L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
DEUXIÈME PARTIE :L'INFLUENCE RELATIVE DES POUVOIRSPOLITIQUESTRADITIONNELSBAMOUNDUALA ET BAMUNSURL'ADMINISTRATION COLONIALE ALLEMANDELes navires européens naviguaient en permanence le long de la côte à cause du commerce entre les embouchures du Niger et du Congo. Beaucoup s'y sont amarrés spontanément, et pour un court instant afin de stocker de la nourriture, du bois ou d'autres nécessités. Les peuples qui vivaient près de la mer se concentraient de plus en plus sur des sites de débarquement relativement accessibles. Les agriculteurs, les pêcheurs et les chasseurs sont devenus des fournisseurs de vivres. Et le « commerce bloqué » fut instauré. Favorisés par la jungle « impraticable » et vastes étendues « inhabitées », les peuples côtiers ne permettent à personne de pénétrer de la côte vers l'intérieur. Ils devinrent des intermédiaires870(*). Par exemple, si des balles de caoutchouc brut doivent traverser les territoires de plusieurs peuples, un « système de crédit » spécial est convenu étape par étape avec les dirigeants respectifs, qui sont récompensés par une part des bénéfices à la fin. Étant donné que chaque partie a toujours des dettes avec l'autre, ces contacts sont très stables. Sous la supervision des Duala, non seulement des éléments essentiels à la survie comme l'huile de palme et la cire sont échangés, mais aussi des esclaves et de l'ivoire pour les Européens871(*).AuXVIIIème siècle - entre 1750 et 1807 - la traite transatlantique des esclaves se multiplie. Sa demande dépasse temporairement celle de l'ivoire. Après tout, 42 000 individus ont été exportés872(*)873(*). La première partie du travail a permis de voir la domination de l'administration coloniale allemande sur les pouvoirs politiques traditionnels BamounBamun et Duala. Il s'agit là d'un aspect des influences entre celle-ci et ceux-ci. Il y a maintenant lieu d'analyser la part de l'influence des pouvoirs politiques traditionnels BamounDuala et Bamun sur l'administration coloniale allemande. En réalité, quoique relative, cette influence est perceptible. D'où son pragmatisme de situation à l'égard des chefs Duala(Chapitre III) et l'adaptation de l'administration coloniale allemande à la gouvernance traditionnelle BamounBamun(Chapitre IV). CHAPITRE III :LE PRAGMATISME DE SITUATIONDE L'ADMINISTRATION COLONIALE ALLEMANDE ÀL'ÉGARD DES CHEFS DUALAComme la plupart des États africains, le Cameroun a subi dès la seconde moitié du XIXème siècle la ruée européenne en Afrique à la recherche des débouchés et des matières premières pour soutenir les besoins naissants de l'industrie consécutifs à la révolution industrielle et scientifique874(*). Mais la présence européenne sur la côte camerounaise peut être retracée depuis le XVème siècle, lorsque les portugais875(*) découvraient Fernando-Pô et la côte occidentale camerounaise et rebâtissaient le Wouri, « Rio Dos Camaroes »ou rivière des crevettes. Mais ce qu'il faut dire est que, sur le plan juridique l'acte fondateur de la colonisation, et partant de l'Etat moderne du Cameroun, est sans doute le Traité Germano-Duala du 12 juillet 1884, traité signé entre les représentants des compagnies à charte allemande876(*) et les chefs Douala877(*). Par la suite, le TraitéGermano-Duala sera ratifié par GustaveNACHTIGAL878(*) le 14 juillet 1884. Ce traité contenait une clause générale879(*) par laquelle les chefs Duala abandonnent leurs droits de souveraineté et de législation à la puissance coloniale. En effet, le traité servira, du moins pour les Allemands,de prétexte pour la colonisation pacifique du Cameroun et les allemands vont se fonder sur ladite clause pour introduire la législation écrite sur le territoire objet de leur possession, conformément à la volonté manifeste des chefs Duala880(*). Cette domination est corroborée par la législation coloniale qui crée toujours sur le plan juridique une discrimination se fondant sur la race. A chaque race son droit, d'où la séparation des statuts, séparation au terme de laquelle les populations