L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
2. L'introduction de l'impôt par capitationLa capitation est un impôt qui a été pratiqué dans la Rome antique et par l'administration byzantine et surtout perse, ainsi qu'en France pendant l'Ancien Régime et dans les empires coloniaux européens. Le terme dérive du latin « capitatio »954(*). Il s'agit d'un impôt par tête955(*). En effet, un impôt par tête ou « impôt personnel au sens strict »956(*), est un impôt dont le montant est identique pour toutes les personnes. Il ne repose pas sur les biens ou sur les revenus,il est dû au prix de l'existence de la personne. Les impôts par tête ont joué un grand rôle dans le financement des gouvernements jusqu'au XIXème siècle, et ils ont été progressivement remplacés par des impôts personnalisés. Tableau N° 5:Les recettes produites par l'impôt de capitation de 1908 à 1914(En Marks).
Source:H. R. RUDIN, Germans in the Cameroons, op. cit., p. 343. Tableau N° 6:Les recettes produites par l'impôt de capitation de 1908 à 1914 (Du Deutsche Mark en Euros)
Source : Tableau réalisé par nous à partir du tableau N° 15 issu de H. R. RUDIN, Germans in the Cameroons, op. cit., p. 343. Tableau N° 7:Les recettes produites par l'impôt de capitation de 1908 à 1914 (De l'Euro en Franc CFA)
Source : Tableau réalisé par nous à partir du tableau N° 15 issu de H. R. RUDIN, Germans in the Cameroons, op. cit., p. 343. Nous avons converti ces recettes de l'impôt de capitation de 1908 à 1914 du Mark à l'Euro, et de l'Euro au Franc CFA : nous constatons un timide démarrage en 1908 qui va s'envoler dès l'année suivante avec plus de 100.000 millions de FCFA récoltés. De plus, à la veille de la guerre, cet impôt aurait rapporté à l'Allemagne coloniale près d'un milliard de francs CFA, une somme colossale à l'époque. On peut donc concevoir que c'est avec beaucoup d'amertumeque l'Allemagne a dû renoncer à ce paradis financier. Dans l'hinterland septentrional du Cameroun, les militaires allemands s'étaient mis à percevoir, dès leur arrivée, un tribut de chaque chef. Ce tribut était arbitrairement fixé et ne correspondait pas du tout à la capacité de payer de certains chefs. Dans l'ordonnance du 20 janvier 1909, le gouverneur SEITZ demanda aux résidents d'exiger désormais des chefs traditionnels et de leurs populations le paiement de tribut en argent c'est-à-dire en mark allemand.Les taux étaient les suivants : 15 marks par homme adulte, 1 mark par tête de boeuf, de cheval, de mulet ou d'âne, 10 pfennigs par mouton, chèvre ou porc. Ils furent progressivement augmentés pour atteindre 5 marks par homme et 02 marks par femme en 1913957(*). A cela s'ajoute la résistance des populations, faite de dérobades et de distanciation : « Pendant les opérations de recensement, rapporte le résident Schwartz, aucun renseignement précis n'a été fourni par les indigènes. Ils répondent invariablement ne rien posséder du tout. Interrogés sur la provenance de nombreuses traces d'animaux, ils répondent qu'elles proviennent d'animaux de villages voisins venus s'abreuver à leurs puits ; naturellement dans le village ainsi mis en cause, on obtient une réponse identique. Ils sont persuadés que nous avons l'intention de prendre leurs biens ».Cette mesure permit aux Allemands de tirer le maximum de profits de leur présence dans la région : d'abord, acheter à vil prix la force de travail de l'autochtone qui était obligé de l'accepter pour se procurer le mark afin de payer son impôt, ensuite acheter également à un prix dérisoire la marchandise de ce dernier.C'est l'ordonnance du 1er octobre 1911 qui fixa le montant de l'impôt à percevoir par habitant au Nord-Cameroun. Les taux étaient les suivants : « 1, 5 mark par homme, 1 mark par femme, 1 mark par tête de boeuf, de cheval, de mulet, de mouton, chèvre ou porc. Ces taux, indépendants de toute évaluation de revenus, devaient être augmentés progressivement pour