II.1.1. Les différents lignages présents dans
la région
Les Djaafun furent les premiers à s'installer
sur les plateaux camerounais, antériorité dont ils retirent
encore quelque prestige. Ce sont en effet les éleveurs les plus «
urbains » et les moins mobiles. Ils possèdent des animaux de petite
taille (gudaali) à proximité de Garoua et
disséminés sur les bords de la Bénoué où les
femmes commercialisent activement leurs produits laitiers (Reiss et
al., 2002). Selon ces auteurs, les Djaafun avaient des
animaux à robe rouge de plus grand format et ce changement de race
indique que leur mode de vie n'a pas sensiblement changé dans les seules
dernières décennies. Leur attrait pour les zones urbaines de
consommation et la diversification des activités agricoles n'est pas un
fait récent. Dans leurs pratiques d'élevage, les Djaafun
limitent autant que possible les mouvements des troupeaux et tentent de
conserver la plus grande part des effectifs en production laitière sur
les lieux du domicile. Le reste du cheptel est assez mobile et même si
les animaux supportent des conditions difficiles, les déplacements en
quête de la pousse de l'herbe au moment des premières pluies sont
assez systématiques ; d'autres éloignent aussi les troupeaux de
l'habitat pendant de plus longues périodes. Ils tentent aujourd'hui de
faire front aux pressions des agriculteurs en cultivant intensément, de
façon à matérialiser leur emprise sur les espaces qu'ils
revendiquent en qualité de premiers occupants. Leur installation est en
effet antérieure à celle des agriculteurs migrants venus de
l'Extrême-Nord dans les années 1970 et remonte déjà
à 15 ou 20 ans auparavant. Ils pratiquent une agriculture «
d'entreprise » et rémunèrent même les bergers toupouri
ou massa de l'Extrême-Nord qui se font saisonniers. Leurs revendications
territoriales sont très fortes et les zones d'installation et de
pâturage qui leur sont réservées (hurum) sont
précisément délimitées par les autorités
coutumières parfois avec l'appui des projets et programmes de
développement.
Les Daneedji comme leur nom l'indique
possèdent systématiquement des animaux à robe blanche. Ces
animaux de grand format sont appelés Mboroodji. Les animaux
à robe rouge boodeeji sont dits davantage sélectifs ;
les bokolos sont particulièrement
53
exigeants et la recherche de conditions optimales
d'élevage rassemble les éleveurs qui travaillent avec ces races
de bétail de grande corpulence. Les daneeji commercialisent
cependant leur production laitière et gravitent autour des villages.
Les woodaabe sont moins attachés à la
vente du lait. Les transhumances d'assez grande amplitude sont
systématiques. Ces éleveurs sont très
spécialisés dans leur activité et seuls les plus anciens
aspirent à imiter les djaafun en s'installant à
proximité des villages et en développant des activités
agricoles. Les activités pastorales en revanche ne sont jamais
déléguées. Leurs animaux ne répondent qu'à
leurs maîtres dont la vie pastorale est au coeur des
préoccupations. L'autre préoccupation de ces éleveurs
woodaabe, est de clarifier la question de la traversée des
zones de chasse pour transhumer vers le Sud. Ces déplacements
prêtent toujours à des transactions avec les gardes chasses qui
n'offrent pas beaucoup de garanties lorsque les éleveurs sont
interpellés dans les limites de ces zones cynégétiques.
Comme toutes les sociétés peules, les
sociétés pastorales mbororo sont très
hiérarchisées (Reiss et al., 2002). En effet, des
unités familiales rassemblées autour d'un ou plusieurs troupeaux,
évoluent ensemble et forment le toccal conduit par un
ar'do23 qui joue le rôle de protecteur, de
conciliateur et d'intermédiaire vis-à-vis du monde
extérieur. L'origine généalogique et le charisme de
certaines personnes leur confèrent la légitimité de
représenter l'ensemble du lignage ou une partie de celui-ci qui
rassemble plusieurs toccal. Leur titre est alors celui de
laamii'do. Ces responsables prêtent allégeance au
laamii'do peul sédentaire, souverain absolu de l'ensemble du
territoire coutumier. Celui-ci exerce une pression fiscale occulte sur les
lignages d'éleveurs mbororo, en contrepartie des droits d'accès
offerts sur ses terres. Les modalités de séjour, d'installation
et d'expropriation sont fixées par le sarkin saanu, responsable
coutumier de l'élevage auprès du laamii'do Peul.
