2.2. L'adjectif qualificatif : tête lexicale du GA en
grammaire structurale
Dans la syntaxe dépendancielle de Tesnière,
l'adjectif est le régissant du noeud adjectival. Selon Tesnière
(1982 :181-188), par son aptitude à recevoir comme
subordonnés les adverbes, l'adjectif s'apparente dans une certaine
mesure au verbe. La plupart des adjectifs sont d'anciens participes,
c'est-à-dire des formes d'origine verbale, et par conséquent
susceptibles de comporter des circonstants. Par ailleurs, pour
Tesnière, la phrase peut se réduire au seul noeud adjectival. Ce
type de phrase est appelé phrase adjectivale. Elle
est entièrement régie par un adjectif.
Le constat qui ressort de ce développement est que l'adjectif
commence progressivement à être vu comme un prédicat.
Tesnière (Op. cit : 68-69) classe les
adjectifs en deux espèces, à savoir les adjectifs attributifs
et les adjectifs de rapport. Les adjectifs attributifs attribuent au
substantif qu'ils déterminent une qualité ou une quantité.
Les adjectifs de rapport indiquent que le substantif qu'ils déterminent
est en rapport avec une personne ou une circonstance de temps ou de lieu.
Bien que changeant de dénomination, cette classification est
analogue à celle de la grammaire traditionnelle. L'auteur le
reconnaît d'ailleurs en ces termes : les adjectifs de qualité
particuliers sont ceux que la grammaire traditionnelle désigne
ordinairement par les termes d'adjectifs qualificatifs. Les principaux sont
ceux de qualité, de dimension, de couleur et d'ordre.
Ce qui est intéressant ici c'est cette tentative de
catégorisation sémantique des adjectifs qualificatifs en
paradigmes sémantiques. Ladite catégorisation pourrait nous aider
à répondre à une de nos hypothèses de
départ, à savoir que la catégorie sémantique
à laquelle appartiendrait un adjectif qualificatif peut ou non le
prédisposer à régir une complétive.
Toutefois, si Tesnière (op.cit. : 181) estime que
l'adjectif n'a guère comme subordonné possible que l'adverbe,
les développements possibles du noeud adjectival sont donc restreints ;
On se demande si l'adjectif ne pourrait pas avoir des subordonnés
autres que l'adverbe, au sens de Tesnière. Nous notons par exemple
l'omission de la suite Adj+ Que P sur laquelle repose essentiellement notre
travail.
Selon Maingueneau (1999 :77), le GA est une
catégorie majeure mais « secondaire », car il dépend du
nom, avec lequel sa tête, l'adjectif, s'accorde en genre et en nombre.
À lui seul, un GA ne réfère à rien ; il contribue
à la référence d'un GN. En la tête du GA se
trouvent se trouvent l'adjectif qualificatif. Comme tout régissant, il
appelle des compléments. Ce sont des GP, des infinitifs ou des
complétives. Maingueneau n'étudie pas ces complétives
régies par un Adjectif. Il postule à une
hétérogénéité de la classe des adjectifs
qualificatifs. Il la divise en trois sous-classes dont les qualificatifs purs,
les relationnels et les antéposés. Nous reviendrons sur ces
sous-classes infra.
Gardes-Tamine (1988 :120-121) met l'adjectif en relation avec
le GN. Pour elle, les adjectifs constituent la deuxième
catégorie d'éléments qui accompagnent le nom. Ils
expriment des propriétés de ces éléments. Ils ne
déterminent pas, ils caractérisent. Contrairement à
Maingueneau, Gardes-Tamine, sur la base de critères sémantiques
et syntaxiques, distingue plusieurs catégories d'adjectifs. On distingue
ceux qui expriment une propriété intrinsèque, les
adjectifs relationnels, les ordinaux et indéfinis et les
participes.
Riegel et al. combinent les apports de la grammaire
traditionnelle et les acquis de la linguistique contemporaine. Pour ces
auteurs, l'adjectif est une partie élémentaire du discours. C'est
un modifieur et caractérisant du nom. Il est variable en genre et en
nombre et s'accorde avec le terme nominal qu'il modifie. Ils montrent que la
classe de l'adjectif qualificatif est hétérogène. Elle
comprend les adjectifs qualificatifs, les adjectifs relationnels et les
adjectifs de troisième type.
De l'avis de Riegel et al (2014 :626-628), comme mot
tête d'un GA, l'adjectif qualificatif est susceptible d'être
complété par divers modifieurs. Il peut recevoir un adverbe, les
compléments prépositionnels et les compléments
propositionnels. Cette complémentation de l'adjectif est
illustrée par les énoncés ci-dessous empruntés
à Riegel et al.
