Le manuel numérique - une nouvelle manière de découvrir un texte littéraire ?par Romain Pinoteau Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 1 - Lettres modernes recherche 2017 |
A. Définition du manuel scolaireEn premier lieu, d'un point de vue législatif, le statut des manuels scolaires actuel dépend de l'Article 1 du Décret n°2004-922 du 31 août 2004 relatif au prix du livre scolaire, où le livre scolaire est défini d'une façon générale. Comme nous pouvons le constater, même si cette définition n'a pas évolué depuis 1981, elle est aussi applicable aux manuels numériques : Sont considérés comme livres scolaires, au sens de l'alinéa 4 de l'article 3 de la loi du 10 août 1981 susvisée, les manuels et leur mode d'emploi, ainsi que les cahiers d'exercices et de travaux pratiques qui les complètent ou les ensembles de fiches qui s'y substituent, régulièrement utilisés dans le cadre de l'enseignement primaire, secondaire et préparatoire aux grandes écoles, ainsi que des formations au brevet de technicien supérieur, et conçus pour répondre à un programme préalablement défini ou agréé par les ministres concernés2. Un deuxième texte officiel en date du 14 mars 1986, émanant du Ministère de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, montre un aspect particulièrement important du point de vue de la définition du livre scolaire et porte sur sa valeur pour le collège : « Le manuel est aussi un livre, un instrument de référence, un 2 Journal Officiel, 2 septembre 2004 https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do;jsessionid=898749E2E0E0F5D83626F4CA414294 1F.tpdila08v_1?idArticle=JORFARTI000002058410&cidTexte=JORFTEXT000000445213&dateTexte= 29990101&categorieLien=id 7 moyen d'accès à la culture »3. Les professeurs et bibliothécaires-documentalistes sont également encouragés à mettre en valeur le manuel scolaire comme un livre que l'élève a plaisir à lire et à posséder, même si ce n'est que provisoirement. Il est notamment précisé que le livre scolaire doit être utilisé, comme d'autres ouvrages dans le cadre du développement de la lecture. Selon Jean-Pierre Villain4, inspecteur général de l'Éducation nationale, le manuel scolaire est un outil structurant pour l'élève car il permet de comprendre la nature d'un savoir en apprenant par exemple à le distinguer d'une opinion. De plus, il sert à montrer la valeur variable et la multiplicité des sources d'information. Quant au manuel numérique, il est notamment défini dans le cadre d'une expérimentation faite dans 64 collèges et environ 320 classes de 6ème par le Ministère de l'Éducation nationale en 2009 : C'est un manuel dématérialisé que l'on utilise avec un ordinateur. Il est vu sur l'écran ou projeté en classe avec un vidéoprojecteur. En plus des textes et images que l'on trouve dans le manuel papier, le manuel numérique peut proposer des documents sonores, des animations ou des vidéos.5 Nous verrons que cette définition ne recouvre pas entièrement la réalité d'aujourd'hui, compte tenu de l'évolution des nouvelles technologies. En effet, un rapport fait en 2010 et adressé au Ministre de l'Éducation nationale précise que le manuel numérique est lié à une multiplicité de supports, qu'il est un produit hybride et essentiellement interactif et n'est pas un objet mais un service dont la valeur se développe par son usage6. 3 Note de service n° 86-133 du 14 mars 1986 relative aux manuels scolaires de collèges http://eduscol.education.fr/numerique/dossier/lectures/manuel/cadre-reglementaire. 4 Colloque " Ecole, où sont passés tes livres ? : Enjeux d'apprentissage, enjeux d'égalité "- 16/05/03, http://www.savoirlivre.com/manuels-scolaires/tous-gagnants.php?page=1. 5 Site éduscol de l'Éducation nationale, http://eduscol.education.fr/numerique/dossier/lectures/manuel/notions. 