L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
2. Le concept de pouvoirs politiques traditionnelsNous allons procéder à la définition de l'expression « pouvoirs politiques traditionnels », et pour des besoins de clarté, nous allons aborder des notions synonymes : domination, autorité. a) Pouvoirs politiques traditionnelsLe pouvoir est la capacité d'agir, de réaliser un objectif ou d'obtenir un effet recherché. Robert DAHL44(*)définit le pouvoir comme la capacité pour A (un ou plusieurs individus) d'obtenir de B (un ou plusieurs individus) ce que B n'aurait pas fait sans l'intervention de A. En d'autres termes, il s'agit d'un individu45(*) qui exerce un pouvoir sur un autre individu, dans la mesure où il obtient de ce dernier des comportements, des actions, voire des conceptions que celui-ci n'aurait pas eu sans son intervention. Le pouvoir politique est un pouvoir qu'une personne ou plusieurs personnes exercent dans une société. Il existe de nombreuses manières d'exercer ce pouvoir, la plus évidente est celle du chef politique officiel d'un État. Les pouvoirs politiques ne sont pas limités aux chefs d'État ou aux dirigeants, et l'étendue d'un pouvoir se traduit par l'influence sociale que la ou les personnes peuvent avoir, et cette influence peut être exercée officiellement ou non. Dans l'histoire, le pouvoir politique a été utilisé nuisiblement ou d'une manière insensée. Ceci se produit, le plus souvent, quand trop de pouvoir est concentré dans trop peu de mains, sans assez de place pour le débat politique, la critique publique, ou d'autres formes de pressions correctives. Des exemples de tels régimes sont le despotisme,la tyrannie, la dictature, etc. Pour parer à de tels problèmes potentiels, certaines personnes ont pensé et mis en pratique différentes solutions, dont la plupart reposent sur le partage du pouvoir telles que les démocraties, les limitations du pouvoir d'un individu ou d'un groupe, l'augmentation des droits protecteurs individuels, la mise en place d'une législation ou de chartes46(*).Selon le sociologue allemand MaxWEBER, le pouvoir est « la capacité d'imposer sa volonté dans le cadre d'une relation sociale, malgré les résistances éventuelles »47(*).L'exercice du pouvoir implique de trouver des personnes qui ont une disposition acquise à l'obéissance. L'autorité est une forme de pouvoir mais ne doit pas être confondue pour autant avec le pouvoir. L'autorité désigne la capacité d'un individu à se faire respecter, en obtenant des autres des actions conformes à sa volonté. L'autorité est une qualité personnelle qui dans la relation à autrui permet d'exercer sa mission dans le cadre d'un pouvoir délégué. La définition la plus utile, et la plus célèbre, c'est celle qu'a énoncée MaxWEBER: « Le pouvoir politique, c'est le monopole de la violence légitime »48(*). La violence légitime, c'est la violence qui est reconnue par tous comme légitime, c'est à dire nécessaire au bon fonctionnement de la communauté. S'iln'y avait pas de violence dite « légitime », n'importe qui pourrait se faire justice soi-même et la loi du plus fort, ou encore du « chacun pour soi » règnerait. Par « violence », il ne s'agit pas que d'agression physique, mais aussi et surtout de violence symbolique. Le pouvoir politique permet de distribuer plus ou moins équitablement les droits et devoirs entre les citoyens. Et cela passe par l'acceptation collective d'une autorité qui exerce cette violence légitime, c'est-à-dire cette possibilité de fixer des limites à ceux qui dépassent les règles et empiètent sur la liberté d'autrui. Chez Thomas HOBBES49(*), la société organisée est une nécessité pour échapper à un état de nature qui n'engendre que la guerre et pour Jean-Jacques ROUSSEAU50(*), ce « contrat social » est un compromis, une régulation entre l'aspect fondamentalement social de l'Homme et sa nature qui, ici, est pensée comme fondamentalement bonne. Ici et là, il y'a l'idée de domination. Partant de là, on peut définir « pouvoirs politiques traditionnels » comme celui exercé au sein des systèmes politiques traditionnels c'est-à-dire « ceux qui connaissent déjà un