CHAPITRE DEUXIÈME
TYPOLOGIE ET COMPLÉMENTATION DE L'ADJECTIF EN
FRANÇAIS
Le parcours théorique effectué au chapitre
précédent permet de constater
l'hétérogénéité de la classe de l'adjectif.
Les éléments qui la composent ont un fonctionnement distinct.
C'est en ce sens que Riegel et al. (2014 : 599) affirme qu'il y a
adjectif et adjectifs. La grammaire traditionnelle ne s'occupait pas de la
composition de la classe de l'adjectif. La grammaire structurale en fait
l'élément central d'un syntagme. Or, dans cette classe, tous les
éléments n'ont pas le même fonctionnement. Quand on traite
d'adjectif, il y a lieu de concevoir des dissemblances. Partant de constat et
tirant profit des retombées de l'analyse structurale, ce chapitre
s'attèle donc à en montrer les particularités et
l'hétérogénéité de la classe syntaxique de
l'adjectif. Dans ce chapitre, nous chercherons la réponse à trois
questions. Quels sont les ensembles constitutifs de la classe de l'adjectif
qualificatif et leurs traits définitoires ? Qu'est-ce qui les distingue
les uns d'avec les autres ? Parmi ces classes, quelles sont celles qui sont
susceptibles de régir une complétive ? Pour y répondre,
l'analyse obéit à un plan en deux articulations. La
première pose la problématique des types d'adjectifs
qualificatifs en français. La deuxième revient sur la
complémentation de l'adjectif qualificatif en français.
1. LA QUESTION DE LA TYPOLOGIE DES ADJECTIFS
QUALIFICATIFS EN FRANÇAIS MODERNE
La classe de l'adjectif qualificatif se divise en quatre
sous-ensembles : les adjectifs qualificatifs simples, les adjectifs
relationnels, les adjectifs inclassables ou de troisième type et les
participes passés en emploi adjectival. Il convient de les
présenter en vue de la détection de la sous-classe qui admet la
complétive comme argument de gauche. Nous avons supposé que seul
le premier sous-ensemble et le dernier sont susceptibles de recevoir une
complémentation propositionnelle.
1.1. Les Adjectifs qualificatifs simples : une
résistance aux critères d'identification Les adjectifs
simples sont généralement dérivés des noms au plan
morphologique. Ils sont aussi appelés radicaux. Ils peuvent tout de
même recevoir des affixes. Les mots en gras dans les
énoncés ci-après sont des adjectifs simples.
5.a. Mais puisque vous me le dites, c'est probablement
exact (LP : 93)
5.b. Elsa a une grande
supériorité sur vous (LP :147)
5.c. Il lui semblait que Tonga et lui se trouvaient dans
deux pirogues différentes sur un fleuve immense
dont le courant était rapide (VC :
125)
5.d. Les habitants de Tanga étaient veules,
vains, trop gais, trop sensibles (VC
:21)
5.e. Sa bouche s'était affaissée...ce qui
faisait ressortir son nez aux narines tellement ouvertes qu'on
y voyait la morve blanchâtre (VNM : 24)
Dans ces énoncés, certains adjectifs n'ont pas
de désinence. C'est le cas d'exact, immense, et rapide.
D'autres en sont pourvus, à l'instar de grande,
différentes, ouvertes, gais, veules, et vains D'autres
encore sont dotés d'affixes. Immense a le préfixe
im-, sensibles renferme le suffixe -ible et
blanchâtre a le suffixe -âtre. Au-delà de
cette description formelle, on pourrait se demander quels sont leurs
propriétés au plan syntaxique et sémantique.
En réalité, la plupart des grammaires affirment
qu'il existe des sous-ensembles au sein de la classe de l'adjectif
qualificatif. Seulement, décrivent-elles systématiquement les
différences qui les séparent ? Riegel et al. (2014 : 597-626)
s'y attellent. Quels critères distinctifs des adjectifs
qualificatifs simples donnent-ils ?
