Partie 1 : Les contours du hors-scène
I) Des origines du théâtre : de
l'amphithéâtre grec à la boîte noire
Opsis et théatron :
voir
Tous les mots grecs concernant le théâtre ou la
représentation sont construits non pas sur la notion d'entendre,
d'écouter ou de lire, mais sur la notion de voir : opsis, en
premier lieu employé par Aristote et souvent traduit en français
par spectacle, et surtout théatron, désignant le lieu
d'où l'on voit, devenu « théâtre » en
français.3
Anne Surgers, dans Scénographie du
théâtre occidental, place, dès son origine, le
théâtre dans un rapport à la vue, et donc dans un rapport
entre deux sphères : un objet montré face à un sujet
regardant cet objet. A l'origine, et avant le verbe donc, le
théâtre nécessite une image et un public.
Analysons - avant tout spectacle - le dispositif construit
à cette époque pour le théâtre : la manière
dont l'espace est organisé et ce que l'on y voit.
Le théâtre antique grec est situé en plein
air. Le public installé sur des gradins est tourné vers
l'orchestra autour d'un espace de jeu circulaire en terre battue
où jouent le choeur, les musiciens, les chanteurs et les danseurs. Au
centre de ce cercle se trouve un autel utilisé pour les sacrifices
à Dionysos, la thymélé.
L'espace de jeu des comédiens, face aux spectateurs,
est appelé proskènion : une estrade
surélevée installée devant une construction initialement
en bois : la skènè. Le mur visible de la
skènè est percé de trois portes pour faire entrer
et sortir les personnages directement sur le proskènion. Elle
dissimule des escaliers menant les comédiens sur le
theologeion, un espace situé sur son toit utilisé pour
l'apparition des dieux, ou conduisant sous le proskènion, voire
au centre de l'orchestra par un passage souterrain, pour faire
apparaître les personnages infernaux. Les murs de la
skènè, comme les coulisses de nos théâtres
contemporains, masquent les comédiens qui se préparent à
surgir de partout.
Enfin, la skènè cache en partie un
bâtiment plus haut et construit derrière elle : le temple de
Dionysos.
3 Anne Surgers, Scénographie du théâtre
occidental, (2è édition), Paris, Armand Colin,
2007
Le théâtre antique grec (plan et
illustration d'André Degaine, coloriage anonyme)
8
9
Opsis et théatron : avoir des
visions.
Il est également intéressant de noter
qu'opsis et théatron ne désignent pas
uniquement un lieu. Comme nous l'explique toujours Anne Surgers, ils ont en
commun un deuxième sens : celui d' « avoir des visions
mystiques ».4
Cette double signification confère au
théâtre une dimension particulière dès son origine.
Au-delà du simple rapport regardant - regardé entre le public et
le spectacle, c'est une triangulation qui s'impose avec la « vision »
: une image ou une représentation mentale, liée à l'objet
regardé, mais réinterprétée par le cerveau de
l'observateur. Cette caractéristique est d'autant plus présente
que le théâtre grec s'inscrit lui-même dans les fêtes
religieuses.
La skènè joue un rôle
déterminant dans ce processus de « visions » :
étymologiquement d'une part (skènè signifie
d'abord « tente », puis « tente sacrée »),
architecturalement d'autre part (elle est située entre un autel et un
temple dédiés tous deux à Dionysos). Aussi, pour Anne
Surgers, au-delà de sa fonction de coulisses, « la
skènè est plutôt le lieu du divin caché et
invisible, qui se manifeste sur le proskènion et
l'orchestra par l'intermédiaire de l'acteur et de la
représentation théâtrale. »5 Elle ne cache
pas seulement les préparatifs du spectacle, mais tout un monde
invisible, qui, bien plus vaste que la vie terrestre, peut surgir à tous
moments à la vue de tous.
Cette maison imposante au centre de l'espace scénique
devient le lieu de tous les possibles, une boite de Pandore laissant
échapper des bribes d'histoires. « La façade de la
skènè [est une] frontière [qui] marque le passage
entre le dieu qu'il est interdit de voir et le dieu qu'il est permis de voir.
»6
Plus généralement, ce lieu où il est
interdit de voir, dissimule également ce que l'on ne souhaite pas
montrer. La Médée d'Euripide ne commet pas l'infanticide
dans l'orchestra, mais bien dans la skènè. En
faisant ce choix, l'auteur empêche le public de voir la scène,
mais non de l'imaginer, ce qui est sans doute plus violent encore. Car
même brillamment interprétée, une telle scène serait
forcément limitée par le jeu des comédiens ou risquerait
d'être ternie par un trucage un peu grossier. Le public, face à
une telle violence, chercherait à se rassurer en se disant qu'il est au
théâtre. Situer le double meurtre dans la skènè,
c'est le déplacer dans le domaine invisible des dieux et de
l'imagination, et donc dans les visions du spectateur.