certain degré de différenciation structurelle et qui ont défini le stade de la culture politique de sujétion ».La culture politique de sujétion est considéré essentiellement comme une culture politique de donner ; les membres du système politique n'ont presque pas conscience de leurs droits c'est-à-dire des devoirs du système à leur égard. Dans ce contexte, le pouvoir traditionnel renvoie à l'ensemble de croyances qui confèrent à un individu, une famille ou un clan, l'autorité nécessaire à commander un groupe d'individus plus homogène et obtenir d'eux l'obéissance51(*). Le pouvoir traditionnel renvoie au bout du compte à ce que MaxWEBER qualifie de domination traditionnelle dans la mesure où « sa légitimité s'appuie, et qu'elle ainsi admise, sur le caractère sacré des dispositions transmises par le temps (existant depuis toujours) et des pouvoirs du chef ».Le détenteur du pouvoir (ou divers détenteurs du pouvoir) est déterminé en vertu d'une règle transmise. On lui obéit en vertu de la dignité personnelle qui lui est conférée par la tradition »52(*). Par essence, le pouvoir politique, qu'il soit moderne ou traditionnel est un bien public. Il ne s'agit pas simplement d'un « bien parmi d'autres que poursuivent hommes et femmes ; en tant que pouvoir d'Etat, c'est aussi le moyen de régulation de toutes les recherches de biens, y compris le pouvoir lui-même ». C'est pour cette raison qu'il s'exerce généralement suivant des normes de la société concernée. Les fondements et la légitimité du pouvoir sont consacrés par des réalités concernées. Il s'agit, pour reprendre l'expression de Simone GOYARD FABRE, « de l'anthropologisation de la politique qui est d'abord elle de ses sources. Le pouvoir coutumier a ses normes que dévoile la coutume du pouvoir et la tradition, le système juridique et le système foncier »53(*). Le pouvoir politique traditionnel peut être appréhendé suivant deux conceptions : la conception classique et la conception ethnocentrique. La conception classique du pouvoir traditionnel est suggérée par le courant maximaliste du pouvoir. D'après cette conception, le pouvoir traditionnel ou mieux les aspects traditionnels du pouvoir politique, peuvent être décelés dans n'importe quelle société. Il est aussi vrai que les aspects politiques du pouvoir sont décelés dans les sociétés traditionnelles à pouvoir coutumier. Dans la chefferie « PelendeNord », le pouvoir est contrôlé par le « Kyamvu », le grand chef coutumier et sa famille qui établissent leur autorité sur les autres considérés comme des sujets. La politique coloniale belge au Congo s'inscrivait dans la conception ethnocentrique. En effet, l'autorité coloniale n'hésita pas de qualifier de traditionnel, le pouvoir politique détenu par le chef de secteur alors que ce dernier était une instance politique créée par elle. En fait, aux termes de l'article 1 alinéa 2 du décret royal du 05 décembre 1933, le secteur, bien que de création belge, était une institution indigène. Aussi les populations indigènes étaient-elles réparties en chefferies ou en secteurs. Par conséquent, l'article 1 alinéa 3 du même décret royal présente l'expression « autorités indigènes ».La personne du chef coutumier est vouée à un véritable culte. Une sorte de vénération dans la mesure où « il est le seul vivant qui entre en légitimité en contact avec les morts ».On prétend qu'il et l'homme qui décide de la vie ou de la mort de ses sujets ; l'abondance de la production agricole actuelle dépend de lui, généralement, implore les ancêtres dont il est le représentant au milieu des vivants.Il est l'incarnation du pouvoir, de l'autorité et de certaines fonctions reconnues aux ancêtres54(*).La chefferie comme structure politico-administrative est depuis l'époque coloniale, reconnue comme une structure organisée selon la coutume. Si les chefs ont été confirmés par le Gouverneur général ou en son nom dans l'autorité qui leur est attribuée par la coutume55(*), le décret royal du 06 octobre 1904 note que la chefferie indigène reconnue constitue donc en réalité un petit Etat dans l'Etat. Mais ces entités coutumières ont perdu la pureté de