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Le rôle que joue l'apprentissage du français dans le processus d'intégration des migrants en structures associatives

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par Shazia Nazir
Université d'Avignon - Master didactique du FLE/FLS et éducation interculturelle 2017
  

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II-1 Le pouvoir de la norme

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J'ai pu traiter dans ma théorie, de la complexité de définir ce qu'est une langue. Une difficulté qui est due au fait qu'il n'existe pas de langue unique mais des langues. Si définition il existe, il y a forcément un enjeu politique, philosophique ou religieux derrière. Cette partie vise à démontrer la difficulté pour mes apprenants de s'identifier à un modèle normatif de langue unique et des effets engendrés par la prégnance de cette norme.

1.1- Des relations diglossiques entre les langues : le cas de l'arabe et du français

Les parties précédentes m'ont permis d'affirmer que mes enquêtés sont bi(plurilingues) car ils parlent plusieurs langues et que celles-ci se côtoient quotidiennement, caractéristiques qui rejoignent, ce que j'entends par bilinguisme : « utilisation régulière de deux langues dans la vie » (Cavalli 2003 : 267). J'ai pu constater de manière brève, car ce n'était pas l'objet premier de mes interviews, que certains propos de mes enquêtés soulèvent, une relation hiérarchique entre l'arabe qu'ils parlent quotidiennement : l'arabe marocain, et l'arabe qu'ils ont appris mais qu'ils n'utilisent presque pas : l'arabe classique17 : « l'arabe des étudiants c'est l'arabe, c'est pas comme qu'est-ce qu'on parle naturel, y'a un arabe des étudiants comme on écrit et tout, ça c'est l'arabe de tous les pays » (H37).

Ce rapport qui a été explicité plus tôt m'a permis d'utiliser le concept de diglossie (Ferguson, 1959), largement inspiré par la situation sociolinguistique des pays du Maghreb (Biichlé, 2007 : 65). Effectivement, mes enquêtés sont pour la majorité (7 sur 9) originaires de pays du Maghreb où le concept de diglossie fait sens car il résulte assez directement des contextes plurilingues de ces pays (Ibid : 3).

Il m'a paru important de m'interroger sur le contexte sociolinguistique dans lequel mes enquêtés et moi-même nous trouvons, car il influence, de loin ou de près, nos représentations mais ceux aussi des acteurs sur le terrain de la formation linguistique. D'autant plus que la France, offre un terrain particulier en termes de politique linguistique car elle représente : l'un des premiers États occidentaux à avoir établi et maintenu un ensemble de dispositifs tendant à homogénéiser les pratiques linguistiques sur son territoire depuis une époque déjà ancienne (Harguindeguy & Alistair, 2009 : 939). Par comparaison, les pays voisins (Suisse, Belgique, Espagne et Italie) ont tous favorisé la pluralité linguistique (Ibid. : 939). Cependant, bien que la France soit une société prétendument « unilingue », il n'en reste pas moins que la variation existe aussi dans ce type de contexte (Haugen, 1962), car le « paysage linguistique »

17 I-2 Les langues en usage et leurs contextes d'utilisation 1.2 L'arabe marocain et l'arabe classique/fusha

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n'a pas grand-chose à voir avec la « situation linguistique » (Manzano, 2003 : 54). Il me semble alors approprié de fouiller dans cette direction.

C'est dans ce sens que j'estime qu'il est possible d'établir une relation de type diglossique pour le français. Il y a bien, selon moi, une séparation/un écart entre le français de mes enquêtés (et de ceux de beaucoup de migrants en situation d'apprentissage, de français illettrés, etc.) que je considère comme la variété basse, et le français de référence que mes enquêtés retrouvent auprès des administrations, des centres de formation, etc. qu'il est possible de considérer comme la variété haute. Je pense que cette situation mérite d'être analysée et que l'on peut y voir une forme de car :

« Un tel principe de définition s'applique certes à la situation française (il y a bien du « high » et du « low », du « restreint » et de « l'élaboré » etc.). Mais au fond, ce qui est le plus typiquement français c'est bien la séparation radicale du français (langue supra locale de culture, de pouvoir et d'État) et des usages locaux, triviaux, réels, de la langue » (Manzano, 2003 : 53).

