L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
2. La pertinence de la perception des chefs Duala au sujet de l'administration coloniale allemande : les termes de l'expropriation du plateau JossLes terrains des non-indigènes sont régis par des règles particulières, et en principe ces terrains ne peuvent faire l'objet de conventions qu'entre les populations locales selon les modalités librement consenties et l'arrêté du 27 décembre 1910 institue les registres des terres pour cette catégorie1149(*). Comme le souligne si bien un contemporain lorsqu'il note avec emphase que dans les sociétés traditionnelles africaines, « les rapports juridiques relatifs à la terre s'établissent de groupe à groupe... la propriété est collective ; la terre appartient au village ou à la famille, étendue ou restreinte ; elle est exploitée en commun et elle ne peut jamais être aliénée : le chef lui-même n'est pas un propriétaire, mais un administrateur »1150(*). Et il est notoirement établi que la vente immobilière est absente et que c'est pendant la colonisation, sous l'impulsion de l'appropriation privative, que l'on assiste à la vente des terres coutumières1151(*). Partant de cette dialectique, le Gouvernement précisait que : « les Duala se sont rendus compte qu'ils doivent avec le temps céder progressivement leurs biens-fonds situés sur le fleuve aux Européens, vu le besoin d'extension de ces derniers, provoqué par l'accroissement du commerce. C'est consciemment que le Chef Supérieur MANGA BELL, dont le quartier de Bonanjo fut désigné en premier pour son emplacement favorable a cédé sans faire de grosses difficultés des terrains aux particuliers, et surtout au Gouvernement, lorsqu'il lui proposa des prix appropriés. Les indigènes tenus au courant depuis longtemps, et ce à plusieurs reprises par l'administration, qu'un transfert des agglomérations indigènes sera un jour nécessaire, ont demandé finalement l'année dernière, alors que leurs biens-fonds s'émiettaient de plus en plus, que leur soient indiquées de préférence non pas individuellement mais globalement, les futurs emplacements destinés à leur installation ; de même les habitants des autres quartiers de Douala se sont eux aussi faits de l'idée que le transfert des habitations sera rendu nécessaire, par la constante expansion des Européens. On n'a donc pas à craindre que des difficultés surgissent,si on leur accorde un dédommagement approprié »1152(*). En 1911, l'administration locale de Douala assurait que des « négociations avec les Duala sont déjà en cours pour les obliger à céder leurs terres au Gouvernement aux conditions susvisées ... ; dans le cas où les crédits nécessaires seraient approuvés par les corps législatifs ». Les crédits furent approuvés pour l'exercice 1911. Mais le transfert fut retardé pour divers motifs, entre autres, le retournement des Duala qui avaient changé d'avis. D'accord, au moment de la rédaction du mémoire, pour la cession de l'espace nécessaire à l'extension de la ville européenne contre une indemnité calculée sur la base de 40 et 0,6 pfenning le m², ils se rétractèrent, obligeant les autorités locales à recourir à la procédure de l'expropriation ; mesure désagréable et impopulaire tant au Cameroun qu'en Allemagne. RÖHM, qui resta immobilisé plus d'un an en Allemagne, eut le temps de s'adresser aux chefs de lignages Duala le 2 et 30 octobre 1912 et de les informer qu'il avait pris la décision de procéder à l'expropriation. Cet entretien est rapporté dans la pétition des chefs Duala du 08 mars 1912 en ces termes : « Lors de la passation de service, Son Excellence le Gouverneur OTTO GLEIM convoqua les chefs à une réunion au cours de laquelle il nous fit part des intentions du Gouvernement. Cette intervention a eu pour objet, à peu près textuellement, les faits suivants : il est projeté de transformer le village indigène de Douala en une grande et belle ville comme c'est déjà le cas dans les autres colonies. Pour l'exécution de ce projet, il faut que les indigènes cèdent leurs demeures habituelles, c'est-à-dire l'ensemble de tous leurs biens-fonds habités, au Gouvernement par voie de vente. Ensuite, il faudra qu'ils transfèrent leurs habitations à l'endroit