6 Le manuel scolaire à l'heure du numérique, Une « nouvelle donne » de la politique des ressources pour l'enseignement, Inspection générale de l'administration de l'Éducation nationale et de la Recherche, Rapport n° 2010-087 JUILLET 2010 http://eduscol.education.fr/numerique/dossier/telechargement/rapport-ig-manuels-scolaires-2010.pdf 8 En comparant ces définitions, nous pouvons voir que la plus grande différence entre les divers supports est que le contenu numérique est dématérialisé et que son utilisation nécessite donc une machine électronique programmable. En effet, comme le souligne Alain Choppin, le livre scolaire est avant tout un objet à part entière7. Il est constitué de feuilles qui forment un ouvrage dévolu à un seul emploi. Il n'en va pas de même pour le livre scolaire numérique car celui-ci ne se retrouve pas dans un seul objet. En effet, il peut être consulté par le biais d'un écran d'ordinateur, de portable, de tablette ou de téléphone portable mais aussi vu sur l'écran d'un téléviseur. En fait, le contenu peut toujours être le même, avec des dispositifs de consultation forts différents. Les possibilités qu'offre le livre scolaire numérique, de ce fait, sont donc bien plus diverses que celles d'un livre scolaire papier. Quant aux objectifs fixés pour les manuels scolaires, ils semblent applicables aux deux types de manuels, qu'ils soient en version papier ou numérique. De plus, il est à noter que le manuel numérique entre dans le cadre de l'apprentissage de nouvelles technologies et des moyens actuels de communication. Le manuel numérique s'inscrit donc pleinement dans l'actualité. a) Typologies des manuels Afin de mieux comprendre toutes les dimensions du livre scolaire, il est nécessaire de s'attarder sur certaines typologies qui ont été proposées sur la question. Ainsi, Pascale Shlegel Gossin nous en présente quatre exemples dans le tableau 18 : 7 Alain Choppin. L'histoire des manuels scolaires. Une approche globale. Dans : Histoire de l'éducation, n° 9, 1980, p.1. DOI : 10.3406/hedu.1980.1017 www.persee.fr/doc/hedu 0221-6280 1980 num 9 1 1017 8 Pascale Schlegel Gossin, Du manuel papier au manuel numérique enjeux et perspectives : Etude des inférences en recherche d'information, Thèse de doctorat : Sciences de l'information et de la communication : Mulhouse : 2005, p. 136-137. 9 Tableau 1. Typologies des manuels selon Pascale Shlegel Gossin 9
Ce tableau montre que le livre scolaire peut aussi se définir par rapport à des modèles très divers : tout dépend des objectifs du concepteur du manuel. En effet, la réflexion de Quéréel porte sur des types d'écriture alors que Richaudeau se concentre sur des objectifs 9 Ibid. 10 pédagogiques. Quant à Choppin, il s'intéresse aux formes d'écriture tandis que Métoudi et Audouard sont bien plus polémiques. Parmi ces typologies, celles de Quéréel et de Choppin prennent en compte le manuel littéraire comme un genre spécifique. a) L'évolution historique Une mise en perspective historique est nécessaire afin de mieux comprendre le manuel numérique d'aujourd'hui, même si des aspects de certaines typologies présentées dans le tableau 1 ne correspondent plus à aucun manuel contemporain, comme le manuel fait selon le modèle apologétique ou le manuel d'auteur. Il nous faut donc remonter au XVe siècle pour trouver les Lettres de Gasparin de Pergame. Ce recueil, un modèle de style en latin destiné à la jeunesse, est imprimé en 1470 dans les ateliers de la Sorbonne. Il est considéré comme le premier livre scolaire publié en France 10. Figure 1. Extrait des Lettres de Gasparin de Pergame, source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8602971b/f15.image. 10 Alain Choppin. « L'histoire des manuels scolaires. Une approche globale ». Histoire de l'éducation, n° 9, 1980, p. 3. DOI : 10.3406/ hedu.1980.1017. www.persee.fr/doc/hedu_0221-6280_1980_num_9_1_1017 Durant des siècles, jusqu'à la Révolution de 1789, la notion de livre scolaire n'est pas vraiment déterminée et demeure complexe. En fait, l'enseignement à l'époque, est individuel et repose sur une logique de transmission des savoirs essentiellement assurée par l'Eglise11. Louis XIV, par son ordonnance du 13 décembre 169812, oblige les parents à envoyer leurs enfants dans des écoles paroissiales pour recevoir une instruction de base afin qu'ils sachent lire, écrire et compter. Pourtant, cette instruction aura des effets très disparates car les parents doivent payer intégralement l'école de leurs enfants. Le principe d'égalité n'existe pas encore, c'est pourquoi seule une petite partie de la population, la plus privilégiée, a accès à une instruction de qualité. De plus, les ouvrages qui entrent dans le champ scolaire sont plus ou moins utilisés, au bon vouloir de ceux qui enseignent. Le livre de Fénelon intitulé Les Aventures de Télémaque, publié en 1699, en est le parfait exemple. D'ailleurs ce roman est, par certains aspects, aussi un livre scolaire car l'auteur associe au récit d'aventure une dimension didactique portant sur la morale et la politique.13 En effet, Fénelon écrit son ouvrage pour ses élèves, qui sont en l'occurrence de sang royal et, plus précisément, pour le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, dont il est le précepteur. 