L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
PARAGRAPHE I : COMBIENPERCEVAIENT LES CHEFS DUALA ?La décision la plus importante prise par l'administration coloniale allemande fut l'élimination des intermédiaires « monopoleurs » Duala. L'administration entra alors en action pour permettre au commerce de pénétrer à l'intérieur en brisant le monopole des côtiers. Un arrêté du 19 juin 1895 interdit aux Duala d'exercer tout commerce sur la Sanaga886(*),la voie fluviale qui ouvrait l'accès aux pays Bassa et Yaoundé. C'était les isoler du Centre-Cameroun. Ce fut la première mesure impopulaire. Elle sera ressentie durement par les Duala qui, plus tard, feront valoir que la décision prise était en contradiction avec les termes du traité de 1884, où il était bien stipulé qu'ils conserveraient leurs droits déjà acquis durant une longue période887(*). C'est à ce niveau que la question des rémunérations vit le jour pour compenser la perte de ce monopole commercial des chefs Duala. STOCKHAUSEN parlait de l'octroi d'un salaire aux chefs par l'administration. Il aurait souhaité voir que les chefs devinrent un organe exécutif de l'administration, mais pendant toute la colonisation allemande au Cameroun, il n'y eut pas de salaire de chefs à proprement parler. En d'autres termes, tout chef reconnu par l'administration ne touchait pas forcément un traitement. Certains chefs Duala comme DUALA MANGA BELL etEKWALLAÉPÉE888(*) recevaient annuellement un subside de l'administration. Ils recevaient ce subside en remplacement du « Kumi » que les commerçants payaient à leurs prédécesseurs, ce subside se justifiait donc historiquement. DUALA MANGA BELL touchait 3 000 Marks par an. CharlesATANGANA, en parlant de lui-même écrit : « En qualité d'interprète entre l'autorité européenne et la population indigène une indemnité était accordée au chef supérieur de la caisse de l'arbitrage indigène »889(*). S'il faut parler de rétribution de chefs, c'est sans doute uniquement de ces quelques cas isolés, notamment dans le cas des chefs Duala (A-)et d'y observer la prééminence du Roi BELL en termes de profits et engendrer des tensions entre ces derniers (B-). A. LA FRÉQUENCE SALARIALE DES CHEFS DUALALe commerce change radicalement la société Duala. Les marchandises européennes deviennent des symboles de statut et certains dirigeants prennent des commerçants occidentaux et missionnaires comme conseillers. On parle l'anglais « Pidgin ». Une proportion élevée de Duala devient riche. Le nouveau commerce crée des tensions avec les démunis. La concurrence s'intensifie entre les groupes côtiers et même entre les colonies apparentées. Les Duala sont les premiers camerounais à expérimenter l'agriculture de plantation890(*) avec la culture du cacao. Le commerce très lucratif de traite, dans lequel ils détiennent un rôle de monopole, a fait passer l'agriculture au second rang, au profit du commerce. Ils sont ainsi devenus dépendants pour leur nourriture des produits alimentaires importés, achetés aux commerçantsblancs891(*). Cette évolution ne concerne cependant que les élites, constituées de chefs de clan et de leurs familles qui se sont enrichis grâce à cette position d'intermédiaires commerciaux892(*).Lorsqu'ils perdent leur position d'intermédiaires commerciaux, les élites Duala se reconvertissent dans la production du cacao. Grâce à l'influence qu'ils exercent sur les peuples voisions, ils réussissent à approprier à leur compte de vastes terres fertiles dans la vallée du Mungo où ils installent leurs plantations. Avec ces nouvelles cultures, l'agriculture devient un moyen d'accès à la richesse et non plus une activité d'autoconsommation réservée essentiellement aux femmes893(*). Ces initiatives des Duala, sont encouragées par les commerçants allemands qui souhaitent voir se développer une production autochtone pouvant alimenter leur commerce. Ils sont également intéressés par toute activité lucrative susceptible de permettre aux colonisés de se procurer les produits qu'ils importent d'Europe. Les planteurs allemands justifient leur méfiance vis-à-vis des entrepreneurs agricoles Dualapar l'incompétence des africains à gérer ce type d'activités894(*). Les raisons de ces protestations sont à rechercher dans les difficultés d'accès à la main