L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
2. L'adaptation des missionnaires face à la polygamie1215(*)Les missionnaires reconnaissaient ainsi que l'abolition de la polygamie pouvait engendrer des conséquences sociales négatives. Plus important encore, le missionnaire GÖRING ne voyait aucune différence entre la polygamie et le mariage dans le sens de la monogamie, ce qui est révolutionnaire, venant d'un missionnaire : « En tant que telle, la polygamie est contraire à la loi... de Dieu et doit être abolie. Mais l'on doit aussi dire, d'autre part, que l'indissolubilité du mariage est tout aussi clairement enseignée par la parole de Dieu. Tout comme la monogamie, un mariage polygamique ne doit pas, en tout état de cause, être aussi facilement dissous. Je crois que nous ne pouvons vraiment pas demander à un homme de répudier aussi simplement les femmes qui lui ont offert leur innocence, n'ont jamais été infidèles et qui mènent une bonne vie conjugale chrétienne. Les hommes qui n'ont jamais été infidèles et qui traitent leurs femmes chrétiennes comme des épouses et les laissent s'exprimer, doivent sans autre forme de procès, être acceptés s'ils demandent à être baptisés. (Je souhaite que ce point soit débattu en profondeur et que nous en délibérions.)1216(*) » Nous ne comprenons pas pourquoi le missionnaire GÖRING condamne la polygamie, qu'il dit être absolument contre la loi de Dieu et veut cependant maintenir le mariage polygamique comme une union agréée par Dieu. · L'ambigüité du missionnaire Göring face à la polygamie Le missionnaire GÖRING qui au début de cet exposé considérait la polygamie comme une immoralité et surtout la place de la femme dans ces conditions comme un signe de la culpabilité de l'homme, place maintenant polygamie et monogamie au même niveau. GÖRING considère ainsi la polygamie, sinon comme voulue par Dieu, du moins comme une forme de mariage acceptée par Dieu. A y regarder de près, il apparaît qu'avec cette citation, le missionnaire GÖRING pensait à une catégorie particulière de polygames. GÖRING pense en effet aux hommes qui considèrent « leurs femmes chrétiennes comme des épouses et les laissent s'exprimer ». Il devient ainsi clair que le missionnaire GÖRING pense aux polygames qui n'empêchent pas à leurs épouses d'aller à l'Église. De tels hommes doivent même être autorisés à recevoir le baptême, selon lui. La polygamie cesse ainsi d'être un péché. Le missionnaire GÖRING confronté sur le champ missionnaire à un problème concret, cherche, sans toutefois l'exprimer clairement, une solution qui est en réalité opposée à la position officielle de la direction de la Mission de Bâle. Plusieurs missionnaires ont, en réalité, indirectement critiqué la position de la direction de la mission dans leurs rapports sur cette question1217(*). Il s'agit ici d'un cas typique d'hybridité selon PatriciaPURTSCHERT1218(*). Madame PURTSCHERT s'est servie du concept d'hybridité d'Homi K. BHABHA comme base pour décrire l'attitude contradictoire des missionnaires de la Mission de Bâle sur le terrain. · Le concept d'hybridité selon HomiK. Bhabha « L'un des caractères marquants du discours colonial est sa dépendance au concept de « fixité » dans la construction idéologique de l'altérité ». Ces mots de l'un des théoriciens les plus influents du courant intellectuel qu'on désigne par le terme de « postcolonial studies » 1219(*) veut amener à sortir du modèle colonial de la représentation de l'Autre en déconstruisant les structures de pensée et les logiques héritées de la domination coloniale ; en finir avec cette domination sous toutes ses formes en donnant toute leur place à ceux et celles que le discours colonial a exclus. L'hybridité, pour BHABHA, consiste en un « tiers espace » où se créent de nouvelles formes identitaires, transculturelles, et où règne l'ambivalence plutôt qu'une simple et constante