autochtones restent soumises dans leurs rapports personnels à la coutume locale et au régime discriminatoire de l'indigénat et les ressortissants de la métropole quant à eux sont régis par le droit métropolitain notamment le code civil allemand ou français et par leur code pénal respectif881(*). Après la perte de leur souveraineté et de leur monopole commercial, les chefs Duala vont exiger le paiement d'un salaire par l'administration coloniale allemande. Ce salaire communément appelé « Koumi » était distribué en fonction de l'influence et du prestige dont jouissait chaque chef à l'instar du Chef SupérieurBELL qui fut le plus gratifié. Cette situation amène à considérer la réelle appréciation des chefs BELL, AKWA et DEÏDO vis-à-vis de l'administration coloniale allemande. C'est pourquoi nous nous sommes penchés sur la question du « Koumi » versé par l'administration coloniale allemande aux chefs Duala(Section I)et de la perception des chefs BELL, AKWA et DEÏDO à l'égard de l'administration coloniale allemande (Section II). SECTION I :LA QUESTION DU "COUMI" OUSALAIRE DES CHEFS DUALA VERSÉ PAR L'ADMINISTRATION COLONIALE ALLEMANDEDerrière l'utilisation des chefs se cachait également une considération d'ordre purement stratégique ; en effet, le percepteur jouant un rôle mal vu des contribuables, il valait mieux utiliser un africain qu'un européen. Ceci évitait du colonisateur d'apparaître devant la population sous son véritable visage d'exploiteur. Alors que l'impôt par maison n'était qu'en test dans la circonscription de Johann - Albrechtshohe, sur les 3,5 Marks encaissés par maison, les chefs avaient droit à 30 Pfennigs. Selon le décret du 14 avril 1907882(*), chaque chef devait au début de l'année fiscale communiquer à l'autorité administrative oralement ou par écrit le nombre de contribuables dépendant de son ressort ; ces indications étaient d'ailleurs vérifiées par la suite. Les chefs devaient remettre l'argent perçu à l'autorité coloniale au plus tard le 1er octobre de chaque année.Ils étaient tenus d'indiquer en même temps les noms de ceux de leurs sujets qui ne s'étaient pas acquittés de leur impôt. En 1909, le gouverneur SEITZ confirmait de façon définitive la réglementation de la commission des chefs ; elle demeurait la même que celle indiquée plus haut, c'est-à-dire 10 % des sommes remises jusqu'au 1er octobre et 5 % pour les sommes remises après cette date ...Le missionnaire GOEKKEL de la Mission de Bale indique que dans la région de Yabassi, un chef pouvait percevoir jusqu'à 30 000 Marks d'impôt. Il est vrai que la somme encaissée variait d'une région à une autre. L'administration avait prévu plusieurs mesures permettant de contrôler les chefs. Ainsi, ils devaient remettre un ticket à chaque contribuable qui payait son impôt. Au poste administratif même, les rentrées d'argent pour les tickets remis aux chefs étaient réunies en blocs de 50 et le chef n'était n'en détachait un que lorsque l'argent était déjà payé. Pour chaque chef, il y avait un registre indiquant le nombre de tickets qu'il avait reçus et à la fin de l'année fiscale, combien il avait retournés à l'administration883(*). Il faut souligner que l'impôt, s'il était source de revenus pour les chefs et l'administration, représentait certainement une lourde charge pour la population. Lorsque le moment était venu d'encaisser l'impôt, les chefs envoyaient leurs serviteurs dans tous les coins du territoire, ceux-ci se chargeaient de faire rentrer l'impôt. Certains chefs n'hésitèrent pas à utiliser des organisations à caractère militaire, ce qui laisse supposer que la perception ne se déroulait pas toujours sans une contrainte884(*). Dans la circulaire du 20 octobre 1908, le gouverneur s'attendait plus ou moins déjà aux abus de la part des chefs... Il est parfois rapporté que dans le Grassland, les chefs, au lieu de prendre seulement 06 ou 04 Marks en auraient exigé 12 ou 08 et en auraient encaissé directement la moitié en plus de leurs 10 ou 5 %. Des familles auraient été obligées de payer pour des parents défunts. Nous savons qu'en accord avec l'arrêté N° 244 du 4 février 1933 fixant le statut des chefs indigènes, leurs uniformes étaient également fixés et bien décrits. Ainsi, on pouvait lire dans l'article 8 que : « L'uniforme des chefs indigènes est fixé, sauf pour les régions musulmanes, ainsi qu'il suit : Tunique longue en drap ou toile kaki avec poches fermées par sept boutons. Col droit portant de chaque côté de la fermeture deux écussons en drap rouge de six centimètres de hauteur comportant un ou plusieurs galons horizontaux variant suivant le grade. Patte d'épaule en drap rouge avec un ou plusieurs galons disposés longitudinalement sur toute la longueur et variant suivant le grade. Pantalon de drap ou toile kaki sans passepoil. Coiffure-casque de drap ou toile kaki du modèle de la marine comportant au-dessus de la visière et sur un bandereau de drap rouge, un galon de six centimètres de longueur variant avec le grade885(*). Les chefs étaient donc soumis de respecter toutes les exigences de l'administration coloniale allemande notamment sur le plan vestimentaire et financier, sous peine de sanction sévère comme la bastonnade devant leurs sujets. Partant de cette introduction, on peut se poser la question de savoir : combien percevaient les chefs Duala ? (Paragraphe I) Et quelle monnaie était utilisée à cette époque et pourquoi ? (ParagrapheII) * 870 R. AUSTEN & J. DERRICK, « (En) Middlemen of the Cameroons Rivers: The Duala and their Hinterland », Cambridge University Press, African Studies Series 96, 1999. Middlemen - Traduction. * 871 « Banlieue » 166-167. Cité par R. AUSTEN & J. DERRICK, op.cit., 1999. * 872 D. E. VON GRAEVE, « Les Douala ont façonné l'histoire du Cameroun » - version française. 21 avril-juin 2020, version allemande, traduction de l'auteur, 2 juin 2020. Article publié sur le site www.http://detlev.von.graeve.org et consulté le 23 novembre 2020. * 873 R. AUSTEN & J. DERRICK, op. cit., p. 152. * 874P. MOUBEKE A MOUSSI, « L'Etat colonial et les coutumes au Cameroun : Approche comparative des régimes allemand, français et britannique »,Mémoire de Maîtrise en Théories et Pluralismes juridiques, 2018,pp. 16-17. * 875 En 1472, le navigateur portugais FERNANDO PÔ découvre le fleuve Wouri et la côte camerounaise. * 876 Notamment MM. Édouard SCHMIDT, agissant pour le compte de la firme C. Woermann, et Johannes Voss, agissant pour le compte de la firme Jantzen et Thormählen. * 877 Les chefs Duala représentés par le roi AKWA de son vrai nom DIKA MPONDO. La liste complète comprend en outre parmi les signataires, O. BUSH, Endene AKWA, Coffee ANGWA, John ANGWA, Manga AKWA, Scott JOST, Lorten AKWA, Ned AKWA. Et parmi les témoins il faut citer : David MEATOM, Joh. VOSS, King BELL, Joe GARNER AKWA, Big Jim AKWA, Jim JOSS, Matt JOSS, David JOSS, Jacco ESQRE, London BELL, Borrow PETER, Elame JOSS, et Lookinggglas BELL. Voir à cet effet Études camerounaises, n°47-48, mars -juin 1955, pp. 36-37. * 878 Gustave NACHTIGAL, Consul de l'empire allemand à Tunis, prit officiellement possession du Cameroun et hissa le drapeau allemand sur le plateau JOSS à Douala le 14 juillet 1884. * 879 La clause générale du traité Germano-Douala énonce en substance que « nous abandonnons totalement aujourd'hui nos droits concernant la souveraineté, la législation et l'administration de notre territoire à MM. Édouard Schmidt, agissant pour le compte de la firme C. Woermann, et Johannes Voss, agissant pour le compte de la firme Jantzen et Thormählen ». * 880 Selon qu'elle se lit à travers la clause générale du traité. * 881 P. MOUBEKE A MOUSSI, « L'Etat colonial et les coutumes au Cameroun : Approche comparative des régimes allemand, français et britannique »,Mémoire de Maîtrise en Théories et Pluralismes juridiques, 2018,p. 25. * 882 J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken, 1982, p. 207. * 883 Ibid., p. 208. * 884 Ibid., pp. 209-210. * 885 J.-P. FOGUI, L'intégration politique au Cameroun, Tome XLIX, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1990, p. 355. |
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