L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
B. SIOUI, POURQUOI ?La visite que le Roi NJOYA rendit en mars 1908 à THEODOR SEITZ, gouverneur du Cameroun1393(*) basé à Buéa, capitale de la colonie, constitue l'évènement charnière qui influença grandement à l'avenir le comportement du monarque. Composé de près de 200 personnes dont ses meilleurs soldats et de nombreux sujets, le cortège s'ébranla aux environs de 04 heures du matin avec, en tête, NJOYA, montant à cheval, escorté par sa garde montée.1394(*) Après 08 jours de marche, l'entrée du cortège royal dans la ville de Buéa fut solennelle. Les plus belles armes, les plus riches vêtements, les harnachements les plus brillants pour les chevaux composaient une véritable féérie de couleurs. Le missionnaire GÖRING servait d'interprète.1395(*) Pendant ce temps, YUNYATOU, le griot préféré du roi, mais aussi l'homme de confiance qui était arrivé à Buéa quelques jours avant en éclaireur pour recueillir le plus possible d'impressions et de renseignements pouvant être utiles à NJOYA dans ses rapports avec le gouverneur au cours de cette exceptionnelle rencontre, exécutait les chants de louanges. A son tour, le gouverneur évoqua les possibilités d'entente et de collaboration, sans omettre de souligner avec force la grandeur de l'empire allemand.1396(*) Le programme de la visite était loin d'être achevé : les deux parties s'entendirent pour organiser des compétitions qui clôtureraient des réjouissances consolidant l'amitié entre BamounBamun et Allemands. La première compétition fut le concours de tir au fusil, donc une épreuve de l'adresse. Six hommes parmi les meilleurs furent retenus dans chaque camp. Les BamounBamun, dont le Roi NJOYA, très habile au maniement du fusil, atteignirent tous la cible, contrairement aux officiers allemands qui, assez maladroits, ne réalisèrent que de maigres performances. La deuxième compétition fut le tir à la corde, donc une épreuve de force. Deux équipes se formèrent ; le jeu consistait à ne pas se laisser entraîner au-delà de la ligne qui marquait entre elles une séparation. Trois arbitres, dont un côté de chaque groupe conçurent et, sur la ligne de séparation, l'arbitre principal, veillaient au respect des règles du jeu. Cette fois-ci encore, les BamounBamun sortirent vainqueurs. Ces deux victoires des BamounBamun sur les Allemands marquèrent le point de départ du refroidissement des relations entre le roi NJOYA et le gouverneur du Cameroun, ThéodoreSEITZ. Le jour suivant, dans une atmosphère un peu timide, les deux procédèrent à l'échange des cadeaux. C'est à cette occasion que NJOYA offrit au gouverneur, à l'intention de l'Empereur GUILLAUMEII, le fameux trône « MandouYenou », orgueil du peuple BamounBamun, le plus beau des trésors royaux, fait tout entier de perles. Il sera envoyé en Allemagne et placé au Musée d'Ethnologie de Berlin où il continue, jusqu'à ce jour, à attirer de nombreux touristes. A ce prestigieux cadeau s'ajoutèrent d'énormes défenses d'éléphant, des panneaux et des meubles sculptés, des poteries, des objets d'art en bronze, en fer, anciens et nouveaux. A son tour, Théodore SEITZ offrit à NJOYA non pas la totalité des présents qu'il lui avait réservées, parmi lesquels les armes et munitions annoncées par YUN YATOU, mais seulement une tente de campagne, une tenue militaire, des sacs de sel, quelques jolies assiettes et des gobelets de métal marqués du signe impérial, et des parures pour les épouses royales.1397(*) C'est que, à la suite de la victoire nette et éclatante que les soldats du Roi NJOYA remportèrent sur les soldats allemands au cours des épreuves de tirs au fusil et à la corde, le gouverneur, redoutant le monarque BamounBamun, refusa de lui remettre les armes dont l'usage pourrait se révéler, à l'avenir, dangereux pour le pouvoir colonial allemand. Autrement dit, les démonstrations de force de NJOYA ont provoqué, chez le gouverneur, un sentiment de profonde circonspection. Il faut d'ailleurs ajouter qu'en 1906, grâce aux Allemands, NJOYA a pu récupérer le crâne de son père NSANGU, gardé depuis des années comme trophée dans le palais du roi des Bansoh à Kumbo. Le crâne du roi défunt jouant un grand rôle dans le rituel BamounBamunde l'installation du roi, cette légitimation de sa souveraineté avait été, jusqu'à présent, refusée à NJOYA. On peut donc dire que la stratégie politique de NJOYA vis-à-vis des Allemands a été à la fois un succès et un échec. En fin de compte, le Roi NJOYA apparaît comme un fin stratège politique(1-) et a mis fin au mythe de l'infériorité du Noir(2-). 