3. SYNTAXE DE LA COMPLÉTIVE ADVERBIALE
L'adverbe fait partie des mots-dits opérateurs. Ces
unités linguistiques sont capables de gouverner des complétives
à leur droite. Wilmet (1998 :567) pense que ces complétives sont
des compléments de l'adverbe, et les adverbes eux-mêmes sont des
compléments circonstanciels de l'énonciation. Les adverbes et les
complétives qu'ils introduisent sont illustrées ci-dessous :
8.a. Heureusement que le
cinéma a été inventé un siècle plus tard
(LP28/02/03)
8.b. Bien sûr que tu en as
envie (LP01/11/02)
8.c. Peut-être qu'il va
bientôt mourir (VB :27)
Les mots en gras, à savoir heureusement,
bien-sûr et peut-être, sont les adverbes. La suite
introduite par que à la droite de ces adverbes est la
complétive. La dépendance entre l'adverbe et la complétive
est prouvée par le test de l'effacement. En effet, la complétive
de chacune de ces phrases ne peut exister en l'absence de l'adverbe. Dès
lors, la suppression de l'adverbe génère un énoncé
agrammatical comme le montrent les dérivés suivants:
8.a'. *Heureusement que le cinéma a
été inventé un siècle plus tard
(LP28/02/03)
8.b'. *Bien sûr que tu en as envie
(LP01/11/02)
8.c'. *Peut être qu'il va
bientôt mourir (VB : 27)
Parler d'une complétive de l'adverbe est mal
perçu aux yeux de certains théoriciens. Ils estiment en
réalité que cette construction ne devrait nullement recevoir une
telle interprétation. Pour eux, l'adverbe ne régit pas de
complétive, il est un simple ajout du
discours, un élément adventice et
fondamentalement accidentel qui n'a pas une grande incidence sur le
schéma de la phrase.
Pour Bacha (1998 : 26-27),
si l'on peut effectivement établir un
parallélisme entre l'adverbe en -ment et l'adjectif correspondant pour
heureusement, ce n'est pas le cas pour bien sûr, peut- être ou sans
doute. De plus, les adverbes en -ment eux-mêmes ne sont pas tous
sémantiquement équivalents à la phrase impersonnelle
comportant l'adjectif apparenté (// est certain que Paul est venu
comporte un degré de certitude plus grand que Certainement, Paul est
venu, et la mise en équivalence elle-même n'est pas toujours
possible (on ne dirait pas *// est infaillible que Pierre arrive en retard
comme on dit Pierre arrive infailliblement en retard).
Goose et Grevisse dans Le Bon Usage (1993) les
appellent des «sous-phrases» ou des
«pseudo-propositions» et précisent qu'elles apparaissent
surtout dans la langue familière. Wilmet (1997 :556-557), lui, parle de
sous-phrase complétive», «complément de
l'adverbe», parallèle, donc, au «complément de
l'adjectif» de type : tout heureuse (triste, fière, confuse...) que
Pierre ne chante pas, Marie a promis sa venue. Si l'on abrège cette
présentation des points de vue, l'on est à mesure de dire que le
débat n'est pas tranché. Pour des besoins de réalisme et
compte tenu des occurrences attestées de cette construction, l'analyse
suivra les positions de Kanté (2016), Gatoone (2012), Wilmet (1997) et
Bacha (1998) : il existe une complétive de l'adverbe, c'est une
construction attestée, problématique quant à son analyse
et qui mérite encore d'être élucidée.
Les phrases ayant une complétive de l'adverbe posent
donc de nombreux problèmes à l'analyse. Le statut de phrase des
énoncés qui les intègrent est-il réellement
soutenable ? Quel est la fonction de Que P dans les suites Adv + Que P
? Ne peut-on pas les saisir comme des structures dérivées ? Si
oui, quelles pourraient être leurs structures profondes ? Par ailleurs,
toutes les complétives adverbiales admettent-elles cette source ? Le
problème de la liste des adverbes opérateurs et de leurs
propriétés distributionnelles est également à
débattre. Autant de questions qui interpellent les grammairiens.
Convenons-en, toutes ces questions ne sauraient recevoir un
traitement satisfaisant dans cette modeste analyse. Il leur faut des
études moins générales que celle-ci. Nous tenterons de
nous prononcer sur quelques-unes d'entre elles.
