L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
B. LA CONSTITUTION D'UN PATRIMOINE FINANCIER COMME SOCLE DE DIVISION ENTRELES CHEFS DUALA : LA PRÉÉMINENCE DU ROI BELLLa collecte de l'impôt n'est pas totalement inconnue de nos sociétés traditionnelles. De tous les temps, l'autorité traditionnelle s'est toujours octroyé le droit à une certaine redevance sur le revenu de ses sujets. Dans la plupart des cas, cette redevance était due par les éleveurs sur leur bétail et par les agriculteurs qui exploitaient la terre coutumière. Mais le fait nouveau instauré par la colonisation est non seulement la dépossession de la collectivité villageoise de ce revenu, mais aussi la transformation en argent de ce qui était dûe par les populations autochtones. Dans toutes les hypothèses, le chef collecte l'impôt et reçoit en retour un certain pourcentage à titre de rémunération. Cette rémunération est par exemple de 5 à 10% sous l'administration allemande911(*). Depuis la signature du traité, certaines tensions au sein de la communauté Duala n'avaient fait que s'aggraver. Ces tensions s'articulaient sur le mécontentement de certains sous-chefs de King BELL et de King AKWA qui s'estimaient lésés dans la répartition du « Dash » que les firmes allemandes leur avaient donné pour la signature du traité. C'est ce qui ressort des témoignages des personnes ayant pris part plus ou moins directement à l'affaire(1-). Cet état de fait est la manifestation des rivalités féroces existant entre les chefs Duala par rapport à la problématique financière(2-). 1. La répartition du « Dash » comme source de tensions entre le Roi Bell et les autres chefs DualaHugo ZOLLER dans son analyse des évènements en nota comme cause les querelles entre King BELL et ses sous-chefs, car King BELL aurait conservé pour lui tout seul le « Dash »912(*). Dans un entretien entre ZOLLER et le CONSUL HEWETT en date du 29 décembre 1884, c'est-à-dire après la répression des insurgés par l'amiral KNORR, le consul britannique exprima la même opinion ... BUCHNER, tout en prenant King BELL sous sa protection, fut obligé de reconnaître les faits reprochés à King BELL, même s'il ne semblait pas y croire... Le 1er août, BUCHNER reçut une lettre de PARROT et de DUKE AKWA datant du 21 juillet, dans laquelle ces derniers réclamaient leur part du « Dash »913(*). ShirleyARDENERnous livre les témoignages d'un missionnaire anglais, d'un agent de WOERMANN et d'un Duala ; ils sont unanimes sur le rôle que joua le partage ou plutôt le non-partage du « Dash » dans les évènements graves qu'allait vivre Douala914(*). King BELL par son attitude égoïste portait ainsi une importante responsabilité dans ce qui allait se passer. En effet, le King BELL devait en outre informer « tout navire de Sa Majesté Britannique trouvant dans les parages au cas où un bateau négrier arriverait dans le fleuve ». Un « Dash » était prévu en compensation : 60 fusils, 100 pièces de toile, deux barils de poudre, du rhum, un uniforme écarlate avec épaulettes, un sabre..., ceci par an et pendant cinq ans, sur présentation d'un certificat attestant que tout s'était déroulé conformément aux termes de l'accord915(*). C'étaient surtout les JOSS qui formaient le centre de cette opposition contre King BELL, opposition essentiellement motivée par une question d'argent. LOCK PRISO de Hickory916(*)s'opposait à King BELL et aux Allemands pour des raisons plus politiques que financières. Vis-à-vis de King BELL, il avait toujours essayé d'affirmer son indépendance et dans ce cas, il s'était absolument refusé à signer le traité, montrant ainsi son opposition à la présence allemande au Cameroun. Il n'avait pas manqué de souligner lui-même son anglophilie917(*). BUCHNER dira de LOCK PRISO qu'il est le « principal ennemi de la colonisation allemande »918(*). La coalition de ces deux parties contre King BELL prit tout de suite un caractère antiallemand, bien que les JOSS aient tenu à rassurer Édouard SCHMIDT le 30 octobre par écrit que leur guerre n'était en aucun cas dirigé contre les Blancs919(*), puisqu'en fait ils avaient signé pour les Allemands. SelonZOLLER, l'alliance des gens de Joss et de Hickory n'était à l'origine dirigée que contre King BELL et non contre les Allemands.920(*) Un autre facteur à ne pas sous-estimer fut certainement