opposition1220(*).Dans son livre majeur, « The location of culture »1221(*), HomiB.BHABHA revient sur ces divers concepts, tout en nous invitant à repenser les questions d'identité, de diversité, d'appartenance nationale, ainsi que le rapport à l'autre en vue de les dépasser, grâce au concept d'hybridité culturelle. C'est un penseur du mouvement et du « tiers-espace ». Il cherche à construire une pensée de l'espace tiers, comme pensée de l'émancipation, qui tourne le dos à l'analyse des situations coloniales en termes d'exploitation et de domination et aux oppositions réifiées et stériles entre centre et périphérie, identité et altérité1222(*)1223(*). Le phénomène de l'hybridité est devenu fondamental dans la société contemporaine. Dans le cadre identitaire, on a trop souvent voulu rapprocher le terme « hybridité » d'un certain multiculturalisme utopique proclamant la cohabitation idéale de cultures différentes. Le théoricien hispano-allemand AlfonsoDE TORO signifie clairement qu'hybridation et multiculturalisme ne sont pas synonymes1224(*). Pour DE TORO : « l'hybridité doit s'entendre comme la potentialité de la différence assemblée avec une reconnaissance réciproque dans un territoire ou dans une cartographie énonciatrice commune qui doit toujours être ré-habité(e) et cohabité(e) à nouveau. C'est-à-dire que, dans un espace transculturel de communication, se négocient, se re-codifient et se re-construisent autrui, l'étrangeté et le propre, le connu et l'inconnu, l'hétérogène et l'uniforme »1225(*). L'hybridité est donc un processus permanent, un phénomène qui aborde différents concepts tels que celui de la « multiculturalité », bien entendu, mais également d'autres idées liées à « l'interculturalité », « le nomadisme », « l'altérité », « la transversalité », « l'interaction », « le dialogue », « l'hétérogénéité »1226(*). L'un des exemples les plus frappants en terre africaine est le phénomène de la « croix chrétienne » appelée le « nkagi » ... Le christianisme a été à l'origine du fait du chef, l'une des preuves les plus concrètes est celle de la survivance d'un usage longtemps maintenu au Bas-Congo : celui de faire figurer le « nkagi »1227(*) parmi les insignes de la chefferie et notamment en tant que symbole du pouvoir judiciaire. Le « nkagi », entre les mains du chef, empêchait le pays de « périr » ; il était l'objet d'un sacrifice de vin de palme, chaque année, lors de la cérémonie consacrée aux morts1228(*) ; il servait au moment de prêter serment. Il y a là un important phénomène d'assimilation contre lequel les missions modernes, à la fin du 19ème siècle, ont voulu réagir en détruisant les « nkagi » considérés comme de véritables « fétiches »1229(*). D'après les rares observations laissées par les premières des missions contemporaines, nous savons que « ce sont les féticheurs et les magiciens qui se sont emparés des objets cultuels » introduits par les anciens missionnaires. En 1911, telle statuette de SAINT ANTOINE est la propriété d'un « médecin » des femmes enceintes ; celle-ci « la couchaient sur leur sein afin d'avoir, soit un garçon, soit une fille ; puis offraient une poule pour obtenir la faveur sollicitée »1230(*). Les statues de saints - Antoine DE PADOUE, saint portugais par excellence, François, Bonaventure et Jacques l'Apôtre1231(*) - ont dû être largement diffusées en raison du culte qui leur fut rendu dans le royaume de Kongo1232(*). Le P. VAN WING signale simplement en 1911, l'apparition dans la région du Stanley Pool d'un « fétiche » nommé « Dombasi »1233(*) et destiné à la lutte « contre les maléfices »1234(*). La photographie ci-dessous témoigne de cette hybridité. Les missionnaires KELLER et G.SPELLENBERG arborent le costume traditionnel du peuple Bali. Deux cas de figure peuvent se présenter. Figure N° 2 :Missionnaires KELLER et G. SPELLENBERG arborant le costume traditionnel Bali1235(*).
