'envoyer au
laamii'do.
Par ailleurs, les éleveurs mbororo s'acquittent
régulièrement des collectes ponctuelles (umroore
laamii'do) qu'impose le Laamii'do aux habitants de son territoire
lors d'un événement dans son lamidat
(funérailles, fêtes, réception d'une
autorité...), mais aussi pour la réfection de sa clôture,
des murs de ses concessions... Le Jawro se charge de collecter la
somme exigée auprès des éleveurs puis la remet à
l'ar'do qui à son tour l'achemine au laamii'do. Le
sarkin saanou, « le ministre coutumier de l'élevage »
du laamii'do, qui se situe à l'interface entre les
éleveurs et les pressions extérieures (services
vétérinaires, taxes coutumières, communales...) est
chargé de veiller au respect de ces collectes. Les éleveurs qui
détiennent un capital important se trouvent très exposés
et excluent une partie des animaux des vaccinations pour préserver leur
patrimoine. C'est sans doute pour cela qu'un éleveur mbororo a tenu les
propos suivants : « du fait de notre ignorance, nous les mbororo
sommes considérés par les autorités administratives,
traditionnelles et sanitaires comme de véritables vaches à lait
» (Kossoumna Liba'a, 2008).
Sans prendre un caractère ouvert, les conflits entre
les différents niveaux des autorités traditionnelles et les
éleveurs sont fréquents. Le ressentiment et la rancoeur sont
grands dans les communautés d'éleveurs par rapport à
l'application de l'échelle des peines et sanctions en cas de
dégâts champêtres. Dans beaucoup de cas, c'est la victime
elle-même qui se voit accorder la latitude de fixer
unilatéralement le montant des dommages et intérêts dus.
Les éleveurs estiment que les sanctions appliquées aux
agro-éleveurs sont moins importantes car à l'inverse les
sévices et les mauvais traitements infligés à leur
bétail sont rarement indemnisés puisque le rapport de force n'est
pas en leur faveur. Les faisceaux de présomption rendent vraisemblables
cette pratique à la lumière de tous les entretiens recueillis
dans les deux villages. Les nombreux cas portés à notre
connaissance montrent qu'en cas de contestation de l'estimation des
dégâts, c'est l'agriculteur qui a le dernier mot. C'est ce qui a
fait dire au Délégué d'arrondissement de l'Élevage,
des Pêches et des Industries Animales de Tchéboa que «
l'agriculteur n'a jamais tort. Ils sont là pour provoquer et
s'ils
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provoquent, c'est l'éleveur qui paie »
(Kossoumna Liba'a, 2008). Ainsi, chez les éleveurs prévaut le
sentiment qu'il y a une complicité agissante entre les chefs
traditionnels et les agriculteurs, vivants souvent depuis très longtemps
ensemble, contre les éleveurs mbororo encore instables dans la
région. Leur errance et leur analphabétisme les rendent
vulnérables comme l'exprime Ndoudi Oumarou : « Quel que soit
l'endroit où nous nous trouvons, aucune considération ne nous est
due, à nous les Mbororo. Comment l'expliquer ? Nous sommes des gens sans
village et sans terre, des illettrés, peu instruits de notre religion,
ne sachant rien des choses du monde f...]. Tel est notre sort, à nous
gens de la brousse, nomades sans instruction, tout juste bons à
être exploités en tous lieux et par tous ! »
(Bocquéné, 1986).
Les éleveurs reprochent également aux chefs
traditionnels de ne pas toujours attirer l'attention de leurs
administrés par rapport à des acquis de longue date notamment sur
les couloirs de passage, les aires de pâturage colonisés par les
agriculteurs qui n'hésitent pas à faire des champs pièges
autour des mares et les cours d'eau traditionnellement réservés
à l'élevage. C'est ainsi que dans les espaces de pâturage
bornés, des agriculteurs possédant des parcelles ont
déclaré qu'après la délimitation de cet espace, le
laamii'do leur a demandé de reprendre l'exploitation de leurs
parcelles au grand dam des éleveurs qui s'apprêtaient à
cotiser de l'argent pour le sarkin saanou afin qu'il expulse ces
agriculteurs.
Les incertitudes sur le foncier et la fiscalité sont
ainsi cultivées et exacerbées par les autorités
traditionnelles qui n'hésitent pas à remettre chaque année
en cause les règles d'accès à la terre28. La
rente captée par les autorités traditionnelles est donc le moyen
par lequel les éleveurs ont obtenu des espaces. Ces autorités,
pour continuer à obtenir des éleveurs des faveurs remettent
régulièrement en cause ce droit d'accès et de jouissance ;
ce qui, évidemment pousse les éleveurs à déplacer
chaque fois leurs sites d'installation ou à renégocier ceux sur
lesquels ils sont installés. Il en est de même de la
reconnaissance des zones attribuées aux pâturages qui sont
à la fois octroyées aux
28 Les éleveurs n'ont jamais l'assurance une
année sur l'autre d'avoir accès aux mêmes zones pastorales
qui peuvent leur être retirés par les autorités
traditionnelles ou partiellement défrichés par les agriculteurs.