le rôle attribué à tort ou à raison aux commerçants et missionnaires anglais par les Allemands. L'influence anglaise sur la place fit que les soupçons des Allemands se portèrent tout de suite sur eux. Selon les rapports envoyés en Allemagne, tous les désagréments n'étaient que l'oeuvre des Anglais. BUCHNER nous rapporte le cas de deux agents d'une firme britannique, CapitaineTROTT et CapitaineEWART ; ils avaient voulu se rendre justice eux -mêmes en arrêtant un de leurs débiteurs. Ce cas fut politiquement exploité à Berlin. Le témoignage du missionnaire anglais LEWIS montre que les missionnaires anglais furent considérés comme « the worst agitators against German ascendancy »921(*). Cette façon insistante de mettre les Anglais en cause permettait de justifier une intervention armée ; il fallait faire croire aux Allemands que les Anglais étaient sur le point de renverser la situation en leur faveur dans la nouvelle colonie. BUCHNER prétendit plus tard dans son ouvrage « Aurora Colonialis » se repentir d'avoir accusé les Anglais d'agitation et se justifia en disant qu'il ne pouvait interpréter tout acte d'un britannique que comme incitation au soulèvement, puisque cela n'aurait qu'été normal pour un « patriote » anglais922(*). Il est vrai que les navires britanniques croisant dans les environs de Douala pouvaient êtreconsidérés comme une provocation. Seulement ni SCHMIDT, ni VOB, ni BUCHNER n'étaient capables de fournir la moindre preuve de la culpabilité des Anglais. La tension entre King BELLet ses adversaires montait de plus en plus et sur les conseils de BUCHNER, King BELL se réfugia à Boadibo dans le Mungo.La coalition se préparait activement à la guerre et obtint d'ÉdouardSCHMIDT la promesse de ne plus approvisionner King BELL en armes et munitions. Nous pouvons nous représenter les conséquences préjudiciables que ces activités eurent sur le déroulement du commerce. La proposition du vice-consul BUCHAN du 02 décembre de faire venir King BELL du Mungo, même de force s'il en était besoin, pour organiser une grande palabre au cours de laquelle il serait tenté de mettre fin aux hostilités qui nuisaient au commerce, fut rejetée par BUCHNER. Celui-ci croyait que pareille palabre ne profiterait qu'aux Anglais qui auraient ainsi eu l'occasion de voir les dessous de l'affaire du « Dash » que les Allemands tenaient plutôt à garder secrets923(*).BUCHNER ne manifestait aucune intention de régler cette situation par la négociation, et ce peut être que par pure hypocrisie qu'il écrivit plus tard : « ... es ware noch viel besser gewesen, wenn die ganze drohnende Schlacht uberhaupt unterblieben ware. Durch einfaches Drohen und durch Palaver hatte man viel mehr erreicht ». BUCHNER refusa également l'intervention du navire de guerre anglais « Frolic », non pas parce qu'il envisageait une alternative pacifique, mais tout simplement pour des raisons de prestige ; lui et ses compagnons924(*) ne pouvaient accepter l'idée d'être sortis de l'impasse par les Anglais. Le 15 décembre, le quartier de King BELL fut incendié par la coalition Joss-Hickory et selon le témoignage de Buchner, seule la factorerie de Woermann tenue par PANTANIUS fut épargnée contre paiement d'une rançon de 07 Krus. BUCHNER se présente dans ses mémoires comme celui qui voulait limiter l'intervention allemande aux Joss dont la défaite aurait entraîné la soumission de LOCK PRISO et de ses partisans.D'après le témoignage de l'agent de WOERMANN, SCHOLL, King BELL aurait dit aux Allemands:« If you want to rule here you must make me safe as chief »925(*).Le 18 décembre, les deux bâtiments de l'escadre, sous les ordres du contre-amiral KNORR, étaient à la barre à Douala ; il s'agissait du « Bismarck » et du « Olga ». A bord du « Bismarck » eut lieu un conseil de guerre auquel assistèrent entre autres BUCHNER, ÉDOUARD SCHMIDT et HUGO ZOLLER. Ce furent ces derniers qui informèrent KNORR de la « gravité » de la situation, sur ce, il fut décidé d'administrer une « punition exemplaire » aux « rebelles ». Dès le 20 décembre, cette décision fut mise à exécution ; l'attaque fut d'abord portée contre Hickory, puis vint le tour de Joss. Dès que les Joss virent ce qui se passait à Hickory, ils allèrent se saisir de PANTANIUS, l'agent responsable de la factorerie du quartier de King