d'oeuvre, qui malgré les nombreuses contraintes imposées par l'administration pour arriver à la mobiliser, reste insuffisante pour les planteurs895(*). L'arrivée d'une nouvelle catégorie de planteurs est donc perçue comme une concurrence, d'autant plus que ces élites Duala ne rencontrent pratiquement pas de problème de main d'oeuvre896(*). La réussite des Duala dans les cultures d'exportation dément de manière éloquente les préjugés portés par le pouvoir colonial allemand sur l'incapacité des africains à développer ces cultures. Il change donc de perspective et envisage la mise en oeuvre d'une politique en faveur d'une production africaine de cultures de rente, appelée « volkskultur », permettant plus largement aux paysans africains d'avoir accès à cette activité et d'établir de petites exploitations familiales, sur les terres collectives avec l'emploi d'une main d'oeuvre familiale. Le déclenchement de la PremièreGuerre en 1914 ne permet pas à cette politique de se déployer897(*). Dans la suite de notre travail, nous évoquerons tout d'abord les tensions qui existaient entre les chefs Duala dues à la recherche effrénée du profit (1-)et le positionnement stratégique vis-à-vis de l'administration coloniale allemande(2-). 1. Les tensions entre les chefs Duala engendrées par la concurrence économique898(*)NDUMB'A LOBE de la lignée BELL se proclame Roi BELL au XIXème siècle. Des chefs de sous-lignées rivales le concurrencent rapidement, dont le roi autoproclamé AKWA899(*) en 1814, le Roi DEÏDO900(*) de Deïdo901(*) et le Prince LOCK PRISO902(*) de Bonabéri. Les rivalités se sont également déroulées « sportivement » sur le Wouri sous forme de régates d'aviron de plus en plus fréquentes avec des canoës de course spéciaux « Bolo Pa Pen » qui portaient le « Tangué»903(*). Et c'est à ce moment aussi que les Duala, toujours plus nombreux à s'enrichir, échappèrent au contrôle des chefs et que ces derniers, de plus en puissants grâce à la traite, devinrent de très riches commerçants. Les premiers entrèrent en compétition avec les seconds que leur surcroit de pouvoir isolait, et l'enrichissement de tous - les esclaves compris - atténua les différences traditionnelles tout en en accentuant de nouvelles. Cette situation ne concernait pas seulement les « Kings » et le « commun » dans son ensemble. Dans les lignages,il en était de même, ainsi que dans les familles entre père et fils, aîné et cadet... : ce qui explique la gravité de la crise que traversa, deux décennies avant le protectorat, une société à la fois fragile et forte par la somme d'équilibres dont elle résultait904(*). L'on sait que les Duala, lors du 1er « Ngondo » qui eut lieu au début du 19ème siècle, se réunirent pour lutter contre des populations de l'intérieur qui cherchaient à se passer de leur intermédiaire. Par la suite, pendant la période allemande, le « Ngondo » eut l'occasion d'intervenir. Dans les deux cas, et plus tard il en fut de même, la « résidence » passait à tour de rôle entre les mains des chefs de lignages maximaux, qu'assistaient tous les autres chefs des lignages restreints ainsi que le peuple et les responsables des associations religieuses. C'est d'ailleurs par le biais de ces confréries que les autres tribus participaient aux réunions de l'assemblée du peuple que l'on convoquait à chaque évènement menaçant l'unité tribale, ou l'entente pluritribale, ou encore l'originalité des uns et des autres devant l'étranger colonisateur905(*). Au milieu du XIXème siècle, les Britanniques prennent la tête du commerce avec l'aristocratie commerciale. Au même temps, la Couronne britannique oblige les commerçants à mettre fin à l'esclavage dans le Golfede Guinée, et après quelques décennies, au moins l'exportation peut être supprimée. Déjà le 10 juin 1940 et le 7 mai 1841, les Kings AKWA et BELL signent des contrats contre l'esclavage. En échange, les Européens leur fournissent chaque année de l'alcool, des armes, des textiles et d'autres produits. En outre, les rois interdisent les pratiques que les Britanniques considèrent comme barbares, comme le sacrifice de femmes à un chef après sa mort.LesBritanniques veulent façonner le Duala selon leurs concepts de civilisation.Cela signifie l'éducation pour l'apprentissage occidental et la conversion au christianisme. Alfred