11 11 Ibid. 12 Déclaration du roi en date du 16 octobre 1700 faite à Fontainebleau qui confirme l'article X de la déclaration royale du 13 décembre 1698. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86225273/f3.image 13 Christian Biet, « LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE, livre de F. de Fénelon ». In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 12 juin 2017. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/les-aventures-de-telemaque/ 12 Figure 2. Extraits de « Les Aventures de Télémaque » de Fénelon, source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10401634/f9.image et http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10401634/f13.item.zoom. Le XVIIIe siècle voit apparaître de nouvelles idées pédagogiques avec les Lumières. C'est à partir de ce moment que certains livres commencent à prendre de l'importance dans l'acte éducatif. D'ailleurs, Rousseau est très critique envers cet enseignement dans l'Émile (publié en 1762), son traité de l'éducation, où il livre sa pensée sur le sujet en la résumant d'une phrase : « Je hais les livres. Ils n'apprennent rien qu'à parler de ce qu'on ne sait pas »14. 14 Jean-Jacques Rousseau, Émile, volume II, manuscrit, date d'édition : 1701-1800. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8447157g/f80.item 13 En fait, il faut attendre jusqu'en 1791, durant la Révolution, avec une intervention de Talleyrand devant l'Assemblée constituante, pour que le livre scolaire soit défini pour la première fois : « Il faut, en un mot, que des livres élémentaires, clairs, précis, méthodiques, répandus avec profusion, rendent universellement familières toutes les vérités, et épargnent d'inutiles efforts pour les apprendre. De tels livres sont de grands bienfaits : la Nation ne peut ni trop les encourager, ni trop les récompenser. » 15. Les articles Ier et IIe du décret « Bouquier » daté du 19 décembre 1793 officialisent la volonté de la Convention nationale qu'il lui soit présenté des livres pour former les citoyens ainsi que l'obligation pour les enseignants de les utiliser exclusivement. Durant la même année, sept ouvrages sont adoptés comme livres officiels de la République, ce qui est une exception dans l'histoire de France. En effet, selon Alain Choppin, « pour des raisons diverses, ils eurent peu de succès et malgré quelques tentatives ultérieures, le principe de la composition de livres officiels ne connut plus jamais d'application en France : l'élaboration des livres scolaires resta donc du ressort de l'initiative privée »16. Ledit décret est d'ailleurs annulé en 1796. Dès 1799, avec le Consulat, l'État exerce un contrôle sur les livres scolaires par le biais de commissions dont l'autorisation est rendue nécessaire par le pouvoir en place. Depuis la Révolution, le nombre des titres nouveaux ou des éditions nouvelles d'ouvrages scolaires est de l'ordre d'une centaine de milliers, concernant toutes les disciplines et tous les niveaux à l'exception de l'enseignement supérieur17. De fait, cela montre, que depuis des siècles, le manuel scolaire se révèle être un outil irremplaçable pour la découverte de textes littéraires grâce aux très grand nombre de livres divers qui ont été publiés et ils constituent donc un éventail impressionnant d'un point de vue culturel. La IIIe République, qui s'étend de 1870 à 1940, est une période particulièrement riche pour l'édition de manuels de lecture mais aussi portant sur la littérature. D'ailleurs, 15 Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Rapport sur l'instruction publique fait au nom du Comité de Constitution, les 10, 11 et 19 septembre 1791. Paris, 1791, p. 115. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k49002n/f119.image.r=Maurice+de+Talleyrand-P%C3%A9rigord+Rapport+sur+l'Instruction+Publique.langFR 16 Alain Choppin. L'histoire des manuels scolaires. Une approche globale. Dans : Histoire de l'éducation, n° 9, 1980, p. 6. DOI : 10.3406/hedu.1980.1017 17 Ibid. p. 9. 