1. Le Roi Njoya, un fin stratège politiqueUn stratège est un membre du pouvoir exécutif d'une cité grecque, qu'il soit élu ou coopté. Il est utilisé en grec pour désigner un militaire général. Dans le monde hellénistique et l'Empire byzantin, le terme a également été utilisé pour décrire un gouverneur militaire. Dans la Grèce contemporaine1398(*), le stratège est un général et a le rang d'officier le plus élevé1399(*). Dans l'empire byzantin, à partir du VIIème siècle, un stratège est le commandant d'un thème et de son armée. Il est le détenteur des pouvoirs civils et militaires au sein de cette province. Le terme « monostratège »1400(*) désigne un stratège qui a autorité sur plusieurs thèmes1401(*). L'origine du mot vient du grec « strategos »1402(*) qui a donné le latin « stratagema »1403(*), ce qui fait de cette pratique l'art du général. Son sens moderne est double, si l'on choisit de mettre l'accent sur le savoir ou sur la méthode. La stratégie est définie comme la science ou l'art de l'action humaine finalisée, volontaire et difficile. Finalisée c'est-à-dire tendu vers des buts identifiés avec précision, volontaire dans la mesure où la volonté de l'unité agissante représente une condition fondamentale pour la réalisation de l'objectif ; difficile c'est-à-dire que cette réalisation demande des efforts substantiels pour surmonter les obstacles assez élevés pour entretenir l'incertitude au moins pendant un certain temps1404(*). La stratégie est au coeur de la praxéologie, elle concerne tous les domaines de l'action en particulier la conduite des organisations de toute nature. Elle est un art qui se conjugue avec d'autres arts sociologiques tels que la guerre ou encore la politique... · Politique et stratégie : deux notions aux contenus complexes... Le Général OLLION1405(*) distingue trois (03) postulats qui permettent de mieux appréhender de façon claire les notions de stratégie et de politique : 1°) La stratégie ne se confond pas avec la politique, elle lui est étroitement subordonnée. Il importe en premier lieu de situer la stratégie par rapport à la politique. Pour faire apparaître ce qui les distingue, on peut dire que la politique se réalise normalement par les voies de la diplomatie, de l'économie, etc... De telles activités sont adaptées à la poursuite des objectifs nationaux, tant que ne surgissent pas d'obstacles insurmontables pour chacune d'elles, ou une menace atteignant l'ensemble de la vie nationale. Mais si tel est le cas, il faut qu'une volonté unique coordonne étroitement, dans une action de contrainte, tous les moyens, de quelque nature qu'ils soient, qui peuvent aider à franchir l'obstacle ou à supprimer la menace. On voit alors se manifester à l'échelon le plus élevé de l'Etat une action de stratégie générale qui donne naissance aux échelons subordonnés, non seulement à une stratégie militaire, mais aussi à des stratégies particulières1406(*), suivant une hiérarchie qui est celle des responsabilités réellement exercées. Ainsi la stratégie générale apparaît-elle, dans son essence, comme l'application de la politique avec une intention de contrainte, face à une volonté adverse suscitant obstacles ou menaces. Il ne peut donc y avoir de stratégie authentique sans qu'ait été préalable définit une politique, et il ne subsiste pas le moindre doute sur la constante subordination de la première à la seconde qui constitue sa raison d'être. 2°) Nécessaire coexistence de la stratégie et de la politique Le caractère total que peuvent revêtir les conflits modernes conduit à concevoir une stratégie totale et, partant, une politique totale dans laquelle cette stratégie puisse trouver sa source. Mais il faut souligner qu'une telle politique totale ne peut exister, dans le monde occidental actuel, que pour inspirer une stratégie totale lorsque celle-ci est rendue nécessaire par la conjoncture ; hormis ce cas, il n'y a que la politique au sens traditionnel du mot. Si en effet la politique d'un pays avait en permanence le caractère d'une politique totale, appliquée par les méthodes d'une stratégie totale, toutes les activités intérieures et extérieures, publiques et privées devraient être constamment et exclusivement ordonnées à cette politique. L'organisationde l'Etat et celle de tous les groupes sociaux devraient être conçues en fonction de ce but. Dans le monde moderne, chaque pays entretient aisément des relations avec tous les autres ; aucun n'est complètement indifférent aux problèmes des autres et tous participent plus ou moins au règlement des questions importantes. De grands blocs rivaux se constituent auxquels il faut participer pour bénéficier de leur puissance sans se laisser absorber au point de perdre son indispensable et légitime autonomie. Il n'est donc pas douteux que l'on doit toujours être prêt à user soit de relations normales soit de procédures de conflit et pouvoir orienter au même moment son action dans les voies de la politique vis-à-vis des uns et de la contrainte stratégique vis-à-vis des autres. 