Source : Photographie prise en 1902 de Walker GOTTLOB disponible sur le site www.archivfuehrer-kolonialzeit.de et consulté le 06 avril 2021. Cette photographie se trouve également aux Archives de la Mission de Bâle en Allemagne. D'une part, ils essayent de se rapprocher de cette culture « étrangère » et d'être acceptés par cette communauté. Ils veulent être considérés non plus comme des étrangers mais plutôt comme des membres bien intégrés. C'est ce qui explique la critique d'un apologue de la colonisation comme Siegfried PASSARGE contre les missions chrétiennes en Afrique. Il trouve en effet que celles-ci ne marquent pas assez la différence entre les blancs et les noirs. Commentant une image où un Européen tend les deux mains à un Nègre fier, il la trouve représentative du manque de dignité des cercles missionnaires. RICHTOFEN a la même attitude que lui1236(*). A contrario, on peut se demander si ce n'est pas une stratégie pour mieux duper les consciences de ceux qu'ils sont censés évangéliser, leur faire croire qu'ils sont des frères, qu'ils partagent les mêmes valeurs. On peut donc en déduire qu'il y a eu une sorte d'« hybridité » de la part des missionnaires allemands engagés dans la lutte coloniale qui devaient annoncer l'Évangile, porter les valeurs bibliques et même temps, faire accepter les « oppresseurs » d'une manière « civilisée ». Dans la suite de notre travail, nous nous intéresserons donc au phénomène d'hybridité des missionnaires face à la polygamie. · L'hybridité des missionnaires face à la polygamie Les missionnaires rapportent volontiers ce que le Comité veut entendre, mais ils prennent une autre attitude sur le terrain, sans pour autant contredire ouvertement la position officielle du Comité1237(*). Le Comité attachait du prix à ce que ses missionnaires sur le terrain ne se laissent influencer par la culture locale. L'échec d'une telle attitude a été analysé dans l'exploitation théologique de la première partie. Le constat est clair : les missionnaires semblent ici s'arranger avec la polygamie ou les polygames, tant que ceux-ci n'interdisent pas à leurs épouses de prendre part aux cultes et qu'eux-mêmes soutiennent directement ou indirectement l'oeuvre d'évangélisation. Il est intéressant de noter ici que les missionnaires ne se posent pas seulement la question, mais que le débat s'engage aussi quant à l'accès des polygames au baptême. Le débat n'a malheureusement pas été consigné sur procès-verbal, ce qui est anormal1238(*). Les sources montrent clairement que quelques-uns ont baptisé ou au moins ont pris part au baptême des polygames1239(*). Le pasteur autochtone JohannesDEIBOL parle d'une famille qui fit appel à lui pour baptiser un polygame malade. Le polygame lui confia qu'il souhaitait que ses péchés lui soient pardonnés. Il se rendit à son chevet avec le missionnaire STOLZ de la Mission de Bâle : « Pour que tous les deux parlions de son désir... L'obstacle c'était ses femmes, car il ne savait comment s'en débarrasser... Il promit ainsi qu'au cas où il ne meurt pas, il répudiera toutes ses femmes sauf une... Lorsque nous vîmes que sa mort était imminente, nous le baptisâmes et lui donnèrent le nom de Noé en présence de M. Spering et de toute sa famille »1240(*). Et cet état des choses s'est vu accentué par la religion musulmane qui autorisait les hommes BamounBamun à avoir plusieurs femmes. C'est pour cela que l'islam a pu se répandre aussi vite et aussi bien en pays BamounBamun jusqu'à nos jours. D'ailleurs, les BamounBamun jouent aujourd'hui un rôle important dans la diffusion de l'islam, amplifié par leur proximité culturelle avec les autres populations méridionales. Par ailleurs, le Roi NJOYA voulait également imprimer sa marque dans le processus du baptême chrétien. * 1215 S. D. JOHNSON, La formation d'une Église locale au Cameroun : le cas des communautés baptistes au Cameroun (1841-1949), Paris, Éditions KARTHALA, 2012. * 1216 Ibid, p. 13 s. * 1217 BMA, E-c. 28, « Quartalbericht der Missionare 1908 », du missionnaire STAHL. Voir aussi BMA, E-2. 