BELL. Selon les témoignages de SCHOLL et de LEWIS, ils ne le firent que pour empêcher que le même sort ne leur fût réservé qu'aux gens de Hickory autrement dit, la vie de PANTANIUS serait sauve si les Allemands ne les attaquaient pas. Mais dès que KALABAR JOSS, le frère de leur chef ELAMI JOSS tomba sous les balles allemandes, ils ne tardèrent pas à exécuter leur otage. Le 21 décembre, les Allemands continuèrent leur action en brulant le quartier des Joss. Le 22, Hickory fut de nouveau la cible des Allemands, le quartier fut soumis à un bombardement. King BELL et ses hommes prirent part à ces actions punitives et profitèrent de l'occasion pour s'adonner au pillage. Comme conséquence immédiate de cette intervention armée, la Cour d'Équité fut supprimée le 28 décembre par le CapitaineBENDEMANN, commandant du « Olga ». LesAnglais protestèrent en s'appuyant sur la décision du Dr. NACHTIGAL de laisser subsister cette institution sous la présidence d'un Allemand926(*). LesAllemands...ne voulaient pas laisser passer cette occasion inespérée de supprimer cette institution, témoin de l'influence anglaise.BUCHNER ne signale que les pertes subies par les colonisateurs. Selon BUCHNER, ces engagements ne firent que trois ou quatre blessés dont un devait succomber plus tard. Du côté camerounais, ce fut le silence, mais sans doute un silence qui en dit long puisque JAECK dit que d'après le rapport militaire, il y eut 25 morts parmi les autochtones, mais que ce chiffre devait être certainement plus élevé. MANGAAKWA qui s'était montré particulièrement insatisfait de son « Dash » et avait menacé King AKWA, fut bastonné et déporté au Togo. LOCK PRISO et ses gens qui avaient déserté Hickory et s'étaient réfugiés à l'intérieur, manifestèrent leur intention de rentrer à Douala ; le 18 janvier 1885, BUCHNER alla les chercher en pays Abo. LOCK PRISO fut maintenu prisonnier à bord du « Olga », les gens de Hickory et de Joss durent signer un traité de paix dans lequel ils reconnaissaient l'autorité des colonisateurs927(*). Ainsi, King BELL ne sortit pas particulièrement grandi de ces évènements, les vaincus ne furent pas placés sous son autorité. Cela aboutira à la mise en place d'une procédure d'égalité entre les différents chefs sur le plan financier. Toutefois, le King BELL continuera d'exercer son monopole financier du fait de son influence en tant que Chef Supérieur et de ses rapports privilégiés avec les colonisateurs allemands. Par ailleurs, cela traduira de manière explicite le manque de cohésion et de solidarité entre les chefs Duala. * 911 Cf. L.- P. NGONGO, Histoire des institutions et des faits sociaux du Cameroun (Tome I), op. cit., p. 55. Cité par A. WIRZ, Vom Sklavenhandel zum kolonialen, 1972, p. 52. * 912 H. ZOLLER, Forschungreisen in der deutschen Colonie Kamerun, tome 2, Berlin, 1885, 3 volumes, p. 171. * 913Ibid., p.113. * 914 S. G. ARDENER (éditrice), Swedish Ventures in Cameroon, 1883-1923: Trade and Travel, People and Politics: the Memoir of Knut Knutson with Supporting Material, pp. 31-40. * 915 Traité Anglo-Duala du 07 mai 1841 pour l'abolition du trafic des esclaves. Cité par R. GOUELLAIN : « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975, p. 48. * 916 Bonabéri. * 917M. BUCHNER, Aurora Colonialis.Brüchstücke eines Tagebuches aus dem ersten Begin unserer Kolonialpolitik, (1884 - 1885), München, Piloty & Loehle, 1914, p. 123. * 918M. BUCHNER, Kamerun. Skizzen and Betrachtungen, Leipzig: Duncker & Humboldt, p. 52.In J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken,1982, pp. 91-92. * 919 M. BUCHNER, Aurora Colonialis.Brüchstücke eines Tagebuches aus dem ersten Begin unserer Kolonialpolitik, (1884 - 1885), München, Piloty & Loehle, 1914, p. 140 ; cf. H. ZOLLER, Forschungreisen in der deutschen Colonie Kamerun, Berlin, 1885, 3 volumes, p. 171. * 920 H. ZOLLER, op.cit., p. 171. * 921 J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken, 1982, p. 92. « Les Anglais sont les pires ennemis à l'expansion allemande ». Traduction faite par nous. * 922 Ibid., pp. 92-93. * 923 Ibid., pp. 93-94. * 924 Compatriotes. * 925 « Si vous voulez gouvernez ici, vous devriez me maintenir en tant que chef ». Traduction faite par nous. * 926 Ibid., p. 95. * 927 Ibid., p. 96. |
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