C'est à travers la question n° 5 de mon guide d'entretien : Quelles sont les situations en France ou vous éprouvez/avez éprouvé le plus de difficultés pour vous faire comprendre ? Savez-vous pourquoi ?, que j'ai pu recueillir des situations où leur variété de français a posé des problèmes de compréhension, et où un rapport hiérarchique entre leur parler et celui de leur interlocuteur s'est établi :

R46 : quand je pars chez un docteur, je parle français mais lui il ne comprend pas ce que je dis,

je lui explique mais il ne comprend pas

F42 : quand je veux expliquer quelque chose au téléphone [...] Y'a des gens qui me disent

`qu'est-ce que vous dites ?'

 

G40 : quand tu es témoin d'une injustice [...] ils se servent comme tu es étrangère, que tu ne

parles pas bien le français pour t'écarter du chemin,

 

H50 : ils savent que je suis étrangère, c'est difficile pour parler le français, pour comprendre

tout ce qu'ils veulent dire (à la banque)

 

R47 : pour les banques [...] et des fois pour faire mes papiers [...] j'aimerais bien parler le

français [...] je suis étranger quand même comme beaucoup de gens

 

Je constate que l'écart entre leur français et celui de leurs interlocuteurs est ressenti par leurs interlocuteurs qui manifestent leur incompréhension aux enquêtés : « y'a des gens qui

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me disent `qu'est-ce que vous dites ?' » (F42) « il ne comprend pas ce que je dis » (R46). Cette incompréhension avouée verbalement ou de manière sous-entendue par leurs interlocuteurs représente un signe qu'il existe déjà une différence entre ces 2 français pratiqués. Les pratiques de mes enquêtés sont parfois si différentes que les autres locuteurs s'en écartent ou les ignore, ils semblent alors ne pouvoir trouver d'écho que dans l'indifférence ou dans leur différence :

« j'étais comme on dit « un intru », je peux pas parler pour mes droits [...] quelqu'un qui sait pas parler en français c'est dur pour lui parler (R47), « y'a personne qui parle avec moi [...] Non, juste vous ici [...] Ils ont pas le temps » (K43), « ils ont besoin que tu restes toute petite [...] ils me font penser que je suis transparente (G40) « ils savent que je suis étrangère, c'est difficile pour parler le français » (H50) « ils ont pas l'habitude de parler avec les autres qui ont des difficultés de la langue » (F42).

Des paroles qui confirment bien l'accueil réservé aux pratiques que je qualifierais de « hors-normes » :

« Quand elles ne font pas l'objet d'une pure et simple ignorance, les autres pratiques y sont traditionnellement reçues par leur seule différence. Cette différence est affirmée par les déclarations sur le caractère incompréhensible ou résolument exotique de ces pratiques » (Larrivée, 2006 : 103).

Je voudrais désormais dans la partie qui suit, aborder les répercussions d'une hiérarchie entre les langues en usage au sein d'un même espace géographique. Des répercussions qui affectent l'identité de mes enquêtés car des liens profonds existent entre les notions de langue(s) et d'identité(s) : « La langue fait partie intégrante de notre identité » (Tsokalidou, 2009 : 195). Ainsi, si leur usage du français est considéré par la société d'immigration comme étant incompréhensible, trop différent voire inexistant car non reconnue : « figurent au bas de l'échelle, les variétés ou « non langues » B (la « vraie » langue étant le français), que l'on utilise quotidiennement dans une sphère que l'on peut qualifier d'ordinaire » (Manzano, 2003 : 53), qu'en-est-il de l'impact sur l'identité de ces personnes ?