3.1. La suite Adv + Que P : une connexion en question
La structure de complétive de l'adverbe est
problématique. En effet, cette construction ne devrait nullement
recevoir une interprétation de phrase complétive. Selon
Wilmet (op cit), cette complétive est un
complément de l'adverbe. La complétive étant donc
complément l'adverbe, on se demande si cela ne suppose pas que l'adverbe
soit un support et la complétive un apport d'information aux plans
syntaxique et sémantique. Or, l'analyse du lien entre l'adverbe et la
subordonnée qui est prétendument son apport révèle
une autre réalité.
9.a. Heureusement que je suis un vieux fauve (SDI
:111)
9.b. Bien sûr qu'elle l'était à sa
façon (LP05/04/02 :52)
9.c. Peut-être que je réussis une vie
ratée ( LP11/10/02)
9.d. Sûrement qu'ils attendraient le soir pour manger
son bouc (VB :91)
Dans ces énoncés, les adverbes heureusement,
peut-être, bien-sûr, sûrement ont à leur droite
une complétive comme illustré ci-dessus. Cette complétive
dépend-elle réellement de l'adverbe ? Le lien entre les deux
est-il celui qui unit la complétive à ses régissants ?
Répondre à l'affirmative à ces questions
serait nier une observation évidente. Le lien entre les deux est
lâche. Ils peuvent apparaitre l'un sans l'autre. La complétive
peut être effacée comme le montrent les dérivés
ci-dessous.
9.a'. Heureusement
9.b'. Bien sûr
9.c'. Peut-être
9.d'. Sûrement
En emploi absolu, ces énoncés constitueraient
contextuellement des réponses à des questions. Ils peuvent aussi
être des exclamations.
Par ailleurs, la dislocation par extraction ou emphatisation
de la phrase nous permet de dissocier l'adverbe de la complétive, avec
effacement du Que. Dans le même contexte, l'adverbe est mobile.
N'est-il même pas effaçable ? Commençons par illustrer la
possibilité de dislocation de la phrase.
9.a». Heureusement, que je suis un
vieux fauve
9.b». Bien sûr !,
qu'elle l'était à sa façon
9.c». Peut-être, que je
réussis une vie ratée
9.d». Sûrement qu'ils
attendraient le soir pour manger son bouc
Voyons aussi comment l'adverbe peut être supprimé
et tirons les conclusions qui en découlent à partir des
énoncés ci-dessous.
9.a'''. Heureusement que je suis un vieux fauve 9.b'''.
Bien sûr qu'elle l'était à sa façon
9.c'''. Peut être que je réussis une vie
ratée
9.d'''. Sûrement qu'ils attendraient le soir pour
manger son bouc
Leeman (1982 : 62), remettait déjà en doute le
statut de cette structure. Pour elle, on peut évidemment
s'interroger sur le statut réel de cette «complétive
». Au regard des démonstrations faites ci-dessus, ne peut-on
pas conclure que l'adverbe ne régit pas de complétive dans ces
structures ? La pseudo-complétive n'y est-elle pas en
réalité la partie prédicative de tout
l'énoncé ? Autrement dit, l'essentiel de l'information de ces
énoncés n'est-il pas donné par le segment de phrase
introduit par que ? On peut se demander si l'adverbe n'y est pas un
élément adventice et fondamentalement accidentel sans incidence
syntaxique sur la structure.
L'adverbe, initialement considéré comme support
de la suite, apparait comme un simple constituant facultatif. On peut s'en
passer. Cet élément est en fait un connecteur discursif. Il a
pour rôle de renforcer la charge énonciative du message en le
modalisant. L'adverbe semble faire un tout avec le morphème que.
En effaçant donc le complexe adverbe + conjonction, le reste de la
phrase reste sans problème. L'énoncé obtenu reste
grammaticale et prédicatif tel que le montrent ces dérivés
:
9. a''''. Heureusement que je suis un vieux fauve
9. b''''. Bien sûr qu'elle l'était
à sa façon
9. c''''. Peut être que je réussis une vie
ratée
9. d''''. Sûrement qu'ils attendraient le soir pour
manger son bouc
Par conséquent, contrairement à Wilmet
(op.cit.), ne peut-on pas conclure que nous avons affaire ici à
une proposition indépendante ? Si la structure est ainsi revue, quelle
peut être la fonction de Que ? Quel poste Adv
occupe-t-il réellement ?
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