de leurs plantations éloignées à environ une lieue et demie du fleuve. Durant la réunion, nous refusâmes unanimement cette demande en expliquant que nous avions des doutes quant à l'utilité de cette exécution. Après de vains débats, lors d'une 2ème séance, Monsieurle Gouverneur déclara que le Gouvernement entreprendra l'expropriation ». C'est après son départ que les chefs Duala adressèrent le 09 novembre 1911 au Reichstag, un télégramme sollicitant la suppression de l'expropriation : « En raison de leur impuissance à pouvoir se défendre, les chefs supérieurs de Douala prient respectueusement au Bundesrat ou bien à Monsieur le Chancelier de prendre des mesures pour l'annulation de l'expropriation de notre bien-fonds ainsi que pour celle du refoulement du peuple Duala loin du fleuve, refoulement qui mettrait tout le peuple dans l'impossibilité de subvenir à ses besoins ». Quelques mois plus tard, juste avant l'arrivée du Gouverneur EBERMAIER, le successeur d'Otto GLEIM, les chefs Duala rédigèrent à l'intention de la Diète la pétition du 08 mars 1912 dans laquelle, après avoir rapporté les débats qui les mirent aux prises avec le précédent gouverneur, ils donnaient quelques précisions sur les desseins du gouvernement local connus seulement « par la rumeur publique » : l'administration, écrivaient-ils, déclarait qu'elle trouvait « immérité que les indigènes encaissent la recette des ventes de terrains urbains, car la plus grande partie de l'augmentation de leur valeur serait dûe à l'effort accompli par le Gouvernement en construisant les rues et en effectuant d'autres travaux. C'est pour cela que la plus-value devait revenir de droit au Trésor. Pour éviter les nombreuses palabres avec les indigènes,le Gouvernement cherchait à acquérir tout le bien-fonds autochtone à un prix minimum sans tenir compte de la valorisation foncière ». Les chefs manifestèrent leur opposition sur ce point, informant les députés allemands que le gouvernement avait déjà acheté des emplacements à Douala à raison de 90 pfennigs le mètre carré. Des terrains auraient même été vendus 03 marks à des particuliers. Et les chefs Duala de préciser : « Le Gouvernement croit pouvoir prouver que la déduction de la plus-value du prix d'achat se justifie par le fait qu'elle est le produit du travail du Gouvernement. Mais il omet complètement que la soi-disant revalorisation est le résultat d'un travail impliquant et l'esprit du Blanc et la main du Noir. C'est pourquoi nous avons un droit égal à celui du Gouvernement sur cette plus-value. Puisqu'il semble difficile à ce dernier de partager cet avis, notre accord quant à l'achat de nos terres ne peut lui être donné vu la base du calcul des prix ». Ils réagirent aussi à propos de l'ampleur d'une expropriation qui les obligerait à abandonner une terre ancestrale. Ils invoquèrent à ce sujet leur situation économique : « En 1895, après que le commerce ait été interdit aux indigènes de la tribu duala et que les plaintes portées par les firmes contre le commerce intermédiaire aient contribué à limiter leurs intérêts (suspension du système du trust), le feu conseiller du Gouvernement, VON BRAUCHITSCH, s'est aperçu et rendu compte que la prospérité des indigènes diminuait considérablement avec le temps. Il a tout essayé pour y remédier. C'est ainsi qu'il institua un conseil, appelé conseil des chefs. Cette assemblée siégeait tous les trois mois et au cours des réunions des recommandations étaient données en vue de développer la culture et la pêche. Il introduisit aussi des prix fixes pour le poisson et les denrées, car devant les difficultés liées au commerce d'intermédiaire déclinant, nous nous sommes orientés vers les plantations de cacao, de caoutchouc, de kola... dans les zones inondées par nos fleuves : le Mongo, le Dibombè, le Wouri, la Ndounga, la Dibamba, et vers des entreprises de pêche plus importantes. Aujourd'hui, il n'y a que 10 Duala qui font du commerce, encore trouve-t-on parmi eux des gérants de factoreries de firmes européennes. La majorité des Duala depuis plus de six ans ne s'occupe donc plus que de plantations et de pêche ». Et les chefs de conclure qu'il était nécessaire, pour le développement de leurs nouvelles