La partie qui suit me permettra de poursuivre dans cette direction et de questionner les effets d'une hiérarchie des langues sur l'identité de mes enquêtés.

1.2- Des relations hiérarchiques entre les identités : la norme comme indicateur de positionnement identitaire

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J'ai essayé de montrer l'existence d'une relation de type diglossique pour ce qui touche à la pratique du français. J'aimerais désormais faire un parallèle entre cette hiérarchie au niveau de la langue et celle qui s'opère au niveau de l'identité de mes enquêtés. Ainsi, s'il est indéniable que les langues pratiquées par un locuteur ont des liens forts avec l'identité18 de celui-ci : « Les langues sont des symboles d'identité ; elles sont utilisées par leurs locuteurs pour marquer leurs identités » (Byram, 2006 : 5), il semble alors intéressant de se pencher sur ce volet.

Mes enquêtés sont tous issus de l'immigration, il parait aussi pertinent d'évoquer les particularités de ces mouvements en termes d'identité. En effet, des changements importants sont impliqués dans ces mouvements migratoires et affectent l'identité de ces personnes : le climat, la nourriture, les habitudes vestimentaires, etc. mais aussi et surtout la langue. Ces nouveautés font que la migration reste « par excellence un lieu de conflit identitaire » (Lüdi, 1995 : 242) pour mes enquêtés, car elle implique « une nouvelle manière de communiquer, de se définir soi-même par rapport au monde » (Lüdi & Py, 1986 : 56). Cette transition entre deux cultures et donc deux langues n'est pas anodine car elle affecte non seulement les langues de mes enquêtés, mais aussi leur identité. Une situation d'entre-deux culturel qui favorise ainsi l'insécurité identitaire (Van den Avenne, 2002 & Blanchet, 2007 : 25) et nécessite pour les formateurs de FLE/FLS de s'intéresser à la culture de leurs apprenants et de prendre en compte certaines caractéristiques culturelles, celles de l'apprenant:

H50 : on a des coutumes limitées, des traditions limitées oui, si je suis très ouverte mais je mets ma limite [...] pour rester dans mes coutumes ».

Il est important de rappeler que les publics présents dans les cours de FLE/FLS sont issus de cultures plus ou moins éloignées les unes des autres et que le rôle de l'enseignant consiste aussi à pondérer ces écarts à la norme culturelle et linguistique en apportant des réponses aux interrogations des apprenants :

18 Je rappelle que le choix de la lexie « identité » au singulier, est volontaire et renvoie à une identité que j'entends plurielle par essence car elle correspond à une « « multi-appartenance » du fait de notre âge, notre sexe, notre profession, de notre classe sociale, etc. » (Charaudeau, 2009 : 3).

Se référer à : II/ LANGUE(s) ET POUVOIR, II-2 Enjeux liés à l'identité, 1.1 Interagir : un moyen de définir à la fois notre identité et notre altérité

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R47 : y'en a quelqu'un qui me dit faut pas tutoyer mais moi j'aimerais bien quelqu'un qui me dit voilà « vous » c'est quelqu'un qui est plus grand [...] on fait rentrer des choses au moins il faut que je progresse pour parler bien bien le contexte

F42 : c'est pas que la langue, il y a aussi le culturel, tu comprends la fonction [...] ça me permet qu'est-ce que je veux ou veux pas faire [...] qu'est-ce qu'ils demandent les autres

Je pense qu'enseigner le français à l'étranger sous-tend une responsabilité encore plus importante de la part de l'enseignant car en tant que « représentant de la langue française », l'enseignant est aussi considéré comme un « représentant de la culture française » car « la langue et la culture dépendent l'une de l'autre » (Leth Andersen, 2009 : 84) il semble alors essentiel de véhiculer une représentation de cette culture des plus actualisées et authentiques que possible dans nos cours afin de ne pas contribuer encore plus aux écarts et chamboulements culturels des apprenants :