4 Opsis possède également le sens d'
« avoir des visions pendant son sommeil », c'est-à-dire
rêver, indique le dictionnaire grec-français Victor Magnien
Maurice Lacroix, Paris,Belin, 1969.
5 Anne Surgers, op cit
6 Ibid
10
La disparition de la
skènè
Le premier bouleversement fondamental du théâtre
- son dispositif architectural et son rôle social - survient à
l'époque romaine. La représentation perd sa signification
religieuse et s'inscrit dans les fêtes de divertissement.
La nouvelle architecture des théâtres transforme
considérablement la skènè. Son mur visible
s'étend pour fermer l'arc de cercle, prend le nom de frons scenae
et s'orne d'objets luxueux. Le proskènion grandit lui
aussi. Il devient proscenium et se dote d'un toit qui permet des
systèmes d'accroches et de machineries. Enfin, même si cette
nouvelle forme s'avère moins démocratique que le
théâtre antique qui permettait à tous les spectateurs de
voir l'espace scénique, la priorité est ici donnée
à la visibilité, la qualité acoustique, et au confort
d'une partie du public. Celui-ci s'installe en demi-cercle et vient
également remplir l'orchestre, qui devient dès lors un
emplacement de choix.
La réflexion menée par les Romains sur le voir
et l'entendre ainsi que la clôture du lieu ont pour effet de concentrer
le regard du public sur l'espace du proscenium. La
skènè n'est plus un petit espace dont on peut
appréhender les contours, où naissent les drames des hommes et
des dieux. Elle disparaît au profit d'un grand mur qui crée une
frontière non plus entre l'invisible et le visible, mais entre la «
fiction et la réalité »7. En effet, autour du
proscenium, les limites sont celles liées à la
réalité : des coulisses sont à l'arrière, cachant
derrière le frons scenae l'aspect technique de la
représentation - changements de costumes des comédiens ou
préparations de machineries - et l'espace du public à l'avant,
juste devant le proscenium.
7 Ibid.
11
La boîte dans la boîte : vers le
théâtre illusionniste
Si les lieux du théâtre prennent de multiples
formes dans les siècles qui suivent, le théâtre à
l'italienne s'invente en revendiquant un héritage direct avec le
théâtre romain. Cette architecture, qui se
généralise dès le XVIIe siècle, devient
très vite le modèle absolu dans tous les pays d'Europe.
Il reste aujourd'hui un canon très dominant. Et la
majorité des pièces prises en exemple dans ce mémoire y
prennent place.
De nombreuses évolutions sont à noter entre le
théâtre grec et le théâtre à l'italienne.
Certaines nous préoccupent particulièrement dans le cadre de
notre analyse.
Le Théâtre Olympique de Vincence, inauguré
en 1585, constitue un tournant dans ces transformations. L'architecture du lieu
a évolué vers un espace fermé. Il s'est doté d'un
toit, si bien qu'il devient lui-même une boîte complètement
hermétique. Avant tout, il fait entrer l'illusion sur la scène en
y introduisant la perspective : les trois portes du frons scenae sont
devenues sept rues. Le proscenium est encadré par une
boîe séparée du public avec l'arrivée d'une grande
ouverture : c'est l'origine du « cadre de scène » richement
orné.
Le théâtre à l'italienne, tout comme la
skènè, permet des apparitions par les dessous ou les
cintres, des enfers ou des cieux. Au fil des évolutions, les personnages
peuvent à présent entrer du fond, du haut et du bas, mais
également des côtés.
A la suite de l'invention de la lampe à gaz - puis de
l'électricité - et grâce à l'intervention de Wagner
en 1876 au Festspielhaus de Bayreuth, la salle est plongée dans le noir
pendant la représentation. Ainsi, le travail commencé par les
Romains se poursuit, et le regard du spectateur est fixé sur le seul
endroit qu'on aura décidé d'éclairer. Au fil du temps, les
rideaux deviennent noirs, tout comme l'encadrement de la scène qui
s'enrichit de frises, et souvent d'un cadre noir plus petit que le cadre de
scène préexistant. La boîte devient boîte noire. La
sobriété s'installe dans la salle, avec une tendance à
l'assombrissement de l'ensemble, afin de créer une véritable
rupture entre le lieu du théâtre et le décor du
spectacle.
En opposition totale avec le dispositif en plein air antique,
baigné par la lumière du jour où seule la
skènè est inaccessible à la vue, l'espace du
théâtre est plongé dans l'obscurité la plus
complète. Un rideau, placé entre la scène et la salle,
rend totalement invisible l'espace scénique tant que celui-ci n'est pas
levé, et que la lumière n'en laisse rien entrevoir.
