L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
PARAGRAPHEII : QUELLEMONNAIE ÉTAIT LE PLUS SOUVENTUTILISÉE ?Avant l'occupation allemande, il avait également existé une monnaie en papier ; c'étaient des bons au porteur, qui pouvaient être remboursés par les « hulks » en « kroo » ou, le plus souvent, en marchandises : fusils, poudre, pagnes, etc. BUCHNER, qui avait été nommé délégué du Gouvernement impérial à Douala après le départ de NACHTIGAL, poursuivant cette tradition, émit de tels bons en 1884938(*). Pour PamphileYOBE939(*), « la monnaie utilisée à cette époque était le Mark et avant l'utilisation de cette monnaie, c'était le système de troc qui prévalait : par exemple des défenses d'éléphants, de l'ivoire étaient échangés contre des produits manufacturés ».Après la Révolte de décembre de la même année, ce fut la fin du système de la monnaie de papier que l'on remplaça alors par des pièces en métal. Enfin, une autre forme de monnaie eut cours à Douala : la« monnaie-femme » ; en effet lorsqu'un débiteur était insolvable, il pouvait être admis à céder une ou plusieurs de ses femmes en remboursement de sa dette. Il faut cependant dire que cette parité, très officieuse, entre la femme et les biens matériels ne fut nullement tolérée par Berlin, qui la jugea indécente et inadmissible. Sur la côtedu Cameroun, les pièces de monnaie restèrent longtemps inconnues ; en revanche, le tabac y représentait, comme dans l'estuaire du Wouri, un moyen d'échange très apprécié. On a pu y relever les équivalences suivantes : - 6 feuilles de tabac = 1 poule ; -1 feuille de tabac = 2 oeufs. En 1868, Adolf WOERMANN fonda le premier établissement permanent dans l'estuaire du Wouri, en achetant un vieux voilier russe de 600 tonnes qu'il fit installer comme « Hulk » dans la rivière. C'est alors que s'établit un système monétaire assez particulier, à base de feuilles de tabac. 5 de ces feuilles valaient 1 « Head », tandis que 50 « Heads » correspondaient à 1 « Kroo » qui, à son tour équivalait à 1 livre d'or. Toutefois, cette monnaie n'était pas pratique ; une feuille de tabac se desséchait en effet vite et pouvait facilement perdre de sa valeur. Malgré cet inconvénient, les indigènes semblent s'y être particulièrement attachés, au point que les commerçants ne réussirent pas à l'éliminer du circuit. Par rapport au Mark, voici comment s'établissaient les équivalences à partir de la feuille de tabac : - 1 feuille de tabac = 8 pfenning; - 1 head = 40 pfenning; - 50 heads = 1 kroo = 20 marks d'or. Dans les rapports commerciaux de la côte du Cameroun avec l'arrière-pays, de nouvelles équivalences allaient être prévues par l'arrêté du 10 octobre 1886 ; d'après ce nouveau texte, un « kroo » valait 80 litres d'huile ou 160 kg de noix. Ces équivalences existaient certes avant 1886 ; mais, elles avaient désormais force de loi940(*). Quelle pouvait être la raison d'utilisation de cette monnaie(A-) ? Par la suite, nous évoquerons les modifications des us et coutumes de la société Duala du fait de l'introduction de la monnaie occidentale (B-). A. LA RAISON D'UTILISATION DE CETTE MONNAIEIl circulait au Cameroun des pièces d'argent d'origines diverses. Les plus connues étaient les pièces britanniques, allemandes et françaises répandues à la côte, et le « thaler de Marie-Thérèse » en usage dans l'hinterland. A côté de ces pièces d'origine extérieure, il existait différentes espèces de monnaies locales, dont les plus répandues étaient les cauris. A ce sujet941(*), l'on note que : « ... vers 1830, 100 kilogrammes de noix de palme, par exemple, pesés très approximativement dans un tonneau coupé, et comme bien l'on pense, à l'avantage de l'agent européen, représentaient un kroo. Mais, poursuit-il, la valeur du kroo varie encore avec la marchandise présentée ; un kroo de rhum revient beaucoup moins cher au commerçant qu'un kroo de marchandises manufacturées ». La détérioration des termes de l'échange, comme on le voit, remonte donc à la nuit des temps et ne prendre peut-être fin qu'avec la consommation des siècles, au nom de la « spécialisation internationale ». Enfin, avec les détails donnés sur les cauris, c'est une page précieuse de l'Histoire monétaire de notre pays qui s'ouvre au lecteur qui apprend qu'en Adamaoua, « les cauris étaient remplacés par une monnaie très originale, consistant en une étroite boule de coton tissé : le gaback des arabes du Tchad. Son unité était la coudée, et ses multiples, le nanande, long d'environ 7, 50 m, et le dora qui valait 7 nanandes ». Dans la Cross-River, selon JeanBARBOT, les indigènes avaient des équivalences de toutes les denrées commercialisées, par référence aux barres en cuivre. Une barre de fer valait 4 barres de cuivre ; un esclave homme en valait 38 et une femme 37 à 36942(*). Par rapport au XVIIème siècle, une évolution s'était donc produite, qui aboutit à l'établissement du lingot de cuivre comme unité monétaire indépendante du bracelet qui en tenait lieu jusque-là. JEAN BARBOT le signale d'ailleurs de manière expresse ; selon lui, le lingot de fer ou de cuivre avait remplacé le bracelet aux environs de 1699 ; toutefois, la nouvelle unité coexistait avec l'ancienne, mais cette dernière avait tellement perdu de sa valeur, qu'il fallait désormais 40 bracelets pour obtenir un seul lingot de fer943(*). A cette époque, ni JeanBARBOT, ni son frère Jacques ne parlent plus des colliers et des bracelets que les indigènes se fabriquaient avec du cuivre poli ; c'est que très probablement ces sortes de parures étaient passées de mode. Le tableau ci-contre, que nous empruntons au Pr. Gwilliam IwanJONES, reproduit la nomenclature des monnaies qui avaient cours depuis la côte du Nigéria jusqu'à la côte de GuinéeEspagnole944(*). Tableau N° 4:Nomenclature des monnaies depuis la côte du Nigéria jusqu'à la côte Espagnole.