G40 : c'est particulier, c'est pas comme mon pays par exemple [...] « tiens je vais aller chez ma copine et je vais boire un café ou une bière » mais je n'appelle pas et j'arrive comme ça mais ici il faut appeler, voir si la personne est disponible, si la personne est de bonne humeur,si elle veut bien te voir, tu vois y'a trop cet alignement (barrière)

R47 : avant c'est vrai [...] j'étais pas bien moralement [...] j'étais comme on dit « un intru » [...] parce que c'est dur les français pour supporter les étrangers

L'écart de langue constaté dans la partie précédente amène à un écart d'identité certain dans la situation de mes enquêtés, il s'agit d'une distanciation entre l'identité de mes enquêtés et celles de leurs interlocuteurs. Cette distance est clairement ressentie par mes enquêtés car ils se catégorisent eux-mêmes d'étranger et attribuent ce décalage de langue de ce fait. De par cet écart, j'observe une claire opposition entre 2 groupes distincts grâce aux marqueurs discursifs soulignés suivants (pronoms personnels/possessifs et noms) :

lui il ne comprend pas ce que je dis, y'a des gens qui me disent, comme tu es étrangère, ils savent que je suis étrangère, les gens qui parlent pas la langue, les autres ne me comprennent pas bien, ce qu'ils dit les autres, les autres cultures, mon pays d'origine, dans mon pays, ils verront, les françaises, parler avec eux, sortir avec eux, je parle avec eux gentiment.

Ces éléments qui ont constitué des critères d'analyse ont été répertoriés dans un tableau situé dans ma méthodologie. Ils m'amènent à revenir sur ma partie théorique dans

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laquelle j'ai pu évoquer le « they code » par opposition au « we code » (Gumperz, 1989) : dans les situations ci-dessus, j'observe l'existence d'un « eux » (les français) et d'un « nous » (les étrangers). Ce sont mes enquêtés eux même ici, qui soulignent leur altérité et qui s'identifient au groupe « étrangers » et cette (auto)catégorisation est énoncée par mes enquêtés mais elle ne résulte pas uniquement d'une perception individuelle, elle est aussi le résultat d'un parcours social guidé par : « tout ce qui définit l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, tout l'impensé social par lequel ils se constituent comme« nous » (Sayad, 1994 : 8). Le reflet qui leur est projeté est en quelque sorte celui de la logique représentationnelle d'autrui : « Penser logiquement, en effet, c'est toujours, en quelque sorte, penser d'une manière impersonnelle » (Marcel, 2017 : 1), c'est une identité qu'ils s'attribuent et qui constitue le résultat « d'un processus de réflexion et d'observations simultanées [...] par lequel l'individu se juge lui-même à la lumière de ce qu'il découvre être la façon dont les autres le jugent » (Erikson, 1972 : 17)

Je peux voir que la représentation péjorative qu'ils ont de leur niveau de français affecte leur identité, je retiens un exemple représentatif d'insécurité identitaire qui peut aussi être qualifié de schizoglossie (Haugen, 1962) ou maladie linguistique affectant les locuteurs exposés à plus d'une variété de leur propre langue (Prudent, 1981 : 22) et donc à plus d'une identité. Il s'agit du cas d'un de mes enquêtés qui a passé 26 ans en France, qui possède la nationalité française et qui a été qualifié d'un niveau B1 du CECRL dans la structure où elle apprend le français, mais qui oscille entre deux identités, elle se considère toujours comme étrangère mais aussi comme française en même temps :

« je suis pas moi d'origine française, je suis étranger quand même [...] les autres, ils sont tous français [...] ça fait longtemps que je vis là moi je suis français [...] je leur explique je dis voilà, je suis là c'est vrai je suis étranger mais je veux vivre là et j'ai le droit de vivre là parce que euh je suis comme ont dit avec mes papiers et tout française ça y'est [...] maintenant je peux parler je suis comme une française en France » (R47)

Ces oscillations identitaires se couplent également d'oscillations linguistiques, l'enquêtée R47 paraît tourmentée entre son attachement pour son pays et ses langues d'origines et son pays actuel :

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« je lui ai dit faut pas que je parle que l'arabe et le berbère, il faut que je rentre un petit peu dans ça, c'est pour ça j'ai dit, il faut que je parle un petit peu le français, il faut que j'arrête de parler trop l'arabe, c'est vrai ça m'intéresse le Maroc mais je vis en France » (R47).