leur caractère traditionnel au contact avec le pouvoir colonial qui les accepte, bon gré mal gré, et les a intégrées dans la structure de l'Etat colonial qui se veut « civilisateur », pourtant moderne. C'est le décret du 03 juin 1906 sur les chefferies indigènes qui, aux termes de l'article 1, élève la chefferie au statut d'entité administrative étatique56(*). Au Cameroun, l'autorité compétente peut classer une chefferie traditionnelle du 1er ou 2ème degré en raison de son importance économique et démographique. Le Premier Ministre désigne les chefs du 1er degré. Le ministre de l'Administration Territoriale, ceux de 2ème degré et le préfet, ceux de 3ème degré. Les chefs traditionnels sous l'autorité du ministre de l'Administration Territoriale ont pour rôle de seconder les autorités administratives. Ils transmettent à la population les directives des autorités compétentes, au maintien de l'ordre public et du développement économique, social et culturel de leurs unités de commandement. Ils recouvrent les impôts. Conformément à la coutume et lorsque les lois et règlements n'en disposent pas autrement,les chefs traditionnels procèdent à des conciliations ou arbitrages entre leurs administrés. Ils confirment leur rôle d'auxiliaires de la justice et les dispensateurs de la justice coutumière. Le nouveau statut de la chefferie complète l'intégration, par l'octroi d'avantages, de garanties d'un régime disciplinaire, et en représente la contrepartie57(*).Les chefs traditionnels de 1er et de 2ème degré ont droit à une allocation mensuelle fixe calculée sur la base de l'importance numérique de la population agrémentée d'une indemnité pour charge spéciale. Les chefs peuvent prétendre comme par le passé au paiement des remises sur l'impôt forfaitaire collecté par leurs soins et à des primes d'efficacité octroyées par le ministre de l'Administration Territoriale sur proposition des autorités administratives. L'Etat assure au chef la protection contre les menaces, outrages, violences, voies de fait, injures ou diffamation dont il est l'objet en raison ou à l'occasion de ses fonctions. Il répare, dans ce cas, le préjudice subi. Le statut nouveau octroie un régime disciplinaire aux chefs. Ils peuvent faire l'objet en cas de faute dans l'exercice de leurs fonctions, d'inefficacité, d'inertie ou d'exactions à l'égard des populations, des sanctions suivantes : rappel à l'ordre, avertissement, blâme simple, blâme, suspension de la totalité d'allocation durant trois mois, destitution. Le chef doit avant toute sanction, avoir été au préalable appelé à donner des explications sur son comportement. * 44 R. DAHL, Qui gouverne ?, Paris, Armand Colin, 1971. * 45Seul ou représentant d'une organisation, d'un Etat... * 46 Telle que celle des droits de l'Homme. * 47M. WEBER, Le Savant et le Politique,Paris, Union Générale d'Éditions, 1963. * 48 Idem. * 49 T. HOBBES, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l'Etat chrétien et civil, 1651. * 50 J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social ou Principes du droit politique, 1762. * 51 C. BAHATI NKINZINGABO, « Pouvoir coutumier et résistance à la décentralisation territoriale en RDC : regard sur la chefferie de Kabare », diplôme de licence, 2016. Article publié le 26août 2017 sur le site https://www.africmemeoire.com et consulté le 29 mars 2022. * 52 M. WEBER, Économie et société, Paris, Plon, 1995. * 53 H. MAMBI TUNGA, Pouvoir traditionnel et pouvoir d'Etat en RDC : Esquisse d'une théorie d'hybridation des pouvoirs politiques, UNIKIN, Thèse de Doctorat en Sciences Politiques, 2010. * 54 C. BAHATI NKINZINGABO, « Pouvoir coutumier et résistance à la décentralisation territoriale en RDC : regard sur la chefferie de Kabare », diplôme de licence, 2016. Article publié le 26 août 2017 sur le site https://www.africmemeoire.com et consulté le 29 mars 2022. * 55 Article 1 du décret royal du 05 décembre 1933. * 56 Idem. * 57 A. AHMADOU AHIDJO & G. BWELE, L'Encyclopédie de la République Unie du Cameroun, Tome Deuxième : L'histoire et l'Etat, Douala, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1981, pp. 197-198. |
|