3°) Le problème du passage de la politique à la stratégie Comment, en effet, concevoir ce passage de la politique à la stratégie pour qu'il puisse être à la fois facile, rapide et réversible, c'est-à-dire capable de répondre à la demande d'évènements qui, aujourd'hui, modifient les situations dans de très courts délais ? Comment les moyens de la contrainte, c'est-à-dire de la force et même parfois de la force armée, peuvent-ils être toujours disponibles pour donner à cette manoeuvre une efficacité suffisante ? Comment enfin organiser ce changement de style d'action pour qu'il soit réalisable au moment du besoin ? La perspective stratégique impose de faire intervenir aussi des volontés extérieures, éventuellement hostiles, avec leurs répercussions possibles sur les objectifs nationaux. Il faut donc obligatoirement entrer dans le monde des hypothèses, les classer, en dégager les facteurs communs et voir en même temps les principaux aléas d'une véritable manoeuvre et les moyens qu'ils peuvent exiger. La pensée militaire, avec ses méthodes et son expérience, peut être à cet égard une aide précieuse, mais à cet égard seulement car elle n'est pas en mesure d'embrasser l'ensemble du problème. Les principales étapes de sa solution semblent en effet pouvoir être décrites comme suit - atteindre le niveau de réflexion voulu pour savoir toujours rapporter les aspects divers de chaque activité à l'échelon des responsabilité effectivement habilité pour en traiter - acquérir la sûreté de jugement indispensable pour distinguer à coup sur ce qui nécessite ou non l'usage de la contrainte - s'entraîner à une sorte d'agilité d'esprit qui permet en toutes circonstances d'organiser les moyens existants en vue d'un effort particulier. Enfin, le problème n'a de chances d'être résolu que si toutes les personnalités susceptibles de participer aux grandes activités de l'Etat ont été amenées à s'engager ensemble dans un tel travail de réflexion et de formation1407(*). Partant de là, le Sultan NJOYA, un vrai Africain, avait le sens de donner et de partager. Mais est-ce que certains milieux européens ne considéraient pas ses cadeaux comme calculés? · Njoya ou la mise en place d'une stratégie du don Les relations du monarque BamounBamun avec les Européens semblent être plus complexes. NJOYA a eu tour à tour des relations avec les Allemands, les Anglais et les Français. J'ai été frappé par la façon dont certains auteurs africanistes comme CHRISTRAUD GEARY1408(*) ont intercepté le don du trône royal fait au « Kaiser » allemand en 1908, ainsi que la promesse de cadeau faite au roi anglais en 1915 et consignée dans un document d'archives lorsque ces derniers occupèrent Foumban un court laps de temps. Il y voit des dons calculés. GEARY1409(*) semble présenter NJOYA comme un calculateur, offrant le trône en signe de gratitude au Kaiser allemand suite à l'attaque de 1906 contre ses voisins Bansoh et la récupération d'une partie des restes de son père1410(*) gardée en trophée. Un autre exemple de son "jeu" est donné avec une photo prise avec un uniforme allemand, avec des épaulettes, une tenue confectionnée par ses propres tailleurs. Sur le même registre, GEARY écrit que lorsque les relations avec l'Allemagne devinrent froides, en 1912, il sembla plus proche des Foulbé en arborant une tenue musulmane. GEARY ne connaissant pas le sens du cadeau chez l'Africain dit aussi que le Sultan était déçu du cadeau donné en retour par le Kaiser : un appareil musical. Une autre interrogation à mon avis pertinente est l'interprétation des relations entre NJOYA et le marchand RudolphOLDENBURG. Sur cette photographie, on le voit poser son pied sur le trône royal sur lequel est assis NJOYA. Figure N° 12 :Le Roi NJOYA et le commerçant OLDENBURG, photo prise par Hélène OLDENBURG, en 1912 à Foumban.