Ces paroles me permettent d'évoquer la relation diglossique précédemment abordée et d'appuyer le fait que : « chez les migrants maghrébins [...] la diglossie des origines participe souvent à la perplexité identitaire des personnes » (Biichlé, 2017). Je constate effectivement que comme beaucoup de mes enquêtés ces locuteurs souffrent d' « une perte de statut» (Noiriel, 2007 : 684), discriminés par la langue et par l'identité, ils sont mis à part au sein d'un groupe particulier où l'on peut distinguer : « eux » qui auront une mauvaise réputation et « nous », les normaux » (Ibid. : 684). Rappelons qu'en tant qu'enseignants de FLE/FLS, il nous revient de prendre en compte qu'apprendre une langue c'est aussi apprendre à (re)construire une identité, ou du moins à actualiser l'une de ses facettes (Saville-Troike, 1982 : 22) et que dans cette optique, une approche interculturelle est à privilégier afin de ne pas déconsidérer l'apprenant dans son apprentissage et de :

« favoriser le développement harmonieux de la personnalité de l'apprenant et de son identité en réponse à l'expérience enrichissante de l'altérité en matière de langue et de culture. Il revient aux enseignants et aux apprenants eux-mêmes de construire une personnalité saine et équilibrée à partir des éléments variés qui la composeront » (CECRL, 2001 : 9)

Je vais poursuivre en analysant en filigrane le pouvoir de la norme sur les pratiques langagières de mes enquêtés mais j'observerai cependant plus en détail les conséquences de cette hiérarchie entre les identités, sur la pratique du français de mes enquêtés, en faisant ressortir les conséquences de la prégnance de cette norme linguistique qui : « selon les individus induit des attitudes et des comportements particuliers parmi lesquels l'insécurité linguistique » (Biichlé, 2007 : 235).

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1.3- De l'insécurité linguistique comme répercussion : causes, symptômes et conséquences

J'ai pu montrer les effets d'une situation d'entre-deux culturel en termes d'identité, j'aimerais désormais aborder les répercussions de cet entre-deux au niveau linguistique.

Le recensement des langues parlées par mes enquêtés, effectué dans ma première partie de l'analyse19, m'a permis de comprendre que mes enquêtés ne se sentent pas à l'aise avec l'idée d'affirmer leur pratique effective du français. En effet, le français n'est pas une langue qu'ils estiment parler pour la majorité bien qu'ils la parlent tous quasi quotidiennement (en témoigne notamment leur participation régulière aux cours de français dispensés par l'association et au sein d'autres centres sociaux).

Ces attitudes reflètent les conséquences, plus ou moins directes, d'une politique unilingue visant à écarter ces parlers qui sont l'exemple même de la variation du français standard, et ce en faveur d'une norme centralisatrice. Pour ceux qui déclarent utiliser le français, j'observe une distance envers leur usage et l'usage qu'ils estiment être la référence/la norme, une distance caractéristique du phénomène d'insécurité linguistique qui se caractérise pour les locuteurs, je le rappelle comme une « prise de conscience [...] d'une distance entre leur idiolecte (ou leur sociolecte) et une langue qu'ils reconnaissent comme légitime » (Francard et al., 1993 : 13).