30, n° 53, p. 6 et 10. In P. PURTSCHERT, op. cit., 2000. * 1218 P. PURTSCHERT, Looking for Traces of Hybridity: Basel Mission Reports and Queen Mother. Philosophical remarks on the interpretation of a political deed, Paper, University of Basel, 2000. * 1219 Études postcoloniales. * 1220 Témoignages, Journal fondé par le Dr. R. VERGÈS, « Tribune libre - Homi K. Bhabha, les postcolonial studies et la notion de l'hybridité ». Article publié le 18 juin 2011 et consulté le 06 septembre 2021. * 1221 H. K. BHABHA, The Location of culture, London-New York, Routledge, 1994. * 1222 M. CUILLERAI, « L'irréconcilié : histoire critique aux marges de l'amnistie », In Une histoire politique de l'amnistie, Presses Universitaires de France, 2007. * 1223 Témoignages, Journal fondé par le Dr. R. VERGÈS ? « Tribune libre - Homi K. Bhabha, les postcolonial studies et la notion de l'hybridité ». Article publié le 18 juin 2011 et consulté le 06 septembre 2021. * 1224 P. A. i SEGARRA, « L'hybridité identitaire dans une littérature émergente : l'écriture du « moi » hybride dans l'oeuvre autobiographique des écrivains catalans d'origine maghrébine », Babel (En ligne), 33 /2016. Article mis en ligne le 01 juillet 2016 sur le site http://journals.openÉdition.org/babel/4540 et consulté le 06 septembre 2021. * 1225 A. DE TORO, « La pensée hybride, culture des diasporas et culture planétaire. Le Maghreb (Abdelkebir Khatibi - Assia Djébar) », p. 73. In P. A. I SEGARRA, « L'hybridité identitaire dans une littérature émergente : l'écriture du « moi » hybride dans l'oeuvre autobiographique des écrivains catalans d'origine maghrébine », Babel (En ligne), 33 /2016. Article mis en ligne le 01 juillet 2016 et consulté le 06 septembre 2021 sur le site http://journals.openÉdition.org/babel/4540. * 1226 P. A. I SEGARRA, « L'hybridité identitaire dans une littérature émergente : l'écriture du « moi » hybride dans l'oeuvre autobiographique des écrivains catalans d'origine maghrébine », 2016, p. 33. Article mis en ligne le 01 juillet 2016 sur le site http://journals.openÉdition.org/babel/4540 et consulté le 06 septembre 2021. * 1227 La croix chrétienne. * 1228 Cf. T. NSIESIE, « Notes sur les Christs et statues de l'Ancien Congo », in Brousse, n°3, 1939. Surtout M. MAQUET, Contribution à l'étude des crucifix anciens indigènes du Bas-Congo, in Arts et métiers indigènes dans la province de Léopoldville, n°6, mars 1938. In G. BALANDIER, Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Dynamique sociale en Afrique centrale. Quadrige/Presses Universitaires de France, 1955, p. 50. * 1229G. BALANDIER, Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Dynamique sociale en Afrique centrale. Quadrige/Presses Universitaires de France, 1955, p. 50. * 1230 Cf. T. NSIESIE, op. cit., p. 34. In G. BALANDIER, op. cit., pp. 51-52. * 1231 Cf. O. DE BOUVEIGNES, Saint Antoine & la pièce de vingt reis, in Brousse, 3-4, 1947, pp. 17-22 avec photographies de statues de St. Antoine en cuivre, plomb et ivoire. In G. BALANDIER, op. cit., pp. 51-52. * 1232 Cf. A. CAVAZZI, Istorica descrizzione degli tre regni Congo, Angola e Matamba, Bologna, 1687, (trad. Franc. De J.-B. LABAT « augmentée de plusieurs relations portugaises »), Paris, 1732. In G. BALANDIER, op. cit., pp. 51-52. * 1233 Don Sébastien. * 1234 Cf. A. CAVAZZI, op. cit., p. 113. En 1705, cependant, une jeune Congolaise (Dona Béatrice) s'identifia à Saint Antoine et fut à l'origine du 1er syncrétisme congolais connu (Cf. Relations du Père Laurent DE LUCQUES, 1700-1710). In G. BALANDIER, Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Dynamique sociale en Afrique centrale. Quadrige/Presses Universitaires de France, 1955, pp. 51-52. * 1235 Photographie prise en 1902 de Walker GOTTLOB disponible sur le site www.archivfuehrer-kolonialzeit.de et consulté le 06 avril 2021. Cette photographie se trouve également aux Archives de la Mission de Bâle en Allemagne. * 1236 Cf. S. PASSARGE, « Aus siebenzig Jahren. Eine Selbsbiographie », 1947, p. 197. Article (non publié) disponible à la bibliothèque de l'Université de Hamburg et consulté le 15 juin 2021. * 1237 Cf. note suivante. * 1238 Le compte-rendu de la conférence missionnaire de Bonaku de 1900 ne contient malheureusement aucun détail sur cette question. Toutes les autres questions débattues sont rapportées de façon détaillée. Nous pouvons par conséquent penser que les missionnaires ne voulaient pas faire connaître leurs opinions personnelles sur cette question, position qui était contraire à celle du Comité. * 1239 La revue Mulee Ngea fait un compte-rendu de la conférence générale tenue à Buéa du 28 au 29 mars 1936. D'après les résolutions, les communautés pouvaient baptiser des polygames malades qui promettaient de répudier leurs épouses et qui participaient activement à la vie de la communauté (cf. « Ndongamen'a m'boko mundene Buea 28-29 March 1936 », in Mulee Ngea, 8e année, mai 1936, p. 23). * 1240 BMA, E-2.21, « Rapport annuel de Johannes DEIBOL », 1906 (en langue duala, n° 107, traduction allemande, n° 106), pp. 328-330. |
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