Pour Riegel et al. (2014 : 626), Les adjectifs
qualificatifs se distinguent nettement des deux autres types d'adjectifs qui ne
fonctionnent que comme épithètes par au moins sept
propriétés :
1. ils dénotent une caractéristique
inhérente des termes auxquels ils se rapportent ;
2. ils sont aptes à la fonction prédicative,
lorsqu'ils sont attributs et apposés ;
3. ils se pronominalisent par « le » invariable
en position d'attribut du sujet, et, dans toutes leurs fonction par la proforme
« tel(le) (s) » ;
4. comme épithète d'une forme pronominale,
ils sont construits indirectement au moyen de la prép `'de»
;
5. ils ont régulièrement un correspondant
nominal dont ils sont dérivés ou dont ils constituent la base
dérivationnelle ;
6. sauf blocage sémantique, ils varient en
degré et sont dits gradables ;
7. ils forment souvent la base d'un adverbe de
manière en -ment paraphrasable par « de manière »,
« de façon -adj ».
1. Ils dénotent une caractéristique
inhérente des termes auxquels ils se
rapportent. On se demande si cette
propriété est totalement soutenable. Les propriétés
des termes peuvent être ponctuelles, contextuelles ou afférentes.
Dans les énoncés [5.] ci-dessus, exact, différentes,
rapide, veules, vains, gais, sensibles ne dénotent pas des
caractéristiques inhérentes. Au contraire, ce sont des situations
contextuelles pouvant varier. Par ailleurs, comme nous le verrons infra, les
autres classes d'adjectifs peuvent dénoter une inhérence.
En [5.c'], les épithètes immense et
différentes n'admettent nullement la proforme
tel(le)(s). Ils peuvent être remplacés
par une périphrase, à savoir ainsi fait(e)(s). [5.c']
3. ils se pronominalisent par « le » invariable
en position d'attribut du sujet, et, dans toutes leurs fonctions par la
proforme « tel(le) (s) ». Plusieurs structures d'adjectifs
attributs n'admettent pas la pronominalisation en le. Il s'agit
précisément de l'attribut précédé d'un verbe
occasionnellement attributif. On le retrouve dans les énoncés
comme Le chef est entré furieux. On ne pourrait pas avoir la
dérivée *Le chef l'est entré. Par ailleurs, dans
les autres fonctions, la proforme telle n'est pas toujours admise.
Considérons le cas de l'apposition dans la phrase suivantes : Les
habitants du village, convaincus que la mort de leur
concitoyen était le fait des occupants de la honda, commencèrent
à les lapider (TSTA : 87). Le remplacement de l'adjectif
convaincu par tel nous livre un énoncé
agrammatical : Les habitants du village, tel,
commencèrent à les lapider. La substitution de l'adjectif
qualificatif par la proforme tel induit généralement une
agrammaticalité. Selon les cas, on aura besoin d'une transformation de
la phrase. Il convient de le visualiser à travers les phrases
ci-dessous.
5.a'. Mais puisque vous me le dites, c'est probablement
exact /* ce l'est probablement
5.c'. Il lui semblait que Tonga et lui se trouvaient dans
deux pirogues différentes sur un fleuve immense
dont le courant était rapide /
*. Il lui semblait que Tonga et lui se trouvaient dans deux
pirogues deux pirogues sur un fleuve tel dont le courant
l'était
5.d'. Les habitants de Tanga étaient veules,
vains, trop gais, trop sensibles
?Les habitants de Tanga l'étaient
La règle de Riegel et al. ne prétend
pas rentrer dans les détails de l'application de la pronominalisation.
L'énoncé [5.a'] est agrammatical. Pour que la substitution de
l'attribut du sujet exact par la proforme soit opérante et que
la grammaticalité et l'acceptabilité de la phrase soient
retrouvées, la phrase doit subir des modifications. C' doit
être remplacé par son analogue ça. On aurait alors
l'énoncé suivant : Mais puisque vous me le dites, ça
l'est probablement. Si l'on veut maintenir c', on ne remplacera
pas l'attribut du sujet par le, mais plutôt par la proforme
ainsi. D'où l'énoncé suivant Mais puisque
vous me le dites, c'est probablement ainsi. Nous pensons qu'au-delà
de la proforme le de Riegel et al. la proforme
générique ainsi peut de temps en temps servir de
vicaire.
devient alors Il lui semblait que Tonga et lui se
trouvaient dans deux pirogues ainsi faites sur un fleuve ainsi fait dont le
courant était ainsi.