atteindre 05 marks par homme et 02 marks par femme »958(*). Pour les encourager dans cette tâche qui allait une fois de plus les mettre aux prises avec leurs habitants, l'on dut prévoir quelques compensations : le Lamido ou le sultan allait recevoir 15% du montant de l'impôt collecté, les dignitaires 5% et le chef de village 5%. Le reste, 75% était réparti comme suit : 25% pour la Landschatskasse (caisse locale) et 50% pour le Gouvernement. La « Landschaftkasse » servait à la rémunération du personnel autochtone de la résidence et aux travaux d'entretien. Quant aux groupes nomades comme les Arabes Choas et les Mbororos, ils devaient payer leur impôt au Lamido ou au sultan du territoire où ils se trouvaient à la période de la collecte. C'est ainsi que les Peuls, les Mbororos et les Arabes Choas se mirent à vendre leur bétail qui, autrefois était à peine mangé ou vendu. Achetés par les marchands Haoussas, les boeufs étaient désormais abattus et vendus dans les marchés locaux - à Garoua, on abattait jusqu'à 08 boeufs par jour, - mais surtout conduits vers le sud pour y ravitailler la population européenne en viande fraiche. En effet, dès 1910, le gouverneur demanda l'approbation du conseil du gouvernement pour porter l'impôt à 10 marks ; le décret correspondant fut publié le 22 février 1913. Ce texte stipulait qu'on pouvait exiger plus de 10 marks d'un contribuable lorsqu'on estimait que son revenu annuel dépassait les 400 Marks. Selon le décret, une partie de l'impôt pouvait être payée en argent, une autre changée en travail. Si un contribuable n'était pas capable de s'acquitter de l'impôt, il pouvait être loué à un employeur blanc qui s'en chargerait. Ainsi, l'argument selon lequel l'impôt ne devait pas créer une autre forme de travail forcé ne tenait plus ; tous ceux qui ne pouvaient pas payer l'impôt étaient désormais corvéables à merci. Pour trouver une solution au problème de la main d'oeuvre dans les secteurs de l'économie coloniale, l'administration en était arrivée là. Certains chefs n'hésitèrent pas à utiliser des organisations à caractère militaire, ce qui laisse supposer que la perception ne se déroulait toujours pas sans contrainte. Il attendait la saison des pluies qui transformait la région en un vaste marécage à l'abri duquel la population se sentait en sécurité959(*). A la vue du cortège dans la plaine, ils960(*)réussissaient toujours à s'enfuir ou à se cacher dans les montagnes difficilement accessibles par les agents percepteurs, d'où ils décochaient quelques flèches ou tendaient des embuscades. Les transactions s'effectuaient par l'intermédiaire de cette monnaie. Son introduction en pays BamounBamun et dans les régions voisines avait été favorisée par le commerce des esclaves et de l'ivoire. Ce commerce était principalement contrôlé par les Haoussa, qui venaient jusque dans les frontières nord du Sultanat et s'étaient installés dans les villages Tikar les plus proches. Leur lente pénétration à l'intérieur du pays entraîna tout naturellement un accroissement progressif des stocks de cauris. Deux sortes de cauris étaient en circulation dans l'Ouest du Cameroun : les « Molucca », de couleur blanche, et les « Zanzibar » qui étaient bleus. Dans le temps, les cauris blancs pénétrèrent sur le Calabar et la Cross-River. Les cauris blancs furent dit-on, introduits en très grande quantité par des commerçants Jukum ; du sud et du nord de la Bénoué, puisque le moyen traditionnel d'échange chez les Wukari dont les Jukum constituent une branche, était le fer de houe et le paquet de sel ; il existait en effet un courant commercial assez important, entre la région BamounBamun et les États Foulbé, par l'intermédiaire des Haoussa.Dans tout le Cameroun, le marché de Foumban était le plus important pour l'achat de ce produit ; sa commercialisation rapportait l'équivalent de 1 000 à 1 500 marks par mois.Les mêmes Haoussa venaient également