Source:G. I. JONES, « Native and Trade currencies in Southern Nigeria during the Eighteenth and Nineteenth centuries », Revue Africa, vol. XXVIII, No 1, January 1958, p. 46. In Florent ETOGA EILY, op.cit., p. 66. Selon le Prince KUMANDUMBEIII, le Cameroun avait sa monnaie, un « Kroo » qui valait 20 Marks en 1884. On retrouve dans le texte de la conférence anglo-camerounaise du 17 décembre 1850, l'utilisation de l'unité d'échange « Kroo » utilisée sur la côte du Cameroun. Mais le « Kroo » n'était que l'unité monétaire des transactions avec les Européens(1-).946(*) Ce qui favorisa l'introduction de l'impôt par capitation (2-). 1. L'utilisation du Kroo dans les échanges commerciaux de l'hinterlandLe « Kroo » destiné au commerce international était divisé en des unités plus petites, telles que : 1 Kroo = 4 Keg = 16 Bar = 20 Marks allemands = 100 Kg de palmiste947(*). Avec 1 « Kroo », on pouvait en 1884 s'acheter 10 gallons d'huile de palme, 2 livres d'ivoire, 16 ballots à 2 yards de « Common Prints », 4 sacs de sel à 125 livres, 300 feuilles de tabac. Avec 1 « Keg », on pouvait s'acheter 50 livres de palmiste, avec 1 « Piggin », 5 bouteilles de rhum ou 25 tubercules de manioc ; avec 1 « Bar », on pouvait se procurer un poulet ou une bouteille de bière. Pour les transactions commerciales à l'intérieur du pays - puisque les commerçants de la côte allaient chercher de la marchandise chez des producteurs ou d'autres intermédiaires de l'Hinterland - l'unité monétaire était le « Nbom » qui valait 12 « Bar », soit 50 Kg de palmistes. Ces prix ne s'appliquaient pas aux Européens à la côte. Ainsi : - 100 Kg palmiste = 1 Kroo = 20 Marks. - 25 Kg palmiste = 1 Keg = 5 Marks. - 12,5 Kg palmiste = 1 Piggin = 2,5 Marks. - 6,25 Kg palmiste = 1 Bar = 1,25 Marks. L'une des tâches de l'administration coloniale allemande, sera, d'une part, d'habituer l'autochtone à la circulation monétaire et, d'autre part, de mettre hors circuit toute monnaie autre que la monnaie allemande. Dans ses directives économiques données aux résidents du Nord, le gouverneur KarlEBERMAIER demanda d'« agir rigoureusement pour qu'il n'y ait pas d'autres étalons de valeur que la monnaie allemande dans le commerce, même sur les pluspetits marchés et dans les centres administratifs les plus éloignés »948(*). Il n'existait jusque-là qu'une monnaie locale ; la monnaie proprement commerciale ne paraît pas en effet, avoir eu cours à cette époque sur notre côte ; ce n'est que beaucoup plus tard qu'on vit apparaître une unité monétaire, la« manilla » qui était un bâtonnet en fer ; 20 de ces bâtonnets devaient correspondre par la suite à un « bar », unité monétaire très connue dans le commerce de la côte africaine pendant tout le XIXème siècle. Mais la « manilla » ne réussit jamais en fait à contrebalancer le système du troc, qui jouissait davantage de la confiance des indigènes ; cependant, elle semble dans l'arrière-pays, avoir laissé des traces profondes, puisque des morceaux de fer forgés à son imitation furent longtemps employés, notamment pour acquitter une partie de la dot, à l'occasion des contrats de mariage949(*) . A partir de 1908, l'utilisation de l'argent commença à se généraliser : « A Garoua, la circulation de la monnaie allemande a fait des progrès sérieux. Le « Thaler de Marie-Thérèse » y a presque complètement disparu. Il n'en est pas de même à Ngaoundéré, mais la défense d'en introduire amènera sans doute un changement dans cette situation ».La généralisation du mark était due à l'introduction de l'impôt, mais aussi au décret950(*) de 1907 stipulant le versement des salaires en espèces. En septembre 1901, un impôt sur les chiens fut introduit à Douala. Il avait pour objectif moins de remplir les caisses du gouvernement que de débarrasser la ville des chiens appartenant aux Camerounais. Il est vrai que jusqu'à cette date, les Camerounais étaient touchés par les différentes taxes sur l'alcool, la poudre et les autres produits importés. Le 16 mai 1903,le gouverneur