14 apparaît à cette époque, le roman scolaire qui se situe entre pédagogie et littérature. Ces ouvrages sont constitués d'un récit avec des personnages récurrents qui évoluent au fil de l'histoire ainsi qu'accompagné de matériel pédagogique. En effet, sous l'impulsion de Jules Ferry, auteur des principales lois sur l'enseignement de cette République, l'État rétablit en 1881 l'instruction obligatoire et gratuite qui avait été instaurée en 1793 par la Ière République. D'ailleurs, c'est à partir de 1880 que l'État renonce à exercer un contrôle sur le livre scolaire, avec une réelle liberté de choix pour les enseignants. Il faut donc une production massive de livres scolaires pour répondre à la nouvelle politique éducative du pays. De ce fait, le paysage éditorial des manuels scolaires est en plein effervescence, avec l'arrivée de plusieurs éditeurs dans ce secteur. La maison d'édition Belin développe son offre de manuel scolaire à partir de 1850 et 1865 pour Charles Delagrave. Quant à Alexandre Hatier, il se spécialise dans l'enseignement de la lecture et de l'écriture à partir de 1880. Fernand Nathan assure le développement et la rénovation de l'enseignement primaire en 1881 en publiant ses manuels scolaires, et la maison d'édition Didier est créée en 189818. Un de ces manuels de lecture est particulièrement intéressant car il réunit les trois conceptions de l'époque, à savoir : 1) un modèle encyclopédique constitué de lectures instructives, 2) un modèle éducatif avec des récits moralisants et 3) un modèle culturel fait de textes littéraires. Il s'agit du Tour de la France par deux enfants, publié en 1877 par les éditions Belin, qui connaît un grand succès grâce à la conciliation de ces trois modèles.19 18 Site Savoir livre http://www.savoirlivre.com/manuels-scolaires/tradition-republicaine.php?page=1. 19 Pascale Schlegel Gossin, Du manuel papier au manuel numérique enjeux et perspectives : Etude des inférences en recherche d'information, Thèse de doctorat : Sciences de l'information et de la communication : Mulhouse : 2005, p. 163. 15 Figure 3. Extrait du Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, source : Gallica, Bibliothèque Nationale de France http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102640z/f6.image. On peut se rendre compte de l'évolution du livre scolaire littéraire à la fin de la IIIe République en consultant par exemple un ouvrage intitulé Une semaine avec... de Marcel Berry, publié en 1938, qui présente une structure différente des précédents exemples. Il s'apparente aux manuels actuels avec un extrait d'un texte littéraire toujours suivi d'une compréhension de texte qui relève de l'extrait et finit par divers exercices. Le livre est composé de 41 chapitres : Tableau 2. Table des matières du manuel « Une semaine avec... »
16 Figure 4. Aperçu de la présentation des Misérables de Victor Hugo dans le livre scolaire « Une semaine avec... », source : https://manuelsanciens.blogspot.fi/2012/04/les-miserables-victor-hugo-marcel-berry.html b) L'ère du numérique L'année 1986 marque les prémices d'un bouleversement dans le monde scolaire. En effet, l'entreprise Apple propose au Ministère de la Recherche un projet afin de tester un « cartable électronique » qui est défini comme un espace numérique destiné à l'enseignant et à l'élève, mais malgré un intérêt réel, le projet n'aura pas de suite. En fait, l'entrée du numérique à l'École date de 1991, avec une première expérience dans deux lycées, l'un à Haguenau, l'autre à Marseille et d'un collège à Montmorillon, où des élèves utilisent durant quatre ans des contenus dématérialisés ainsi que de nombreux logiciels à l'aide d'ordinateurs portables. En 1994, l'expérience va plus loin encore, car certains ordinateurs portables sont connectés en réseau. Il faut attendre septembre 2001 pour voir apparaître le tout premier manuel numérique nommé « i-m@nuel » développé par Editronics Education. Il s'agit d'un manuel scolaire papier ainsi que d'un site internet reprenant les mêmes textes que celui-ci, enrichi d'un ensemble de ressources 17 pédagogiques. Il est testé dans 48 établissements répartis dans 17 académies différentes20. L'année 2016 marque un véritable tournant dans l'histoire, du livre scolaire avec la volonté de l'État d'investir massivement dans le numérique, en prenant pour la première fois le contrôle de l'offre privée, ce qui provoque un profond changement dans le paysage des manuels scolaires.21 Figure 5. Présentation de l'i-m@nuel, source : http://edition.fr/e-education/imanuel/. |
|