chercher de l'ivoire en pays BamounBamun, pour le revendre dans les contrées de l'Adamaoua où les Européens en étaient de grands acquéreurs ; malheureusement pour les indigènes, leurs produits étaient toujours cédés contre des cauris. Cet état de choses amènera plus tard de cruels désenchantements, au moment où le Gouvernement impérial se verra obligé de prononcer la suppression du cauris comme moyen légal de transaction. On estimera entre 100 et 200 millions, le nombre de cauris ainsi perdus, soit l'équivalent d'environ 500 000 marks961(*). A côté du cauris, il circulait en petites quantités, des « manilla » et des perles. Leur usage s'était plus particulièrement développé après que les Allemands avaient autorisé les Haoussa à exercer librement le commerce à travers toute l'étendue du territoire. Mais, cette monnaie ne fut en fait utilisée que pour le paiement de la dot ou dans des règlements mineurs, notamment sur les marchés des denrées vivrières. Comme on peut le voir, l'activité commerciale dans l'Ouest, et plus particulièrement en pays BamounBamun, présentait un réel intérêt ; avec l'installation des firmes européennes, cette activité ira s'accentuant, au point que plus tard, la région occidentale du Cameroun fournira au commerce d'intermédiaires, des agents fort capables, avant de produire, par la suite, des commerçants considérés à juste titre comme étant parmi les plus dynamiques du Cameroun962(*). La nouvelle forme de circulation monétaire a eu des répercussions non seulement sur le commerce mais également sur les échanges sociopolitiques de la communauté Duala. * 954 Taxe par tête. * 955« Capitation (Impôt) (n.d.) ». Article publié sur le site www.wikipédia.fr et consulté le 04 mai 2021. * 956 ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS V 12. Terme employé dans« impôt », « Impôt par tête (Impôt fixe avantageux pour de riches contribuables) (n.d.) ». Article publié sur le site www.wikipédia.fr et consulté le 04 mai 2021. * 957 A. P. TEMGOUA, Le Cameroun à l'époque des Allemands (1884-1916), L'Harmattan Cameroun, 2014, pp. 187 - 188. * 958Ibid., p. 189. * 959 Ibid., pp. 190-191. * 960 Les Arabes, les Mbororo et les Haoussa. * 961 Plus que le Gouvernement impérial, celui qui porta le coup le plus rude au cauris comme base des transactions à l'Ouest du Cameroun, fut sans aucun doute le Sultan Njoya ; il avait en effet compris que la meilleure méthode de familiariser son peuple avec les pièces allemandes exigeait l'affaiblissement de la monnaie jusque-là en vogue. En 1912, il procéda à une dévaluation spectaculaire du cauris, qu'il fit échanger contre des pièces allemandes au cours de 100 cauris pour seulement 10 pfenning ; de sorte que pour se procurer la moindre denrée, il fallait une quantité prodigieuse de ces coquillages. Les montagnes de cauris ainsi amoncelées furent données, par les soins du Sultan, aux peuples montagnards Banso et Babessi, contre des chèvres et des moutons. Rien n'était donc perdu pour lui ! Dans le même temps, Njoya avait installé dans son palais un bureau de change où l'on pouvait obtenir des pièces d'argent contre le cuivre. La dévaluation à laquelle procéda ce prince restera sans doute la seule réforme monétaire entreprise de son propre gré, par un roi indigène des colonies allemandes. (Voir M.-P. THORBECKE, Auf der Savane, 1914, p. 224-225). Ce fut donc un phénomène isolé ; car, à la même époque le chef de Ngambé se contentait des marchandises dans les transactions, tandis que les Ndiki préféraient les cauris, les bracelets, de la poudre comme moyens d'échange. Cité par Y. NICOL, « La tribu des Bakoko », 1929, pp. 133-134. * 962 F. ETOGA EILY, Sur les chemins du développement. Essai d'histoire des faits économiques du Cameroun, Centre d'Édition et de Production de Manuels et d'Auxiliaires de l'Enseignement Yaoundé-Cameroun, 1971, pp. 111-113. |
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