4.a. Je suis content que vous soyez là
4.b. je suis content d'être là
4.c. je suis content de ce travail
Outre la possibilité de substitution entre les divers
compléments du GN, les auteurs n'insistent pas sur la
complémentation de l'adjectif. Ils ne caractérisent pas non plus
les adjectifs recteurs de ces structures. Leur grammaire se rapproche de celle
de Wilmet (1998 : 96) qui critique l'incohérence des approches
traditionnelles lors de la classification des adjectifs qualificatifs et des
adjectifs déterminatifs. En effet, certaines grammaires traditionnelles
à l'instar de Dubois et al (1961), Chevalier et al. (1964),
Dubois et Lagane (1973), Galichet (1970), Grevisse (1980) divisent la
classe des adjectifs en adjectifs qualificatifs et en adjectifs non
qualificatifs ou déterminatifs. Wilmet (Op. cit : 109) montre
que des unités dites adjectifs déterminatifs fonctionnent comme
les qualificatifs. Par conséquent, le terme supérieur
d'adjectif désigne une classe de mots à laquelle
s'agrègent, par transfert, des noms, des verbes, des pronoms, des
adverbes.
Pour refondre cette classe, Wilmet (1997 : 96 et sq.) convoque
trois paradigmes : quantification, caractérisation et
quantification-caractérisation. Les adjectifs qualificatifs sont
des caractérisants stricts directs. Pour Wilmet (1998
:188-190), les caractérisants déterminent (au sens
étymologique de « fixer un terme ») l'extension du noyau N
d'un syntagme nominal SN : (un) ballon et (un) ballon ROUGE, (le) globe et (le)
globe TERRESTRE. Dans les caractérisants stricts directs, on a
les adjectifs originels, les participes présents-adjectifs verbaux,
les participes passés employés comme adjectifs, des noms,
pronoms, adverbes et au moins une interjection transférée.
Quelle conception les auteurs s'inscrivant dans le cadre du
lexique-grammaire ont-ils de l'adjectif qualificatif ?
Chez ces derniers, la caractérisation de l'adjectif
qualificatif se fait en termes sémantique et syntaxique.
Le lexique-grammaire est un cadre d'analyse
développé par Gross (1975). Il est issu de la grammaire
transformationnelle harrissienne. L'approche du lexique grammaire consiste
essentiellement à recenser, sous forme de tables, un ensemble important
de caractéristiques des prédicats, y compris les structures
syntaxiques dans lesquelles ils peuvent apparaître. Il s'agit de la
description des propriétés distributionnelles et
transformationnelles des parties du discours prédicatives. Ce sont le
verbe, le nom, l'adverbe et l'adjectif qualificatif. En effet, selon Laporte
(1999 :3), un schéma de phrase simple comporte un
élément lexicalement spécifié, et qui en principe a
un caractère prédicatif ; plusieurs actants ou arguments peuvent
s'y ajouter.
Le lexique-grammaire étudie plusieurs catégories
d'adjectifs qualificatifs. Certaines études comme celle de Meunier
(1981) portent sur les adjectifs prédicatifs. D'autres, à
l'instar de Gross (1981), sont liées aux adjectifs en position
d'argument d'un prédicat. Les dernières, à l'exemple de
Giry-Schneider (2005), ont trait aux adjectifs qui ne sont ni l'un ni l'autre.
Selon Meunier (1981), cité par Nuria Rodriguez (2000 : 68), Les
adjectifs prédicables peuvent être actants de Npred
(nom prédicatif). Dans le lexique grammaire, l'adjectif
qualificatif s'étudie dans les trois configurations. Il peut être
argument ou alors prédicat. Il faut donc distinguer l'adjectif comme
argument de l'adjectif comme prédicat.
Selon Bonami (2007 :1) la notion d'argument est
utilisée avec deux sens différents, respectivement syntaxique et
sémantique. Plus généralement, on dira qu'une expression A
est un argument sémantique d'une expression B si la valeur
sémantique de A sert à remplir une place argumentale de la valeur
sémantique de B. Au plan syntaxique, la notion d'argument se
rapproche de celle de complément. Mais, elle ne saurait s'y
réduire. Le débat sur cette notion est loin d'être
tranché. Il dépasse largement le cadre de ce travail. Ainsi,
quand il est un argument, l'adjectif qualificatif est régi par un nom.
C'est ce dernier qui en détermine l'occurrence et la plupart des
propriétés morphosyntaxiques. La relation dans ce cas se
formaliserait comme suit Npred+Adj+X, ou Npred +X+ Adj. Dans
cette formule, X représente un verbe ou un modifieur d'Adj.
L'adjectif qualificatif peut aussi être un
prédicat. En tant que prédicats, selon Nuria Rodriguez
(op. cit.), les adjectifs qualificatifs sélectionnent leurs
structures argumentales, qui seront décrites à travers une
représentation syntaxique. Dans une structure
prédicat/arguments, s'il y a plusieurs arguments, c'est
le prédicat qui sélectionne chaque argument, c'est-à-dire
que les possibilités qui peuvent apparaitre dans un argument
dépendent du prédicat. Dans ce cas de figure, l'adjectif
qualificatif conditionne et module l'apparition de ses compléments.