Pour maintenir la grammaticalité de la phrase et pour
que la proforme le figure en [5d'], il faudrait une
antéposition des adjectifs épithètes. C'est ladite
antéposition qui justifierait et validerait le pronom le comme
anaphorique des adjectifs qualificatifs. Autrement, il faudrait toujours avoir
recours à ainsi. L'antéposition du pronom étant
une propriété de la pronominalisation des adjectifs sous la forme
le, nous dirons que la règle de Riegel et al. reste
valide. Car, l'adjectif apparait toujours dans le contexte gauche (sa
victoire est historique, son échec l'est aussi). De ce fait, bien
qu'ayant des compléments, notre analyse ne met pas en défaut la
règle énoncée par Riegel et al. Cette analyse est
illustrée dans les reformulations suivantes.
5.d». Veules, vains, trop
gais, trop sensibles, les habitants de Tanga
l'étaient 5.d'''. Les habitants de Tanga
étaient ainsi (faits)
Les limites et les nuances que nous venons de mettre en
évidence découlent en fait de la complexité des
opérations syntaxiques à appliquer. Pour des besoins
d'économie, nous préférons nous limiter à ces deux
critères analysés. Pour nous, les adjectifs qualificatifs simples
sont difficiles à distinguer des autres. Les critères de
reconnaissance émis sont insuffisants pour les caractériser
systématiquement. Voilà pourquoi Marquez (1998 :87) affirme
que
la classification des adjectifs pose de `'multiples
problèmes à la constitution d'une classification « stable
» (i.e. bien définie, dans le sens où les autres parties du
discours : verbes et noms, présentent un contour morphosyntaxique «
moins flou » que celui de l'adjectif).
La problématique de la définition globale de la
classe de l'adjectif qualificatif dépassant largement le cadre restreint
de la présente étude, nous préférons la renvoyer
à des études ultérieures.
Les qualificatifs simples se caractérisent par le fait
qu'ils relèvent de la qualification et d'identification d'un GN.
Au-delà de leurs fonctions syntaxiques épithète,
attribut et élargissement, les qualificatifs simples servent
à retreindre l'extension et l'extensité d'un nom ou d'un pronom.
Ils ont donc une valeur sélective ou restrictive, une valeur explicative
et une valeur particularisante vis-à-vis du nom. Dans les lignes
ci-dessus, mention a été faite des adjectifs relationnels. Pour
les saisir, les grammaires les opposent aux qualificatifs simples. Il convient
de voir ce qu'il en est réellement.
1.2. Les adjectifs relationnels : des contours à
décrypter
D'après l'usage consacré, les adjectifs
relationnels expriment une relation entre un adjectif et le nom dont il
dérive. Selon Tamine (1988 :121), les adjectifs relationnels
expriment donc non plus une propriété intrinsèque,
mais une propriété relationnelle et peuvent être
paraphrasables par un complément prépositionnel. C'est un
critère sémantique qui fonde la distinction entre qualificatifs
et relationnel.
C'est en prenant appui sur les principes de l'Ecole de
Genève que l'on peut cerner la particularité des adjectifs
relationnels. D'après Nuria Rodriguez (2000 :50),
les linguistes de l'Ecole de Genève opposent les
termes d'inhérence et de relation. Les adjectifs relationnels expriment
un rapport de relation ou de transitivité extrinsèque, tandis que
les adjectifs qualificatifs expriment un rapport d'inhérence ou de
transitivité intrinsèque.
En d'autres termes, les adjectifs relationnels dénotent
une propriété afférente au référent nominal
auquel ils sont adjoints. La propriété exprimée par
l'adjectif est rattaché à un autre référent que
renferme la structure de l'adjectif. Mais, une connexion est établie
entre ce référent coalescent à l'adjectif et le nom dont
dépend le relationnel.
Ces adjectifs ont six principales propriétés.