VON PUTTKAMERprenait un décret introduisant un impôt par tête951(*) dans la circonscription de Douala. Étaient considérés comme contribuables, tout homme adulte et capable de travailler ainsi que toute femme adulte, célibataire et apte au travail. Le montant de l'impôt était de 03 marks par an. Tous ceux qui payaient l'impôt recevaient du chef un ticket. Ceux qui par contre ne s'acquittaient pas de leurs obligations fiscales devaient travailler pour l'autorité administrative en remplacement. Ainsi, la relation entre l'impôt et le travail était clairement établie ; était contribuable tout individu capable de travailler, et à la place de l'argent, le travail était accepté. Cette opposition des Duala amena l'administration coloniale à reconsidérer la forme d'impôt : au lieu de se baser sur l'individu, elle s'en tint à un signe extérieur qu'était la maison, et c'est ainsi que le 15 avril 1907 le décret introduisant l'« impôt par maison »952(*) fut publié. Il était en vigueur dans la circonscription de Johann-Albrechtshohe-Hohe et dans celle de Douala où il remplaçait le décret sur l'impôt par tête. Tout propriétaire d'une maison était considéré comme contribuable. Le montant de cet impôt était de 12 marks par maison dans les villes et de 06 marks dans les zones rurales. Mais ce décret se heurta aux protestations les plus énergiques des populations Duala. Le 20 octobre 1908, le gouverneur SEITZ signa un autre décret instaurant l'impôt par tête dans presque toute la région du Sud-Cameroun. Tout homme adulte et apte au travail était tenu de payer cet impôt à condition qu'il n'existe pas déjà dans sa circonscription de résidence une autre forme d'impôt. Il avait le choix entre payer en argent ou effectuer un « travail d'impôt »953(*) pour l'administration. Quiconque se dérobait à ces obligations fiscales s'exposait à une amende allant jusqu'à 150 marks ou à un emprisonnement avec travaux forcés allant jusqu'à 03 mois. Mais il s'en suivit une opposition sur cette forme d'impôt de la part des populations Duala et l'apparition de l'impôt de capitation. * 938 Prince KUM'A NDUMBE III, « Stratégies de survie des populations camerounaises dans une économie mondialisée - du secteur informel au secteur formel-Com ».Article publié le 12 août 2019 sur le site www.douala.africavenir.international.fr et consulté le 26 mai 2021. * 939 Interview de M. Pamphile YOBE, Secrétaire Général du Ngondo le 15 juillet 2021. * 940 B. SCHWARZ, « Kamerun (1888) », p. 88; DKL, t. II, p. 693. * 941 F. ETOGA EILY, Sur Les Chemins Du Développement. Essai D'histoire Des Faits Économiques Du Cameroun,Centre d'Édition et de Production de Manuels et d'Auxiliaires de l'Enseignement, Yaoundé-Cameroun, 1971, p. VII. * 942 Jean BARBOT, Journal d'un voyage en Guinée et à Cayenne, (1678-1679), pp. 383 et 465. Le Dr Gunther MEINHARDT retrouvera les mêmes équivalences dans le système des échanges pratiqué dans l'Ouest du Cameroun, ce qui tiendrait à montrer la parenté du commerce de Calabar et celui pratiqué au Cameroun, dans les Grassfields de l'Ouest. * 943 Ibid., p. 460. * 944 G. I. JONES, « Native and Trade currencies in Southern Nigeria during the Eighteenth and Nineteenth centuries », Revue Africa, vol. XXVIII, No 1, January 1958, p. 46. In Florent ETOGA EILY, op.cit., p. 66. * 945 Ibid., p. 67. * 946 Prince KUM'A NDUMBE III, « Stratégies de survie des populations camerounaises dans une économie mondialisée - du secteur informel au secteur formel-Com ». Article publié le 12 août 2019 sur le site https://www.africavenir.org et consulté le 26 mai 2021. * 947 Valeur 1884. * 948 A. P. TEMGOUA, Le Cameroun à l'époque des Allemands (1884-1916), L'Harmattan Cameroun, 2014, pp. 185 -186. * 949 F. ETOGA EILY, Sur Les Chemins Du Développement. Essai D'histoire Des Faits Économiques Du Cameroun, op.cit., pp. 71-72. * 950 Bargeld Verordnung. * 951 Kopfsteuer. * 952 Huttentsteuer, Wohnungsteuer. * 953 Steuerarbeit. |
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