Parlant de la complémentation des adjectifs
qualificatifs, Leger (2006 :19-21) pense qu'ils ont une complémentation
phrastique. Pour elle, la réalisation syntaxique des
compléments ainsi que leurs propriétés propres seraient
entièrement ou partiellement prévisibles sur la base du sens des
prédicats matrices. Autrement dit, le sens de tout adjectif
requiert un type de complément. On se demande néanmoins si cet
avis ne pourrait pas être évalué et nuancé.
Il y a des contre-exemples dans le cas des verbes. Certains
synonymes n'ont pas les mêmes propriétés syntaxiques. Si
les propriétés syntaxiques étaient prévisibles sur
la base du sens, cela devrait être impossible. Comparons être
mort et être décédé. C'est exactement
le même sens. Mais la distribution du sujet n'est pas la même. On
dit Mon cactus est mort ou Le moustique est mort, mais pas
*Mon cactus est décédé ou *Le moustique est
décédé. De même, savoir et
connaitre ont exactement le même sens dans Luc sait
l'âge de Marie et Luc connait l'âge de Marie. Ici la
distribution du complément direct est différente. Luc sait
que Marie a 17 ans, mais *Luc connait que Marie a 17 ans.
La complétive de l'adjectif relève de la
complémentation phrastique. Leger (2006 :20), la
complémentation phrastique réfère aux constructions qui
comportent un prédicat et son sujet (qu'il soit lexicalement ou non),
c'est-à-dire aux constructions complétives tensées et non
tensées. Notre tâche consistera à déterminer la
structure argumentale des adjectifs introducteurs de complétives et, si
possible et dans une moindre mesure, les propriétés
sémantiques de ces groupes de prédicats.
Que pouvons-nous retenir des grammaires modernes ci-dessus ? Y
a-t-il avancée ? Si oui, en quel sens ? Les grammaires structurales
mettent un accent sur la notion de groupe. L'adjectif qualificatif est le
constituant central du groupe adjectival. Au-delà de sa connexion et de
sa dépendance vis-à-vis d'un GN, les courants structuralistes et
post-structuralistes relèvent régulièrement le
caractère prédicatif de l'adjectif qualificatif. Ces grammaires
insistent sur le fait que, dans son emploi argumental, l'adjectif qualificatif
peut être régi par un N préd. Et dans son rôle
prédicatif, il régit lui-même un ou plusieurs arguments.
Les grammaires structurales relèvent que la syntaxe de
l'adjectif qualificatif est souvent associée à sa
sémantique. Les structuralistes américains tels que Bloomfield
ont systématisé les procédures de tests
opératoires. Ils permettent d'étudier la syntaxe
indépendamment des intuitions sémantiques. Dans ces tests, le
sens intervient, mais seulement quand on évalue si l'application du test
provoque un changement de sens. C'est la même procédure qui est
adoptée dans le cadre du lexique-grammaire. En ce sens, selon Laporte
(2018: 162),
The LG method is much about such practical techniques of
elaborating the procedures of observation or the definition of features, in
order to improve reproducibility. When you ask the right question, it is easier
to agree on an answer. In practice, performers of LG work are trained to be
systematically watchful of their own dubious or instable judgments, and to
compare these judgments to those of their peers. This measurement of
reproducibility is subjective, but peer controlled, in order that subjectivity
does not affect the quality of the results.
En résumé, les procédures d'analyse en
lexique-grammaire sont certes empreintes de subjectivité, mais l'emprise
de cette dernière est moindre. En procédant rigoureusement aux
tests et en posant la bonne question, on aboutit à des réponses
satisfaisantes. Ces dernières mettent les études à l'abri
d'analyses non reproductibles. Elles garantissent également aux
descriptions une certaine rigueur. Les linguistes qui considèrent ces
tests comme dépassés n'ont rien proposé de mieux pour
s'assurer que leurs travaux aboutissent à des résultats
fiables.
Même si les classifications structurales et les
études syntaxiques dominent, le sens ne saurait être totalement
exclu. En ce sens, de nombreuses études de l'adjectif qualificatif sont
sémantiquement orientées. Le sens sert à délimiter
le sujet de l'étude. On aura ainsi des études portant sur les
adjectifs de couleur, les adjectifs spatiaux, ou des regroupements en classes
d'objets. etc. Néanmoins, les travaux réalisés avec la
méthode du lexique-grammaire aboutissent souvent à la
constatation que la syntaxe n'est déterminée par la
sémantique que de façon limitée et partielle. C'est le cas
de l'étude de Guillet et Leclère (1992), travail consacré
aux constructions transitives locatives en français. La classe des
adjectifs qualificatifs est redistribuée en sous-classes. Tous ces
paramètres concourent à donner à l'adjectif qualificatif
le visage d'un constituant protéiforme. Ainsi, de la grammaire
traditionnelle à la linguistique structurale, il y a eu des
avancées dans la conception et la présentation de l'adjectif
qualificatif. Au terme de ce parcours, on peut dresser un profil
synthétique de ce constituant et citer ses différentes
espèces ainsi que les critères de classification en
paradigmes.
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