L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
PARAGRAPHEII : LA STRATÉGIED'AIDEMUTUELLEENTRE L'ADMINISTRATION COLONIALEALLEMANDE ETLESBAMOUNBAMUNLORS DES GUERRES DE CONQUÊTEÉvoquer le contexte de la guerre des BamounBamun contre les Nsoh, permet de mieux apprécier la coopération entre les BamounBamun et l'administration coloniale allemande mais aussi de constater à quel point, certains peuples autochtones ont lutté contre leurs propres frères pour pouvoir conserver leurs intérêts et étendre leur influence grâce au soutien de l'administration coloniale allemande. A ce sujet, le contexte de la guerre des BamounBamun contre les Nsoh est fortrévélateur de cet état de fait(A-) et l'aide du peuple BamounBamun dans le processus de conquête des peuples rebelles par l'administration coloniale allemande en est une bonne illustration(B-). A. LE CONTEXTE DE LA GUERRE DES BAMOUNBAMUN CONTRE LES NSOHAvec l'appui de FON GALEGA 1er, les Allemands soumirent les royaumes « rebelles » des Grassfields dont les Bafut contraints d'accepter l'autorité allemande en 1900. La région de Bamenda placée sous leur contrôle, les Allemands se déplacèrent vers le pays BamounBamun où le RoiIBRAHIMNJOYA, qui avait entendu parler de leurs expéditions punitives et de leurs campagnes de destruction contre les tribus rebelles des Grassfields, les accueillit en 1902. Le Roi NJOYA, en fin stratège, privilégia la voie de la conciliation et décida de participer à la conquête des Nsoh aux côtés des Allemands(1-) et par cette stratégie, de récupérer les restes du Roi NSANGU en terre Nsoh (2-). 1. Le contexte général de la société traditionnelle BamounBamunL'Etat traditionnel BamounBamun ne s'est mis en place qu'au terme d'un processus historique particulier permettant la constitution d'un espace politique autonome doté d'une fonction, d'une légitimité et des moyens propres de son ancrage. La définition qu'en donneMaxWEBER est devenue proverbiale : il s'agit d'une entreprise à caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l'application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime808(*). Ce n'est pas le lieu de quereller une définition que les anthropologiques politistes tiendraient pour occidentalo-centrique809(*). Seule la question de la monopolisation de la contrainte légitime nous retiendra. Dans le contexte BamounBamun, il y a eu une corrélation entre la guerre et la captation du double monopole de la contrainte ; les relations politiques dans sa dynamique historique sont définies à partir du phénomène guerrier dans la mesure où celui-ci met à jour ce qui selon Carl SCHMITT constitue le critère distinctif du politique810(*). Cette conception belliciste du politique se matérialise dans l'idée que "c'est dans la guerre que se trouve le coeur des choses.C'est la nature de la guerre totale qui détermine la nature et la forme de l'Etat total".811(*) L'ouvrage Histoire et coutumes des Bamun conforte cette périodisation, car entre NCHARE YEN et MBUEMBUE aucun fait d'armes n'a été enregistré de la part des neuf rois intermédiaires qui selon l'expression des rédacteurs de l'histoire suscitée "ne firent rien, vivant sur ce que les mains de NCHARE avaient fait" ; comme les derniers rois mérovingiens, ils ont préféré luxure, batailles fratricides et révolutions du palais812(*). Il faut y ajouter qu'au sein de la société BamounBamun régnait un climat de perpétuelle violence qui se manifestera tant à « l'intérieur » qu'à « l'extérieur ». · Le climat sociopolitique en pays BamounBamun : le syndrome d'une violence perpétuelle Aucune limite ne restreignait la violence de l'aristocratie guerrière BamounBamun. Au moment de l'intronisation de NJOYA, les esclaves représentaient les deux tiers de la population du royaume. Cette population était constituée par des captifs encore vivants faits au XIXème siècle et dans toutes les premières années du XXème siècle et leurs descendants.813(*) Évoquant le statut de l'enclavement, ClaudeTARDITS poursuit : « Il n'était, entre les mains de son propriétaire, qu'un instrument de travail dont ce dernier disposait à volonté. La coutume déjà citée l'indique.Le travail du maître était prioritaire et l'esclave devait accepter toutes les tâches qu'on leur assignait. Il demeurait toujours inaliénable et L'histoire précise qu'un esclave ne pouvait