SAKER ouvre une mission à Douala en 1845. En 1875, de nombreuses missions et écoles existent à Douala et dans d'autres lieux. Les classes inférieures, qui se rebellent maintenant contre le patronage de l'élite Duala, s'intéressent à l'égalité prêchée de la mission. Cependant, tous les groupes sociaux espèrent des avantages matériels grâce à l'éducation. L'élite des Duala en profite le plus. Un niveau élevé d'alphabétisation permet à la classe supérieure de commerçants, de religieux et d'agriculteurs de se développer davantage. Ce groupe se familiarise avec le droit et les conventions européennes, ce qui leur a ensuite permis de défendre leurs intérêts par le biais de pétitions, de procédures judiciaires et de groupes d'intérêt.Avec la perte progressive du monopole sur le commerce, la plupart des Duala retournent à l'agriculture de subsistance ou à la pêche pour survivre. C'est encore le cas aujourd'hui encore aux abords immédiats de la métropole, par exemple sur l'île de Jébalé. Comme nous l'avons dit précédemment, cette situation tendue est la traduction manifeste de la stratégie des chefs « indigènes » en général et des chefs Duala en particulier à s'attirer la sympathie de l'administration coloniale allemande et en tirer des avantages financiers et de prestige social. * 886 V. CHAZELAS, « Trente ans de colonisation au Cameroun », Revue Togo-Cameroun, Paris, 1928. Cité par R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec leconcours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975. * 887 R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975, p. 118. * 888 Successeur de Jim EKWALLA. * 889 J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken,1982, p. 274. * 890 O. C. EKINDI CHATAP, Changements et Ruptures dans le Mungo de 1911 à 1950, Thèse de Doctorat d'Histoire, Université de Provence, 1992, pp. 59-60. * 891 H. R. RUDIN, Germans in the Cameroons (1884-1916) : A Case Study in Modern Imperialism, New Haven: Yale University Press, 1938, p. 77. * 892 C. NDAMI, Agricultures familiales et dynamiques de genre au Cameroun, de la fin du XIXème siècle aux indépendances, Thèse de Doctorat d'Histoire dirigée par GOERG Odile. École doctorale 382 : Économies, Espaces, Sociétés, Civilisations : Pensée critique, politique et pratiques sociales. Laboratoire CESSMA, 2018, pp. 143-145. * 893 Ibid. * 894 R. AUSTEN, « The Metamorphoses of Middlemen: The Duala, Europeans and the Cameroon Hinterland, Ca. - 1800 - CA. 1960 », The International Journal of African Historical Studies, vol. 16, n° 1, 1983, pp. 1-24. * 895 C. NDAMI, Agricultures familiales et dynamiques de genre au Cameroun, de la fin du XIXème siècle aux indépendances, Thèse De Doctorat d'Histoire dirigée par GOERG Odile. École doctorale 382 : Économies, Espaces, Sociétés, Civilisations : Pensée critique, politique et pratiques sociales. Laboratoire CESSMA, 2018, pp. 143-145. * 896 Ibid, op. cit., p. 17. * 897 C. NDAMI, Agricultures familiales et dynamiques de genre au Cameroun, de la fin du XIXème siècle aux indépendances, Thèse De Doctorat d'Histoire dirigée par GOERG Odile. École doctorale 382 : Économies, Espaces, Sociétés, Civilisations : Pensée critique, politique et pratiques sociales. Laboratoire CESSMA, 2018, pp. 143-145. * 898 D. E. VON GRAEVE, « Les Douala ont façonné l'histoire du Cameroun » - Article en version française. 21 avril-juin 2020, version allemande. Traduction de l'auteur le 2 juin 2020. Article publié sur le site http://detlev.von.graeve.org et consulté le mercredi 06 octobre 2021. * 899 NGANDO MPONDO. * 900 JIM EKWALLA. * 901 Une faction AKWA. * 902 KUM'A MBAPE. * 903 P. HARTER, « Les courses de pirogues coutumières chez les DUALA ou pembisan a myoloo Duala », 1960, inRecherches et Études Camerounaises, p. 71. Les Sawa occupent le littoral camerounais et s'étendent de Campo à Mamfé. La fête culturelle de cette population est liée à l'eau. C'est pour cela qu'on les appelle aussi le « peuple de l'eau - Tumba la Madiba ». Parmi les manifestations culturelles les plus remarquables, il y a la course des pirogues. Celle-ci est généralement liée au « Ngondo », qui une fois l'an réunit toute la communauté pour célébrer leur unité ainsi que la mémoire retrace l'histoire d'un peuple de telle sorte qu'il n'y a pas de « Ngondo » sans course de pirogue, il n'y a pas de pirogue qui participe à cette course sans proue donc sans « Tange ». S'il peut y avoir une course de pirogue sans Ngondo, il n y a pas de Ngondo sans course de pirogue. Les pirogues de course se distinguent de toutes les autres formes de pirogues par une proue ou « Tange ». Si la sirène est le dénominateur commun à tous, les « Tange » sont là pour rappeler qu'il existe un lien intime des Sawa avec l'eau. Chaque clan se distingue par ses motifs et ses couleurs qui évoquent celles de leur bannière. Une pirogue de course qui peut généralement mesurer jusqu'à 30 mètres contenir 80 pagayeurs, après la construction, elle reste dans la foret 7 à 9 jours. Durant ce laps de temps, à travers certains rituels, la pirogue change de statut. « Chargée » par les forces invisibles, son destin devient intimement lié à celui de son clan à travers son « Tange ». Si durant cette course de pirogue, intervient la force physique et la technique qui en sont l'aspect profane, l'aspect cultuel s'exprime à travers les « Tange ». La course de pirogue est donc un grand évènement culturel qui participe à l'identité du Sawa. Cet objet hautement représentatif prend dimension de symbole qui fait intervenir les notions de profane et de sacré. Mais, déchiffrer un symbole induit une complexité de réponses comme le fait remarquer DURANT G. : « L'on se trouve devant une ambigüité fondamentale. Non seulement le symbole a double sens, l'un concret, propre, l'autre allusif et figuré ». Un objet symbolique doit être reconnu et validé par une communauté qui se retrouve à travers lui. Cet objet devient alors patrimoine et peut prendre valeur symbolique. L'objet apparaît même comme l'expression visuelle du monde qui nous entoure, à l'instar de la parole, il traduit une certaine vision du monde. Le « Tange » (Prononcé Tangué) fait donc partie de ce corpus culturel qui n'a de résonance intime que parmi les siens. Lorsqu'un Sawa parle de « Tange », il s'agit d'un mot certes, qui ne rend pas compte de la totalité signifiante de son contenu. Dans sa représentation symbolique, il va au-delà du mot, au-delà de l'objet, pour la communauté dont il est issu. Cet objet, ou sa représentation symbolique dans sa résonance intime, reste implicitement lié aussi bien à l'axe vertical qui est celui de l'axe ontologique et l'axe horizontal qui est l'apport communautaire (Voir I. SOW, Psychiatrie dynamique en Afrique Noire, Paris, Payot, 1977). La combinaison des deux axes produit les éléments constitutifs de l'identité. L'histoire d'un peuple tient par conséquent compte de ces différents axes. C'est à dessein que nous avons ici l'exemple du « Tange ». Si la pirogue et la pagaie sont le symbole par excellence du peuple de l'eau, la proue donne à la pirogue son aspect sacré. Chaque clan a son « Tange » avec des symboles propres au clan. Le choix des formes et des couleurs qui le distingue en même temps qui l'identifie. Tous les « Tange » ont en même temps un dénominateur commun : la sirène, qui rappelle cette appartenance commune au « peuple de l'eau ». Lorsqu'un clan se voit dans l'obligation d'être privé de sa pirogue ou du « Tange » qui symbolisait cette pirogue, il perd son honneur. Le « Tange » apparaît par conséquent comme faisant partie intégrante de l'identité, de la mémoire, de la culture donc de l'histoire des Sawa. Selon la perception et l'appréhension que nous avons de l'objet, il apporte sa contribution à la mémoire et donc à l'Histoire d'un peuple au même titre que les récits qui viennent enrichir l'Histoire. Voir l'article « Histoire, Mémoire et Identité. L'apport des objets culturels à la construction de l'histoire », Dr. Elisabeth MOUNDO, Ancienne Ambassadrice de l'UNESCO, Anthropologue, Buéa, Cameroun, in Éditions AFRICAVENIR. Voir également ses ouvrages « Enlevez-moi le mental de ces Nègres-là ! Convertissez-les ! » & « Le Match des Adieux », publiés aux Éditions AFRICAVENIR. * 904 R. GOUELLAIN, « DOUALA - VIE ET HISTOIRE », Enquête réalisée avec le concours du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), Paris, Institut d'Ethnologie, Musée de l'Homme, Palais de Chaillot, Place du Trocadéro, 16ème, 1975, pp. 101-102. * 905Ibid., p. 103. |
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