Si les communautés d'éleveurs ne se plient pas à
l'impôt coutumier (zakkat) et à d'autres formes de
prélèvement, les autorités traditionnelles peuvent
remettre en cause très rapidement leurs droits d'accès aux
parcours.
62
agriculteurs. Cela engendre des conflits, sources de revenus
pour les chefferies lors des médiations.
II.2.2. Rapports avec le pouvoir administratif :
entre perception des taxes officielles et rackettes
Sur le plan administratif et officiel, tous les
éleveurs mbororo paient l'impôt forfaitaire annuel de 3 500
FCFA/an par adulte actif. À cela, il faut ajouter des taxes sur
l'élevage comme la taxe de transhumance, le laissez-passer sanitaire, la
taxe d'inspection sanitaire, la taxe de marché pour la commune. Les
Mbororo sont également taxés pour défaut de fosse septique
par le Service d'Hygiène29. La sédentarisation des
Mbororo constitue ainsi une manne pour l'État. Les raisons
évoquées par les décideurs politiques pour la
sédentarisation des éleveurs ont trait à leur
volonté de veiller au bien-être des populations marginales et
à leur développement économique et social. Mais la raison
inavouée est liée à la fiscalité et à une
politique de répartition géographique de la population. En
économie, toute activité qui génère des revenus
permet à l'État, via la fiscalité de percevoir des
recettes qui vont contribuer au développement du pays (construction des
infrastructures, paie des fonctionnaires...). Le contrôle des revenus
liés à l'élevage est donc un enjeu important pour
l'État et les autorités traditionnelles. Ils ont besoin de
maintenir les éleveurs dans la zone et de trouver un équilibre
entre apports de service (santé principalement) et
prélèvement de taxes. Au quotidien, les éleveurs subissent
de nombreux rackets de la part des forces de maintien de l'ordre. Beaucoup
d'entre eux ne possèdent pas de pièces d'identité et
rencontrent, de ce fait, de multiples tracasseries de la part de la police et
de la gendarmerie. Aussi aberrant qu'il soit, au Cameroun, celles-ci demandent
parfois des actes de naissance aux barrières routières, faute de
quoi elles harcèlent les Mbororo. Le harcèlement des
éleveurs est en réalité une des multiples faces du
système d'exactions perpétrées par tous les services
administratifs, techniques et traditionnels. Ils sont taxés de
façon illégale et démesurée même pour des
petites infractions. Même
29 Les Mbororo habitué à vivre en
brousse et en permanent mouvement ne sont pas très familiers des fosses
septiques et tendent à négliger leur implantation. Ce qui les
expose à des amendes régulières de la part des
autorités.
63
si les populations nomades subissent des effets de
tracasseries, les Mbororo ne bénéficient pas d'une protection au
niveau des autorités locales ; ils sont généralement
perçus comme des gens aisés qui sont en mesure d'assumer des
dépenses monétaires importantes. En somme, on constate que les
éleveurs mbororo sont brimés et subissent un traitement
défavorable.
En cas de conflits, les instances officielles de
règlements des litiges agro-pastoraux institutionnalisés au
niveau de chaque arrondissement par le Décret n° 78/263 du 03
septembre 1978 ne sont sollicitées qu'en cas de gravité (mort
d'homme par exemple). Cette commission regroupe des représentants de
tous les acteurs (administrations, laamii'do, Ministère de
l'Élevage, des Pêches et des Industries Animales (MINEPIA),
Ministère de l'Agriculture et du Développement Rural (MINADER),
un représentant du Cadastre, agriculteurs, éleveurs,...). Elle
est présidée par le sous-préfet. Ce décret fixe
également le fonctionnement de la commission consultative
sous-préfectorale qui devait normalement être dotée de
moyens de fonctionnement (au moins pouvoir se déplacer sur le terrain).
Ce qui n'est pas le cas. Aussi, ces commissions ne se réunissent-elles
pas, sauf si les plaignants les payent. Les sous-préfets sont les «
chefs de terre », avec un statut de « diplomates pompiers »
n'intervenant qu'en cas de conflits patents et risquant de créer des
conflits sociaux violents. Ces commissions n'étant pas toujours
acceptées par tous, elles n'empêchent nullement les pratiques (ou
les tentatives, plus ou moins fréquentes) de détournement ou de
contournement.
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