se racheter. Il pouvait être vendu au gré du maître (...) et était censé suivre son maître dans la tombe »814(*). La femme convaincue d'adultère était tuée, l'homme qui avait convoité la femme du roi était massacré, l'homme qui avait offensé le roi était tué, le serviteur accompagnait son maître dans la tombe, le décès du maître esclavagiste entraînait le massacre des esclaves présumés coupables de sa mort, l'étranger devait être tué. En mettant un terme aux guerres endémiques du passé, l'intrusion de l'Allemagne dans l'espace hégémonique BamounBamun commandait un changement de culture. L'éminent historien de la guerre, l'anglais John KEEGAN, soutient qu'une économie politique qui n'accorde plus de place à la guerre exige une nouvelle culture des relations humaines « étant donné que la plupart des cultures dont nous avons connaissance ont été imprégnées d'esprit guerrier, une telle mutation culturelle ne peut se faire qu'au moyen d'une rupture avec le passé »815(*), écrit-il. Cette réflexion nous incline à conclure à l'intelligence politique de NJOYA qui avait compris que l'époque des conquêtes militaires était échue et qu'avec les Blancs une nouvelle page de l'histoire avait commencé. Qu'il ait anticipé cette évolution ne fait pas l'ombre d'un doute, comme en témoigne le procès de GBENTKOM, coupable de tentative de régicide816(*). De plus, il faut rappeler que les Nsoh et les BamounBamun sont des frères. En effet, NCHARE YEN est le frère de NGON NSO, la fondatrice du royaume de Nsoh. NCHARE YEN était le fils d'un chef Tikar inconnu, dont lui et sa soeur se sont séparés pour établir leurs propres royaumes. Selon le livre Rock of God, qui traite de l'histoire de Nsoh : « Nsoh et BamounBamun avaient constamment chicané, et pour beaucoup, cela semblait être surtout une rivalité fraternelle plutôt qu'un conflit inévitable. Depuis que Nsoh a été fondé par la soeur (NGONNSO), le frère (NCHARE-YEN, fondateur de BamounBamun) s'est toujours vu comme le successeur du trône de Nsoh, selon la tradition Tikar qu'ils connaissaient et respectaient tous les deux »817(*). LesNsoh avaient d'ailleurs tué et conservé la tête du RoiNSANGU après une bataille féroce contre les BamounBamun. On notait donc une forte animosité entre les deux peuples qui s'est cristallisée avec des actes atroces commis par les soldats BamounBamun au cours de l'expédition Germano-BamounBamun. Cette situation amena le capitaine GLAUNING à les renvoyer chez eux en pays BamounBamun et à ne compter que sur ses propres troupes.Mais cette situation nous amène à considérer une autre forme de conquête dite « passive » de l'administration coloniale allemande qui consistera à « diviser pour mieux régner ». · La conquête « passive » ou la mise en place du principe « divide et impera » par l'administration coloniale allemande « Le meilleur moyen d'avoir les mains libres pour gouverner, c'est de semer la discorde parmi ses opposants ». Ce proverbe latin, souvent attribué au Sénat romain, s'applique merveilleusement à l'administration coloniale allemande818(*). En politique et en sociologie, « diviser pour régner » est une stratégie visant à semer la discorde et à opposer les éléments d'un tout pour les affaiblir et à user de son pouvoir pour les influencer. Cela permet de réduire des concentrations de pouvoir en éléments qui ont moins de puissance que celui qui met en oeuvre la stratégie, et permet de régner sur une population alors que cette dernière, si elle était unie, aurait les moyens de faire tomber le pouvoir en question819(*). La maxime « divide et impera » fut attribuée à PhilippeIIDE MACÉDOINE820(*).En Asie par exemple, l'administration coloniale française a opposé la population cambodgienne à la population annamite et elle a tourné les Annamites contre les Chinois821(*). De même, en Inde britannique, à la suite de la révolte des Cipayes où musulmans et hindous se sont alliés contre les Britanniques, le pouvoir colonial britannique a attisé la haine de chaque communauté religieuse pour l'autre et instrumentalisé tout conflit religieux. Lors de leur règne, les Britanniques prirent le parti de la Ligue musulmane contre le Parti du Congrès. Cela eut comme conséquence la partition de la colonie en Inde et en Pakistan822(*)823(*). Dans le cadre de l'administration coloniale allemande en terre