Afin de justifier cette distance ressentie, j'aimerais exemplifier avec les réponses obtenues à la question n° 7 : Selon vous, que signifie « bien parler français » ? Pensez-vous le faire ? qui m'ont permis, entre autres, de recenser des marques d'une insécurité linguistique avérée :

F42 : oui la langue (mon français) c'est pas bien

K43 : je sais que je débrouille mais je parle pas bien bien le français [...] je dis n'importe quoi des fois [...] j'ai des choses que je veux dire mais j'arrive pas à expliquer

19 I- LES PARCOURS SOCIOLINGUISTIQUES DE MIGRATION I-2 Les langues en usage et leurs contextes d'utilisation

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R46 : je comprends que je ne sais pas parler en français [...] j'ai parlé avec la dame

et je lui ai dit « excusez-moi, je ne sais pas bien parler le français [...] quand je rentre

chez le docteur, j'oublie [...] et pourquoi je ne lui dis rien, ça bloque[...] dans mon

esprit je dis `je ne sais pas parler en français'

 

R47 : non, je suis pas top, j'ai des fautes parce que je dis j'ai des fautes

 

H37 : j'aimerais bien parler correctement avec eux (mes enfants) le français mais

quelquefois je trouve pas les mots de discuter [...] quand j'entends quelqu'un parler,

je me dis « moi je parle pas bien »

 

H50 : c'est difficile de parler le français [...] je suis un peu timide de parler faux, que

quelqu'un rigole de moi

 

Ces marques d'insécurité linguistique se manifestent par des attitudes de honte, de repli sur soi, de blocage et de comparaison à la norme de référence du français standard. Ces attitudes constituent des caractéristiques de l'insécurité linguistique qui prennent forme par le biais de vocables forts, typiques de ce phénomène, qui se décline sous « deux versants [...] le premier serait la personne et son auto-évaluation par rapport à une norme » (Biichlé, 2007 : 239) : « je suis un peu timide », « je suis pas top », « je dis n'importe quoi », « c'est pas bien », etc. J'ajoute que cette évaluation reste péjorative et qu'elle constitue une manifestation courante du phénomène d'insécurité linguistique, elle s'affilie même plutôt à une auto-(d) évaluation (Billiez et al., 2002). Le deuxième versant correspond à « la peur du jugement et de la réaction d'autrui » (Biichlé, 2007 : 239) vis-à-vis d'une forme de français produite : « que quelqu'un rigole de moi » (H50), « je ne lui dis rien, ça bloque »(R46), « y'a des gens qui rigolent avec vous mais dans sa tête »(K43), comment je vais faire pour sortir les mots ? [...] ils ne sortent pas (R46).

Outre la distance entre leur usage et l'usage qu'ils estiment être le bon, je constate aussi que la notion de faute est souvent évoquée, mes enquêtés estiment ainsi ne pas bien parler français du fait des fautes qu'ils commettent : j'ai des fautes parce que je dis j'ai des fautes (R47), beh je fais quand même un peu des fautes de conjugaison (H37) parfois même sont amenés à douter de leur intégration de ce fait : je sais pas moi, est-ce que je suis intégrée ou non parce que je parle pas bien (K43), énoncé qui confirme bien que les représentations politiques de la langue comme principale facteur d'intégration circule « parfois, chez les migrants eux-mêmes » (Biichlé, 2009 : 36).

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Cette distance entre leur parole et une langue de référence m'incite à reprendre l'opposition saussurienne langue/parole évoquée plus tôt dans ma théorie car il m'est possible de voir chez mes enquêtés une opposition entre leur parler et la langue française qu'ils considèrent comme un idéal à atteindre : « il faut qu'on parle français [...] bien parler le français, ça veut dire sans fautes » (R47) car bien qu'ils semblent pouvoir communiquer, se faire comprendre : « ça m'empêche pas de parler ça » (H37), « je sais que je débrouille » (K43), ils semblent quand même gênés à l'idée d'affirmer que leur parole corresponde à du (bon) français. C'est ce qui m'amène à évoquer l'une des causes de cette insécurité linguistique : l'importance donnée à la norme : « La « sacralisation » de ces formes standardisées est l'une des causes de l'insécurité linguistique des locuteurs qui usent d'autres variétés ou d'autres langues » (Blanchet et al., 2014 : 28). Une « mythification de la langue » (Bretegnier & Ledegen, 2002 : 14) qui rend le locuteur incapable de se considérer comme un locuteur francophone, du fait de la culpabilité qu'il ressent face aux fautes qu'il commet, se trouvant ainsi dans l'« incapacité à être dans la norme, de constamment risquer de commettre la faute délégitimante » (Ibid. : 13). Cette situation résume la langue française en un système figé dans le temps et dans l'espace :