Selon Monceaux (1997 : 39-40)
Ils ont en commun :
(a) la relation morphologique avec un nom, ce sont des
adjectifs dénominaux;
(b) la capacité, dans certaines conditions
particulières, de valoir pour un complément prépositionnel
du nom recteur ;
(c) le fait de ne jamais être
épithète antéposé ; l'antéposition peut
servir également de critère de distinction entre deux formes
homonymes;
(d) le fait d'être inusités comme attributs
sauf dans des conditions particulières, les constructions attributives
contraignent une interprétation sous-classificatrice, contrastive ou
typique ;
(e) l'incompatibilité avec le degré, y
compris pour les phrases en être recevant une interprétation
contrastive, mais non pour les phrases en être à
interprétation typique ;
(f) le refus de la nominalisation en avoir;
(g) ainsi que le refus, moins systématique, de la
substantivation au moyen de l'article générique ;
La propriété [d], combinée avec [a], sert
de définition des adjectifs relationnels, et la définition
obtenue est beaucoup plus opératoire que celles de Tamine (1988) ou
Rodriguez (2000) précédemment citées.
Les exemples ci-après le démontrent. Les mots en
gras sont des adjectifs relationnels.
6.a. L'autre Tanga auquel les bâtiments
administratifs tournaient le dos occupait le versant nord (VC
:20)
6.b. Tanga commercial, Tanga de l'argent
et du travail lucratif vidait l'autre Tanga de sa substance
(VC :21)
6.c. Ils s'acquittaient de leurs fonctions diverses :
rabatteurs, marmitons, main-d'oeuvre pénale (VC :
21)
Dans ces énoncés [5.], administratifs,
commercial, et pénale sont respectivement
issus de administration, commerce, et peine . Tous sont
postposés aux noms dont ils dépendent.
Ces adjectifs ne varient pas en degré telles que le
montrent les phrases ci-dessous.
6.a'. *L'autre Tanga auquel les bâtiments
très / vraiment / véritablement / fort administratifs
tournaient le dos occupait le versant nord
6.b'. *Tanga très / vraiment /
véritablement / fort commercial,
6. c'. *Ils s'acquittaient de leurs
fonctions...main-d'oeuvre très / vraiment / véritablement
/ fort pénale
Les adjectifs administratifs, commercial, et
pénale n'acceptent pas d'être modifiés par
un adverbe. L'adjectif mortel n'est un adjectif que
morphologiquement. En effet, péché mortel est
plutôt un nom composé, parce que mortel ne prend sens
qu'avec péché. D'un point de vue syntaxique, mortel
n'est donc pas un élément lexical.
En outre, la fonction attribut peut être assumée
par certains de ces adjectifs. Les phrases sont soit tout à fait
agrammaticales, soit d'acceptabilité variable. L'acceptabilité
des énoncés conditionne les propriétés
distributionnelles des structures Det+ Npred+ Cop/ Vattrib+ Adj rel.
Nous prenons uniquement en compte de l'interdépendance entre le
déterminant, le nom tête, la présence ou absence de
modifieurs. L'absence de l'un de ces éléments, le choix d'un
élément d'une nature différente peut
considérablement agir sur l'agrammaticalité de
l'énoncé. Par exemple l'insertion d'un type de déterminant
précis réduit l'agrammaticalité de l'énoncé
et accroit le sentiment d'acceptabilité dans certains contextes.
6.a. ?Les / Ces bâtiments
sont/ restent / ont l'air/ paraissent / administratifs
6.b. ?Tanga est / reste / a l'air / parait
commercial,
6.c. *La/ cette main-d'oeuvre est /
reste / a l'air / parait pénale
Certaines de ces phrases sont presque acceptables, mais le
critère de Monceaux est à interpréter plutôt comme
une différence d'acceptabilité avec Ces bâtiments (sont
+ restent + ont l'air + paraissent) des bâtiments administratifs. On
perçoit dans ces phrases l'interprétation sous-classificatrice ou
typique mentionnée par Monceaux. Le test de la phrase copulative donne
donc un résultat compatible avec l'hypothèse d'adjectifs
relationnels.
Quand les relationnels sont toujours postposés au nom,
les adjectifs qualificatifs dont la présentation suit sont toujours
antéposés. Ce sont les adjectifs qualificatifs de type trois.
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