camerounaise, cela se manifesta surtout au sein de l'ethnie Duala où l'antagonisme entre le King BELL et le King AKWA fut exploité par l'autorité coloniale pour consolider sa propre position. Le jeune Alfred BELL, neveu de King BELL, envoyé en formation en Allemagne, a très bien perçu que l'intention du colonisateur consistait à semer la dissension entre les Duala et particulièrement entre ses chefs pour mieux se profiler. En effet, dans une lettre du 26 septembre 1888 adressée à son ami NDUMBE EYUNDI, Alfred BELL déclarait que la division des Duala ne profitait qu'en définitive qu'au pouvoir colonial : « ...Oui NDUMBE, moi-même je trouve pourquoi cet idiot de gouverneur n'amène pas les Duala à s'entendre ; il sait que si NDOUMBE (King BELL) et DIKA (King AKWA) vivaient en paix, les Allemands n'auraient pas la possibilité de s'imposer, c'est pourquoi il ne se donne aucune peine pour amener le pays à la paix... »824(*). Par ailleurs, SUNTZU dans son ouvrage « L'art de la guerre » explique : « Celui qui était passé maître dans l'art de la conquête déjouait les plans de son ennemi, dont il disloquait les alliances. Il creusait des fossés entre souverain et ministre, entre supérieurs et inférieurs, entre chefs et subordonnés. Ses espions et ses agents s'activaient partout, recueillant des informations, semant la discorde et fomentant la subversion. L'ennemi était isolé et démoralisé, sa volonté de résistance brisée. Ainsi, sans combat, son armée était conquise, ses villes prises et son gouvernement renversé... »825(*). Nous pouvons avancer l'hypothèse de l'utilisation des agents secrets qui fournissaient des informations à chaque camp. SUNTZU renchérit à ce sujet : « Une armée sans agents secrets est exactement comme un homme sans yeux ni oreilles »826(*). En d'autres termes, pour ce dernier, « tout l'art de la guerre est basé sur la duperie »827(*). En définitive, nous pouvons dire que l'administration coloniale allemande a fait usage de deux stratégies de guerre c'est-à-dire à la fois « active » et « passive » au détriment des peuples autochtones. Mais dans une certaine mesure, elle a permis au peuple BamounBamun de récupérer le crâne du RoiNSANGU au cours de l'expédition punitive contre les Nsoh. * 808 M. WEBER, Économie et société, Paris, Plon, 1995, p. 57. * 809 E. PRITCHARD & M. FORTES, Systèmes politiques africains, Paris, PUF, 1964. * 810 C. SCHMITT, Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972. * 811 C. SCHMITT, Notion du politique, trad. Steinhausen, Paris, Champs Flammarion, 1994, p. 270. * 812 Colloque International Roi Njoya, LE ROI NJOYA. Créateur de civilisation et précurseur de la renaissance africaine, L'Harmattan Cameroun, 2014, pp. 89-91. * 813 C. TARDITS, Le Royaume BamounBamun, Paris, Armand Colin, 1980, p. 524. * 814 Ibid., pp. 524-525. * 815 J. KEEGAN, Histoire de la guerre, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 88. * 816 Colloque International Roi Njoya, LE ROI NJOYA. Créateur de civilisation et précurseur de la renaissance africaine, L'Harmattan Cameroun, 2014, p. 124. * 817« Nchare Yen - Nchare Yen ». Article publié sur le site www.wikipédia.com et consulté le 22 janvier 2021. * 818 L'INTERNAUTE, « origine et signification du proverbe « Diviser pour régner ». Article publié sur le site http://www.linternaute.fr et consulté le 20 août 2021. * 819 (EN) ILIA XYPOLIA, « Divide et Impera: Vertical and Horizontal Dimensions of British Imperialism ». Critique : Journal of socialist theory, vol. 44, no. 3, 2016, pp. 221-231. * 820 Roi de Macédoine de la dynastie des Argéades qui règne entre 359 et 336. Il est le père d'Alexandre le Grand. * 821 M. FERRO, La colonisation expliquée à tous,Éditions du Seuil, 2016, chap. 7, pp. 143-144. * 822 Ibid, p. 133. * 823« Diviser pour mieux régner - concept politique et sociologique (n.d.) ». Article publié sur le site www.wikipédia.fr et consulté le 22 août 2021. * 824 ANC, FA 1-37, F. 62-64. Lettre d'Alfred BELL à NDUMBE EYUNDI du 26 septembre 1888. In Prince KUM'A NDUMBE III, L'Afrique et l'Allemagne. De la colonisation à la coopération (1884-1896). Le Cas du Cameroun,Éditions AFRICAVENIR, 1986, p. 126. * 825 SUN TZU, L'art de la guerre, Éditions Champs Flammarion, p. 68. * 826 Ibid, p. 200. * 827 Ibid, p.70. |
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