activités économiques de garder leur habitat près du fleuve : « De la future cité, il faut faire un voyage en pirogue d'environ 03 heures par des criques étroites et entourées de forets très marécageuses. Elles ne possèdent pas de baignades ni d'embarcadères pour pirogues en nombre suffisant. De plus, les communications avec les plantations situées à deux ou trois jours de marche seront aggravées. Il n'y a pas de doute maintenant que nous serons obligés de les abandonner et d'arrêter la pêche ». La question du trajet pour se rendre aux écoles et aux missions futaussi soulevée et la notion même d'expropriation, qui parut aux chefs « très incompréhensible », ironisée : « Dès qu'un terrain nous est exproprié, nous avons chaque fois l'impression qu'il nous est enlevé par la force... Ce mot « expropriation » est un terme juridique allemand, concluant en soi quand il est appliqué dans la métropole, mais que nous ne comprendrons jamais ici ».1153(*) Quant à l'aspect financier, il était convenu : 1) Que le fisc avait un droit sur les 9/10ème de la plus-value résultant de la construction du port et de la voie ferrée ; 2) Que l'acquisition des quartiers de Bell, d'Akwa et de Deïdo devait se faire par contrat ou expropriation, après délibération avec les propriétaires et les chefs de lignage ; 3) Que les indemnités par affectation d'un autre terrain et versées en espèces seraient calculées sans tenir compte de la plus-value et réglées par mensualités : 30% du moment du déménagement, 30% pendant la construction, et le reste à la fin des travaux. Il était précisé que le transfert se réaliserait petit à petit : le plateau Bell, composé des quartiers de Bonanjo, Bonapriso, Bonadouma et Bali, serait évacué en premier ; Akwa et Deïdo ne seraient transférés que plus tard dans les nouveaux lotissements et sur ordre de l'administration, selon les besoins. Au mois de novembre 1912, VON RÖHM, à qui revenait la tâche de négocier avec les chefs Duala, revint et dès le 02 décembre provoqua un débat qu'il relate dans ses notes : « A mon arrivée à la colonie le 14 novembre 1912, je fus convoqué à Buéa par Son Excellence pour y discuter des questions d'Expropriation de Douala. Son Excellence examina en détail l'exécution formelle et matérielle de l'expropriation et du relogement des Duala et souligna à cette occasion qu'un ajournement supplémentaire dans l'acquisition des terrains serait dangereux. Il fallait donc commencer sans hésiter, mais avec calme, et accélérer la modification juridique de la propriété foncière. Dès mon retour, je fus chargé de tenir immédiatement une conférence avec les Duala, de discuter avec eux encore une fois de toute la question de l'expropriation et du relogement et de ne pas leur laisser de doute en ce qui concerne le sérieux avec lequel le Gouvernement avait décidé de faire aboutir le projet. En outre, au cas où il me semblerait nécessaire qu'une réunion présidée parSon Excellence dut avoir lieu, je devrais l'en informer par télégramme ». Cette conférence eut lieu le 20 novembre 1912. On ne pourrait continuer cet argumentaire sans évoquer le rôle primordial du Roi Rudolf DOUALA MANGA BELL dans la poursuite de ces revendications légitimes et indéniables du peuple Duala. On assistera à une cohésion des différentes chefferies BELL, AKWA et DEÏDO dans cette lutte acharnée contre les colonisateurs allemands qui conduira malheureusement à la pendaison de DOUALA MANGA BELL et de son secrétaire NGOSSO DIN le 08 août 1914. * 1149 P. MOUBEKE A MOUSSI, « L'Etat colonial et les coutumes au Cameroun : Approche comparative des régimes allemand, français et britannique », Mémoire de Maîtrise en Théories et Pluralismes juridiques, 2018, p. 108. * 1150 Cf. G. ADJETE KOUASSIGAN, L'homme et la terre, op. cit. Cité par P. MOUBEKE A MOUSSI, « L'Etat colonial et les coutumes au Cameroun : Approche comparative des régimes allemand, français et britannique », Mémoire de Maîtrise en Théories et Pluralismes juridiques, 2018. * 1151Ibid., p. 101. * 1152 R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975, p. 132. * 1153 R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975, pp. 134-135. |
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