« une sorte de langue entité dont ne peut faire bon usage qu'un modèle de locuteur légitime, pareillement homogène, atemporel, invariant, un être langue, fusionné avec elle » (Ibid. : 14)

Cette représentation de la langue idéale renvoie à un locuteur idéal dans lequel mes enquêtés ne s'identifient pas, ces énoncés évoquent une personne autre « il » ou un état dans lequel ils ne se projettent pas actuellement « je ne sais pas » :

« Et qu'est-ce que ça veut dire pour vous « bien parler français ? » K43 : C'est il a réussi (rires), il a de la chance aussi

R46 : je comprends que je ne sais pas parler en français

En témoigne également, l'utilisation du futur simple ou du conditionnel présent dans les énoncés ci-dessous, éléments permettant aux enquêtés d'exprimer un désir imminent ou futur :

« Quelles langues parlez-vous ? »

H37 : j'aimerai(s) bien parler correctement avec eux le français K43 : j'aimerai(s) bien apprendre le français

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En effet, comme je l'ai montré plus tôt, mes enquêtés ne considèrent pas leur usage du français comme « correct » ou « suffisamment maitrisé » pour l'évoquer et ainsi par peur d'affirmer l'usage même minime ou fautif de cette langue, ils ne préfèrent parfois ne pas l'évoquer du tout.20

Au-delà des éléments déjà énoncés pour caractériser l'insécurité linguistique de mes enquêtés, j'aimerais appuyer mes dires en énonçant ci-dessous d'autres caractéristiques propices à la manifestation de ce phénomène :

Premièrement, mes enquêtés proviennent de zones géographiques diglossiques (Van den Avenne, 2002) : le Maroc et le Liban où l'on retrouve également « une situation de diglossie, voire de triglossie entre l'arabe littéraire, l'arabe moderne et l'arabe dialectal libanais » (Habib, 2009 : 7), de plus «la plupart n'a été que faiblement ou pas scolarisée en pays d'origine, ce qui peut également prédisposer à l'insécurité » (Biichlé, 2011 : 19-20).

Deuxièmement, je relève une autre marque favorisant l'insécurité linguistique : l'isolement social. En effet, j'observe chez mes enquêtés que « la restructuration post-migratoire du réseau social n'a apparemment pas eu lieu » (Biichlé, 2009 : 17) ce qui rend leur « capital social [...] faible avec pour conséquence un réseau social très dense et multiplexe, voire isolant » (Ibid. : 17). Bien qu'il soit difficile d'évaluer l'ampleur du réseau de locuteurs francophones de mes enquêtés, car je n'ai pas ciblé de manière précise ce facteur, il semble probable par leur propos, qu'ils soient assez isolé (à l'exception de H50 d'origine libanaise et de G40, d'origine brésilienne) :

« non y'a pas d'amis français » (M30), « non j'ai pas beaucoup (d'amis français) » (A34), « personne, juste à l'école » (K43), « avec mes enfants et c'est tout » (R47), « ici (des amis) français non » (R46), « j'ai une amie française, elle vient chez moi 2 fois par semaine pour aider mon fils [...] je parle avec elle le français » (H37), « non, j'ai une voisine en face, de temps en temps mais y'a pas des amis » (F42).

La raison de cet isolement est aussi clairement énoncée : ils ne sortent que très peu de chez eux et de leurs quartiers où les membres sont essentiellement d'origine maghrébine, la langue parlée étant l'arabe (marocain) : « parce que je connais beaucoup d'arabes ici »(A34), « dans les amis français, je trouve pas parce que j'habite dans les quartiers moi » (F42).

