II.1.2. Comment les éleveurs ont-ils acquis les
espaces de fixation ?
Le Nord-Cameroun se caractérise par un peuplement
complexe d'agriculteurs et d'éleveurs sous l'autorité des Peuls.
Elle est caractérisée par une histoire ancienne sous l'influence
des chefferies peules, une histoire récente avec l'introduction du coton
et les migrations et entre ces deux phases, l'arrivée et la fixation des
éleveurs mbororo. D'où les difficultés aujourd'hui de
faire cohabiter des populations rurales aux systèmes de production,
pratiques et références socioculturelles très
différentes.
Pour comprendre l'origine les insécurités
foncières et sociales touchant les Mbororo, il est nécessaire de
revenir sur leur histoire et les raisons qui les ont amenés à se
sédentariser et le contexte spatial et social dans lequel ils vivent et
mènent leurs activités. En effet, les communautés mbororo
se sont installées au Nord-Cameroun au cours du 20è
siècle en provenance du Niger et du Nigeria à la recherche de
régions peu peuplées et riches en pâturage. Ils ont obtenu
des droits de pâture26 de la part des autorités
coutumières, les lamibe peuls. Afin d'acquérir des
droits fonciers et politiques, les Mbororo initialement nomades ont
opté, depuis une quarantaine d'années, pour la
sédentarisation de leur habitat. Leurs campements ont été
reconnus par l'État comme des villages, et ils ont obtenu des cartes
d'identité et le droit de vote. Cette fixation s'explique par leur souci
d'améliorer leurs conditions de vie : accès à l'eau par
des forages et puits, écoles et centres de santé au village ou
à proximité. La fixation de l'habitat de ces éleveurs et
la sédentarisation de certaines de leurs activités (production de
céréales) les ont pourtant rapprochés des autorités
administratives. Mais cela n'a pas été suffisant pour les
insérer dans le jeu politique, économique et social local et pour
garantir leur sécurité. Lorsqu'ils ont obtenu la
nationalité
26 On utilise pour cela le terme de « vaine
pâture » qui renvoie au fait qu'une communauté villageoise
envoie ses troupeaux pâturer sur les champs en cultures après
enlèvement des récoltes. Elle est souvent liée à
des servitudes de passage (Seignobos, 2010).
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camerounaise, les Mbororo peuvent se faire représenter
dans les instances locales de décision comme les communes rurales, les
partis politiques, voire l'Assemblée Nationale. Mais leur poids dans ces
instances est quasiment nul du fait, entre autres, de leur
analphabétisme. Toutefois, leur sédentarisation les amène
à être considérés comme des partenaires potentiels
par les projets de développement rural surtout s'ils acceptent de
créer des organisations d'éleveurs. Malgré leur
antériorité dans la zone par rapport à d'autres acteurs
comme les agriculteurs issus des migrations, les Mbororo connaissent une
précarité foncière croissante sur les parcours et les
pistes à bétail. Ils subissent également une pression
fiscale souvent arbitraire de la part des autorités traditionnelles et
administratives.
L'installation des éleveurs sur les différents
sites se fait à travers les Sarkin Saanou. Ce sont ces derniers
qui accueillent les éleveurs et connaissent leur emplacement au cours de
la saison. Les éleveurs leur remettent pour le laamii'do une
redevance à chaque installation. Selon l'ancienneté des
éleveurs dans les zones de transhumance, les redevances diminuent
jusqu'à devenir symboliques dans bien des cas. Lorsqu'ils ne font que
passer sur le territoire, les éleveurs ne paient rien pour le
pâturage. Et ce, d'autant plus que les éleveurs empruntent de plus
en plus les routes nationales pour atteindre les zones de transhumance. Par
contre, pour l'installation sur le site de transhumance ils s'acquittent d'une
redevance auprès des autorités du lieu, le plus souvent
négociée, même s'il existe un taux officiel27.
Les éleveurs négocient des taux forfaitaires à 20 000 Fcfa
par troupeau. Soit une somme moindre que le taux officiel lorsque le troupeau
atteint 30 bovins.