Source : Courtesy Basel Mission Archives. Photo disponible dans l'ouvrage « DiARTgonale », JAMAN, ISSN 2213-7718, novembre 2012. Article disponible sur le site https://www.marjolijndijkman.com et consulté le 06 avril 2021. A Berlin, un collègue allemand m'a dit que selon un spécialiste, ce geste aurait fâché la garde rapprochée du Sultan. « C'est ce dernier qui la dissuada de ne pas le corriger. Pourquoi ? Est-ce un signe de manque de respect ou de familiarité entre les deux hommes1411(*)» ? On peut déduire une forme de mépris de la part du commerçant allemand qui ne voyait en NJOYA qu'un nègre, qu'un indigène même s'il était un monarque craint et respecté par ses sujets. On peut y voir également un acte de provocation pour inciter NJOYA à se rebeller contre l'administration coloniale allemande et ainsi justifier des actes militaires contre ce souverain et son peuple. Du côté du Roi NJOYA, on peut y percevoir la volonté de ne pas froisser l'administration coloniale allemande et de préserver à long terme son peuple. Cela montre la subtilité du RoiNJOYA qui savait qu'il ne pouvait pas lutter contre ses envahisseurs du moins par les armes mais plutôt par la ruse. Comme le souligne HEGEL et FICHTE, la brutalité est la règle dans les rapports entre les groupes. On retrouve des idées similaires dans « Jenseits von Gut und Bose »1412(*), NIETZSCHE écrit en effet : « Ici, il faut aller au fond de la pensée et se débarrasser de toute faiblesse sentimentale : la vie elle-même est avant tout appropriation, blessure, victoire sur l'étranger et le plus faible, oppression, violence, imposition de ses propres normes, annexion et dans le meilleur des cas, exploitation (...). L'exploitation n'est pas le fait d'une société corrompue et imparfaite ou primitive. Elle fait partie de l'être de tout ce qui vit et en est la fonction organique de base, elle est la conséquence de la volonté de vivre »1413(*). En d'autres termes, le Roi NJOYA voulut tirer profit de sa rencontre avec l'Occident. Il avait cherché à s'approprier le monde de l'Autre et le fondre dans le sien dans une alchimie qui allait donner naissance à un nouvel être au confluent des cultures. Et voilà NJOYA l'Africain acceptant son hybridité comme valeur de civilisation par laquelle il conquiert le monde et s'y positionne positivement en se dépouillant des scories, pour une synthèse intelligente des valeurs1414(*). Par ailleurs, grâce au RoiNJOYA et ses innombrables oeuvres, on a assisté à la fin du mythe de l'infériorité du Noir. * 1393 Théodore SEITZ fut gouverneur du Cameroun du 09 mai 1907 au 27 août 1910. * 1394A. NDAM NJOYA, Njoya, réformateur du royaume BamounBamun, Paris, ABC, Dakar, NEA, p. 63. Cité par A. P. TEMGOUA, Le Cameroun à l'époque des Allemands (1884-1916), L'Harmattan Cameroun, 2014, p. 130. * 1395 ANY, FA 1/ 70, Jahresbericht, 1908, f. 26 ; A. NDAM NJOYA, Njoya, réformateur du royaume BamounBamun, Paris, ABC, Dakar, NEA, p. 70. * 1396 ANY, FA 1/ 70, f. 28. * 1397 A. NDAM NJOYA, Njoya, réformateur du royaume BamounBamun, Paris, ABC, Dakar, NEA, p. 83. Voir aussi A. P. TEMGOUA, Le Cameroun à l'époque des Allemands (1884-1916), L'Harmattan Cameroun, 2014, pp. 131-132. * 1398 XIXème siècle jusqu'à nos jours. * 1399« Stratège : membre du pouvoir exécutif d'une cité grecque ». Article publié sur le site www.wikipédia.fr et consulté le 08 septembre 2021. * 1400 Monostrategos, « seul général ». * 1401« Stratège : membre du pouvoir exécutif d'une cité grecque ». Article publié sur le site www.wikipédia.fr et consulté le 08 septembre 2021. * 1402 Chef d'armée. * 1403 Ruse. * 1404 L. NZAMBA NZAMBA, « La stratégie politique », Université Mohammed V - Master 2009. Article publié sur le site https://www.memoireonline.com et consulté le 09 septembre 2021. * 1405 Docteur ès lettres - Maître de conférences à la faculté libre des lettres de Lyon, en 1908. * 1406 Économiques, diplomatiques, culturelles, etc. * 1407 GENERAL OLLION, « Politique et Stratégie (article) », In POLITIQUE ÉTRANGÈRE, Centre d'Études de Politique Étrangère, Paris, 54, rue de Varennes (Littré 21-55), 1965, 30-6, pp. 479-485. * 1408 C. GEARY, « Bamun Thrones and Stools », African Arts, 14, 1981, pp. 32-43. * 1409Ibid. * 1410 La tête de son père. * 1411 C. GEARY, « BamunThrones and Stools », African Arts, 14, 1981, pp. 32-43. C. GEARY, «Bamun Two-figures Thrones: additional evidence », African Arts, volume 16, 4, 1983, pp. 46-53. * 1412 « Par-delà le bien et le mal ». * 1413 F. NIETZSCHE, « Jenseits von Gut und Bose », in Werke in Zwei Banden, Bl. II, éd. Par IVO FRENZEL, Munchen, paragraphe 269, p. 147. * 1414 Colloque International du Roi Njoya, LE ROI NJOYA. Créateur de civilisation. Précurseur de la renaissance africaine, L'Harmattan Cameroun,2014, p. 8. |
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