23 Littéralement, ar'do signifie
« un homme qui marche devant ses personnes et le bétail ».
Avant d'être intégré dans une organisation de pouvoir
étendu, l'ar'do était le chef du groupe des
éleveurs. Avec la restriction des espaces de pâturage, chaque
famille a dû chercher son propre espace pour son bétail. Lorsque
le processus de sédentarisation s'est amorcé, chaque ar'do
est devenu un laamii'do, qui signifie souverain régissant
un secteur géographique. L'espace a été structuré
selon une organisation de puissance : le laamii'do est
désormais le commandant d'un territoire appelé tuutawal
ou du lamidat dans la littérature française du
Nord-Cameroun. Toutes les terres cultivées ou non lui appartiennent
(Koulandi, 2006).
54
Au sein des lignages, les éleveurs mbororo apparaissent
extrêmement solidaires et leurs richesses structurent avant tout
l'organisation sociale avant de profiter aux individus qui les
détiennent. En vertu du pulaaku (code de conduite des
peuls)24, les relations sont fondées sur une moralité
rarement transgressée à laquelle les éleveurs de brousse
sont particulièrement attachés (Bocquené, 1986 ; Labatut
et Issa, 1974). La vie sociale est constamment balisée par le jugement
des pairs sur les agissements et comportements des membres du groupe. Gausset
(2003) relève que la liberté est un aspect important du
pulaaku. Pour cet auteur, le fulbe se définit par
opposition aux populations locales qu'il décrit comme laides,
grossières, païennes, de pauvres agriculteurs sédentaires et
esclaves. La plupart de ces critères font référence
à la liberté : forte capacité de contrôle de leurs
émotions et de leurs besoins physiques, absence de superstition,
liberté de déplacement avec le bétail (Gausset, 2003). Les
lignages des woodaabe disposent d'ailleurs de personnalités
morales, les gerema qui sont chargés de faire respecter le
pulaaku. Leur plus haut responsable est le laamii'do pulaaku
qui dispose d'au moins deux représentants dans chaque chefferie
peule sédentaire. Il s'agit d'une seule personnalité pour tous
les woodaabe. Il peut être consulté indifféremment
dans les trois pays où les lignages sont dispersés (Nigeria,
Cameroun et Centrafrique).
La plupart des lignages aujourd'hui présents situent
leur entrée lors d'un transit par le Lamidat de Demsa, il y a
de cela 35 à 40 ans25. Leur dispersion s'est poursuivie vers
le sud de Garoua ou vers les pays voisins. Les statistiques du Ministère
de l'Elevage, des Pêches et des Industries Animales ainsi que les
témoignages des sarkin saanou, font état d'une forte
diminution de plus de 50% des effectifs du Lamidat de Tchéboa
depuis le début des années 90. À cause de leur permanente
mobilité à la fois pour la recherche de pâturage et d'eau,
mais aussi pour fuir les exactions des coupeurs de route, il est difficile de
donner un chiffre précis sur les effectifs des Mbororo au Nord-Cameroun.
L'Association pour la Promotion et le Développement Economique et Social
(Hore
24 C'est un code social et moral, mais aussi un
système de pression psychique dont les valeurs principales sont la
résignation, l'intelligence, le courage, l'austérité, le
sang-froid et l'absence de spontanéité (Schilder, 1994).
25 Mais les Mbororo sont arrivés depuis bien
longtemps en Adamaoua et à l'Ouest du Cameroun
55
Pulaaku) a avancé en 2010 le chiffre de plus
de 500 000 Mbororo répartis en 52 clans. Leur nombre fluctue au
grès de leurs allées et retour entre le Cameroun et le Nigeria
ainsi que l'arrivée de ceux venus de RCA fuyant les persécutions
et les exactions des anti-balaka qui tuent, torturent, violent.
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