La fixation des éleveurs leur a permis de
sécuriser leur espace de vie et certaines de leurs activités :
les productions animales et végétales, l'embouche. En effet, les
éleveurs ont « subi » à plusieurs reprises sur des
espaces qui ne leur étaient pas alloués l'installation des
agriculteurs migrants. Ils ont compris qu'il fallait « s'approprier »
un territoire. Aujourd'hui, comme l'affirme un éleveur, « le
Mbororo n'est plus comme
27 200 à 500 Fcfa par tête de
bétail pour la taxe d'inspection sanitaire vétérinaire et
500 Fcfa par tête de bétail pour la taxe de transhumance.
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un oiseau toujours prêt à s'envoler car il a
pris conscience qu'il risquait de continuer à s'envoler sans jamais
savoir où atterrir » (Kossoumna Liba'a, 2008).
Lors de l'installation des premiers éleveurs, il y
avait assez d'espace ; ce qui a permis aux à d'autres membres de leur
clan de les rejoindre. Ce n'est que quelques années plus tard que ces
éleveurs ont vu les espaces de pâturage autour de leur territoire
se resserrer à cause de l'arrivée de plus en plus importante des
agriculteurs migrants dans les villages voisins.
D'autres éleveurs affirment que la raison de la
fixation est bien celle de la pression qu'ils ont subie sur l'espace dans les
sites successifs qu'ils ont occupés avant leur sédentarisation :
« chaque fois qu'on s'installait quelque part, témoigne un
éleveur, les agriculteurs mettaient leurs champs autour de nous dans les
endroits où nos animaux passaient la nuit pour valoriser leurs
déjections. A cette époque, nous ne cultivions pas et au
début on ne voyait pas tellement d'inconvénient. Mais au fil des
années, nous ne pouvions plus parquer ni faire pâturer nos animaux
aux mêmes endroits et nous avons compris qu'il fallait s'approprier un
territoire ». Les éleveurs nomment cette appropriation «
nanngugo babal » (Kossoumna Liba'a, 2008), ce qui signifie «
accaparer un territoire ».
Comme les agriculteurs migrants installés dans les
villages voisins, les éleveurs mbororo ont défriché le
territoire qu'ils ont finalement obtenus des autorités
coutumières. Ils décrivent comment ils ont trouvé cet
espace comme : « une étendue de brousse où on ne voyait
pas à plus de cent mètres à cause des hautes herbes et de
grands arbustes, où il y avait beaucoup d'animaux sauvages comme les
singes, les serpents... » (Kossoumna Liba'a, 2008). Ils retracent les
différentes étapes qu'ils ont traversées avant de se
retrouver là. Une grande partie des agriculteurs migrants sont
arrivés après eux. Ils étaient d'abord installés le
long de l'axe routier Garoua-Ngaoundéré. Cet axe était
également très prisé par les migrants. Ces derniers, du
fait de la fréquence plus accélérée de leur
arrivée dans la zone se sont retrouvés majoritaires et ont
évincé les éleveurs vers l'hinterland. Les
années passant, les éleveurs ont pris conscience que finalement
il fallait s'approprier un territoire.
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Les sites sur lesquels ils sont installés actuellement
n'ont pas été choisis par hasard. Ils sont entourés de
montagnes ou des zones rocheuses incultes. Ce qui ne permet pas la pratique de
l'agriculture et empêche la progression des agriculteurs. Entourés
de ces terres ingrates et incultes, les éleveurs se sentent en
sécurité car ces zones incultes constituent des zones de parcours
ou de refuge en saison des pluies. La deuxième raison
évoquée par les éleveurs est l'absence de mouches et de
moustiques.
Les éleveurs mbororo estiment que lorsqu'ils
séjournent sur un territoire, ce dernier leur appartient. Aujourd'hui,
avec la délimitation des hurum dans lesquels ils vivent, les
éleveurs mbororo ont le sentiment que ce territoire leur appartient
légalement, même si les agro-éleveurs estiment que la
charte qu'ils ont signée ne constitue un titre foncier accordé
aux éleveurs. C'est le même sentiment pour le
Délégué de l'Élevage, des Pêches et des
Industries Animales de l'arrondissement de Tchéboa qui estime que les
différents projets qui ont travaillé sur la délimitation
des hurum n'ont pas mené le processus au bout, puisque selon
lui rien ne prouve que la zone appartient aux éleveurs. Cependant, force
est de constater que depuis la délimitation de ces hurum, les
populations des villages voisins reconnaissent la légitimité de
cette zone destinée à l'élevage et ont fini par accepter
la présence permanente des éleveurs. Ces derniers se sentent en
sécurité même s'ils n'ont pas les moyens d'empêcher
les agriculteurs de continuer à cultiver sur les espaces destinés
aux pâturages et aux passages des animaux. Cette sécurisation a
permis aux éleveurs de s'installer pour la plupart
définitivement.
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