20 Se référer à la partie : I-LES PARCOURS SOCIOLINGUISTIQUES DE MIGRATION, J-2 Qu'est-ce qu'une/des langue(s)?, 1.3 Le français : une langue d'usage inconsciente

78

En ce qui concerne H50 d'origine libanaise et G40 d'origine brésilienne, je remarque que ces enquêtées ne retrouvent pas autant d'interlocuteurs de la même langue primaire de sociabilisation que les enquêtés marocaines citées ci-dessus. Elles parlent respectivement l'arabe classique/libanais pour H50 et le portugais pour G40 et ce en plus du français. Cependant, elles m'expliquent parler français de manière plus fréquente que les enquêtées maghrébines, par obligation ou choix :

H50 : il faut t'obliger de parler français, ils ou elles parlent l'arabe mais je ne le comprends pas

G40 : En France, c'est français, français, français [...] chaque fois, ça se passe en français [...] même quand je croise des fois des brésiliens, je parle que français

Ce que je peux ainsi supposer est que cet isolement social causant l'insécurité linguistique des enquêtés marocaines est dû à la forte présence dans leur réseau proche de locuteurs de la même langue primaire de socialisation et du même pays d'origine. Ces relations sont marquées par une homophilie assez forte, ces enquêtés fréquentent davantage (voire uniquement) des personnes qui leur ressemblent à plusieurs niveaux (pays d'origine, langue, genre, situation familiale, âge, etc.) : ici ce sont pour la plupart des femmes au foyer marocaines, mariées et mères de familles entre 37 et 47 ans ayant en commun le même cours de français à l'association, celles qui travaillent oeuvrent dans des métiers où l'usage du français n'est quasiment pas pratiqué (ménage, cueillette des fruits/légumes, etc.).

Si aucun accès à des réseaux francophones n'est possible pour mes enquêtés, c'est que leur situation sociale, géographique et professionnelle ne leur permet pas toujours : environnement limité à leurs quartiers majoritairement isolés et dont les membres sont essentiellement d'origine maghrébine, mères devant s'occuper de leurs enfants, pas de mixité socioculturelle au sein des cours de français, fonctions professionnelles sans usage du français, etc. Ainsi, le choix de la langue parlée n'est pas vraiment un choix mais plutôt une conséquence de leur situation actuelle. D'ailleurs, je note que leur environnement et leur réseau social influence leurs pratiques langagières et que le choix de la langue pratiquée se pose plutôt en termes d'exposition à une langue plutôt qu'à une autre : « L'orientation linguistique choisie par le migrant serait d'abord et avant tout tributaire des contacts qu'il établit avec la société d'accueil » (Chamberland, 2005 : 179). Développer un réseau social

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francophone serait donc une solution de première importance en regard d'un apprentissage classique en classe de langue.

Il est important aussi de rappeler que ces enquêtés sont en situation d'apprentissage du français et qu'il reste inévitablement des lacunes à combler avec le temps. Cette situation d'apprentissage couplée à la situation de migration vécue de manière plus ou moins douloureuse, double les difficultés quotidiennes de mes enquêtés et renforce ainsi le sentiment d'insécurité linguistique.

Ces discours m'ont amenée à réfléchir sur la place de la parole de l'apprenant dans un cours de FLE/FLS et à la manière de considérer sa parole. Il est bon de rappeler dans ce cas qu'il n'existe pas de format unique d'apprentissage et d'apprenant tout comme il n'existe pas de personne parlant sans fautes, ainsi il est intéressant d'apprécier toute la pertinence de ces quelques lignes : « No two speakers have the same language, because no two speakers have the same experience of language » 21 (Hudson, 1980 : 11).

Dans la partie suivante, il sera question de l'analyse des pratiques quotidiennes du français de mes enquêtés et des stratégies de contournement et d'affrontement de cette norme.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera