L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
2. L'utilisation du nouveau système monétaire ou l'éclosion de nouveaux rapports sociaux au sein de la société « indigène »Dans un article manuscrit intitulé « Histoire de Difoum Ngango, le caïman du Wouri », BEBE NJOH relate le différend qui opposait les Wuri, voisins des Duala, aux Bodiman, riverains localisés au nord et partant plus éloignés de la côte. Dès le début de la traite, les échanges s'organisèrent. Les Duala payaient aux Wurila caisse de palmiste 2,50 marks ; les Wuri se la procuraient à raison de 02 marks auprès des Bodiman, ceux-ci l'obtenaient des Bassa producteurs pour 1,50 mark. Nous ignorons combien l'élément européen l'achetait967(*). L'on peut voir les prix, ou ce qui tient lieu de prix, augmenter de l'intérieur vers la côte, quand il s'agit de produits locaux et de la côte vers l'intérieur, quandil s'agit de produits européens. Deux facteurs interviennent dans cette variation : 1) La position géographique des groupes et la possibilité de communiquer avec leurs voisins en direction de la côte et des régions productrices ; 2) La situation politique des groupes en question, qui peut nier ou renforcer le rôle qui découlerait de la position géographique. Toute innovation apportée à l'ordre des groupes « traitants », provoque des guerres entre lignages et parfois entre tribus. Il est remarquable de constater qu'elles se terminent très souvent sur l'initiative des oncles et neveux maternels qui ramènent la paix et rétablissent la hiérarchie ou bien la modifient. 3) Enfin, on peut penser que la pénétration et la diffusion des produits européens a permis aux groupes forestiers, déjà en interaction, de multiplier leurs relations, d'entrer dans des rapports suivis et quasi-permanents, d'être directement ou indirectement en contact avec des régions éloignées ; régions côtières pour les populations du centre, régions de l'intérieur pour celles du littoral. Jusque-là, les conflits restent extérieurs : guerres, arrêt du commerce... Les conflits internes n'apparurent que plus tard, avec l'intensification du trafic, lorsque fut compromise la structure des groupes lignagers et celle des sociétés tribales engagées irréversiblement dans la traite. Les partenaires en présence, aussi bien qu'autochtones qu'européens, ressentirent alors le besoin d'une supra-organisation, administrée par une puissance souveraine, étrangère au contexte autochtone et au groupe cosmopolite de commerçants fréquentant la côte et plus particulièrement l'estuaire968(*).Ainsi, le CapitaineJohnADAMSdonneun témoignage datant de 1786, donne une liste des produits échangés dans la rivière « Cameroon » et leur valeur. Une tonne d'ivoire valant 240 livres sterling avait pour équivalent en produits d'origine européenne : « 15 tonnes de sel valant 15 livres, 17 barils de poudre à fusil de 51 livres, 50 fusils dits « toxerproof »,10 cotonnades des Indes appelés « baft », 40 cotonnades de Manchester appelées « chellos » valant 18 livres, 02 barils de brandy de 20 livres, 30 ustensiles de cuivre de 22 livres, des perles, de la ferraille, de la quincaillerie, de la vaisselle pour une valeur de 41 livres »969(*),ce qui correspond en pourcentage calculé d'après la valeur et par catégorie de produits à :34% d'armes et de poudre, 26% de verroterie, 25% de cotonnades, 8% d'alcool et 6% de sel. Avec ces mêmes marchandises plus encore 10 tonnes de sel, on obtenait 20 tonnes d'huile de palme970(*).Les produits européens entrèrent dans la comptabilité des « avoirs » de tous les Duala ou, ce qui revient au même, dans la masse globale des « biens » de la société. Néanmoins, ils ne parvinrent jamais à jouer dans les relations le mêmerôle que les objets traditionnels, car ils étaient destinés davantage à l'enrichissement qu'au renforcement des alliances. Pour preuve, dans les relations matrimoniales, jamais les étoffes ou les ustensiles de cuisine d'origine industrielle ne remplacèrent institutionnellement les « mbea toe », ces crevettes pêchées dans le Wouri une ou deux fois par décennie, ni les barres de fer, monnaie employée dans certains mariages. L'histoire du commerce dans le Sud-Cameroun le montre fort bien : l'évolution de l'activité commerciale se caractérisa par l'élimination progressive de tout monopole, qu'il soit l'affaire des chefs vis-à-vis de leurs sujets ou celle des Duala dans leur ensemble vis-à-vis des autres peuples. A un tel processus correspondit un individualisme mercantile croissant, en contradiction avec les normes des sociétés locales et générateur d'un déséquilibre entre biens en circulation et relations sociales identifiées aux réseaux économiques. Il suffira de surproduire un peu ou bien de produire en dehors de la communauté pour acquérir, par l'échange, des biens que l'on introduira en celle-ci sans pour autant les intégrer à l'ensemble patrimonial971(*).Toutefois, l'ancien sens des échanges ne sera pas oublié malgré l'expression mercantile qu'ils prirent. Derrière le prix, la qualité de l'alliance était toujours considérée. ThéodoreSEITZ en donne un bel exemple : « Franziska, la fille de MANGA BELL, rapporte-t-il, répondit, un jour que je lui demandais pourquoi elle ne se mariait pas : « personne ne peut me payer ici, je suis trop chère ». Je fis la même expérience avec Emma DEES, une métisse fille du capitaine d'un vaisseau de commerce. Elle habitait la même case que ses frères et soeurs. Plus tard, elle devint la femme de RudolfBELL. Un jour, le sous-officier ZAMPA, que le capitaine Kurt MORGEN avait emmené quelque temps en Allemagne, vint me voir et me prier de demander pour lui la main de la belle Emma. Il ne voulait et ne pouvait pas payer les 6.000 marks qu'EMMA avait fixés elle-même comme montant de la dot : il voulait conclure un mariage européen. J'allai la voir et lui dis que ZAMPA était sous-officier dans un régiment prussien et qu'il était actuellement l'un des hommes les plus considérés à Kamerun, mais rien n'y fit. La belle déclara qu'on ne pouvait l'avoir en dessous de 6.000 marks et que ZAMPA était pour elle un « niger » de brousse qu'elle ne prendrait pas ». Dans un premier temps, les biens relevant des deux économies furent distinguées ; dans un second temps, le primat de la marchandise européenne se manifesta dans les relations traditionnelles : les biens alors se confondirent, les biens « indigènes » furent valorisés comme les marchandises européennes et celles-ci entrèrent dans les relations traditionnelles ; en dernier lieu, valeur des biens et « poids » des relations entrèrent dans un rapport permettant à la monétarisation de se généraliser et à la société d'absorber toutes les richesses venant de l'extérieur, l'équilibre parfait devant aboutir au maintien de la société à son niveau économique traditionnel malgré l'accroissement prodigieux des biens. Ce phénomène est visible surtout en ville, où les individus, quels que soient leurs revenus, vivent généralement toujours de la mêmefaçon ; leurs charges sociales augmentent au fur et à mesure qu'ils s'enrichissent ou qu'ils voient leurs revenus s'élargir972(*). Les biens perdant de leur spécificité, tout s'échangera contre tout. Les vivres, les objets, les femmes..., auront un dénominateur commun : l'argent... la transmutation des biens locaux en marchandises eut pour effet d'accélérer la rapidité des échanges.Alors qu'il fallait auparavant un certain temps entre le don et la remise du contre-don973(*), sous l'emprise de la monnaie, le délai des opérations durera juste le temps de « marchander », de conclure et d'échanger. Jadis, durant la période de tractation, « temps mort » de l'échange traditionnel, les alliances se nouaient et se renforçaient. Ce n'était pas un marchandage, mais une discussion, ou plutôt une série de discussions et de prises de position. Pendant toute la durée de la confrontation, toute la vie sociale complexe de la parenté et de l'alliance, les deux pôles des sociétés fondées sur la filiation, se manifestait ainsi. Avec l'argent, elle tendit à se contracter et à s'éteindre au moment de la libération instantanée de la contre-prestation. On le constate dans les relations s'établissant autour des vivres, des objets, des femmes et des services, « biens grâce auxquels on se liait « clients » et parents. Cependant une distance temporelle sépare souvent, dans l'opération du nouvel échange, les actes de donner et de recevoir ; au lieu d'interpréter et de ressentir cette distance comme un fait structurel, on fit de cette situation, une « dette », phénomène qui n'existait pas, tout au moins de la mêmefaçon, avant l'introduction de la monnaie974(*). Ainsi, de même que la souveraineté étrangère les mit entre parenthèses, l'économie monétaire les fit entrer dans son domaine tout en s'assurant de leur dépendance975(*). Partant de là, dans la deuxième section de notre travail, nous nous intéresserons à la perception des Rois BELL, AKWA et DEÏDO à l'égard de l'administration coloniale allemande. * 967 R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975, p. 36. * 968 Ibid., p. 39. * 969 J. BOUCHAUD, « La côte du Cameroun dans l'histoire et la cartographie », Mémoire, Institut Français d'Afrique Noire, Centre Cameroun, Douala, n°5, p. 108. Cité par R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975. * 970 R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975, pp. 44-45. * 971 Ibid., p. 149. * 972Ibid., p. 150. * 973 Dons et contre-dons pouvaient aussi être fractionnés. * 974Ibid., p. 151. * 975Ibid., p. 152. |
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