Dans ce contexte, la lumière, nous le comprenons bien,
prend une place majeure dans le dispositif. Le décor, qui était
purement indicatif, voire quasiment absent jusqu'au théâtre
d'illusion,
12
change totalement de statut. La salle de spectacle richement
décorée n'est plus le centre de l'intérêt pendant le
temps du spectacle, et le fond de scène, autrefois identique pour toutes
les productions, laisse place à des toiles peintes, puis à des
décors construits pour et en fonction des pièces
représentées. La machinerie, qui était presque totalement
à vue chez les Grecs, est maintenant dissimulée dans la
boîte noire et renforce l'illusion.
En somme, tout le processus s'est inversé depuis
l'origine du théâtre. Un petit espace, contenu dans la
skènè était alors invisible -
hors-scène - et aujourd'hui, seul un petit espace est visible et mis en
lumière, la scène.
Mur de scène et plan du théâtre
Olympique de Vicence (Italie du Nord)
13
De la skènè à la
scène : le renversement
Nous pourrions ainsi définir la
skènè comme le lieu qui cache à
la vue mais révèle par les « visions », les
représentations mentales. Cet espace mystérieux a fini par donner
son origine au mot scène, employé
aujourd'hui pour désigner a contrario le lieu
offert à la vue - par opposition aux coulisses qui en définissent
ses limites - et sur lequel évolue les comédiens
interprétant le drame.
Ce renversement soulève plusieurs questions. Par ce
glissement sémantique, a-t-on « ouvert » la
skènè, et tenté de
déballer sur scène, à la vue de tous, ce qui était
jusqu'alors le propre d'un monde invisible ? Ce monde invisible, contenu par
des murs en bois, a-t-il trouvé un nouvel espace dans nos
théâtres ? Et quelle place fait-on aujourd'hui dans nos spectacles
à ces visions, présentes dès l'origine du
théâtre grec ?
Grand théâtre de Tours : exemple de
théâtre à l'italienne avec l'ajout d'un deuxième
cadre de scène
Exemple filé numéro 1 : Phèdre
de Racine
14
Phèdre, héroïne mythologique
racontée de nombreuses fois depuis l'Antiquité par Euripide,
Sénèque, Virgile ou Ovide, retrouve vie en 1677 sous la plume de
Racine, qui signe une tragédie en alexandrins, aujourd'hui la version la
plus célèbre du mythe.
La pièce suit la règle des trois unités
que Boileau résume ainsi : Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul
fait accompli /Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
Une seule unité de temps : la pièce se déroule entre
le matin et le soir. Une unité de lieu : le château sur lequel
règne Thésée. Une unité d'action : son
épouse Phèdre, épuisée par l'amour coupable qu'elle
éprouve pour son beau-fils Hippolyte, se meurt. Toutes les actions
nécessitant un autre lieu se déroulant hors-scène, toutes
les intrigues parallèles alimentant systématiquement la douleur
de Phèdre.
Voici un résumé non exhaustif de la
tragédie, dans lequel l'accent est porté sur les relations entre
scène et hors-scène, afin de resituer dans la chronologie de la
pièce les exemples utilisés dans la première partie de ce
mémoire.
Acte I, 1 : La pièce s'ouvre sur une annonce de
départ et une énigme : Hippolyte dit vouloir partir à la
recherche de son père dont il n'a pas de nouvelles depuis six mois. S'en
suit la description d'un monde vaste et mystérieux au-delà du
château et de la scène : Thésée a été
recherché à travers les mers, de la Grèce à l'Asie
mineure, ainsi qu'aux abords du fleuve qui conduit aux Enfers. Le
hors-scène détient un secret, celui de la vie ou de la mort de
Thésée, qui peut déterminer la conduite de tous les
protagonistes de cette histoire. Sa mort est décisive aussi bien sur le
plan politique, que sur celui de la liberté individuelle de sa femme et
de son fils notamment.
Acte I, 4 : La mort de Thésée est
annoncée, et chacun se positionne en fonction de cette nouvelle.
Phèdre change de statut, passe de celui de femme mariée à
veuve, ne parvient pas à contenir ses sentiments et avoue malgré
elle son amour à Hippolyte.
Acte II, 6 : La rumeur court que Thésée serait
vivant.
15
Ces retournements de situations ne sont le fruit d'aucune
action, car tout relève de rumeurs, de faits supposés
hors-scène, dans cet endroit flou et inaccessible. Le hors-scène
vient faire chavirer le château et tous ceux qui sont à
l'intérieur. Les protagonistes, au même titre que les spectateurs,
sont condamnés à croire sans voir, et à imaginer.
Acte III, 4 : Thésée apparaît sur la
scène. Il constate le trouble de ceux qu'il a laissés. Il tente
de remettre de l'ordre dans ses rangs et, pensant son fils coupable d'amour
pour Phèdre, le condamne à l'exil, sans avoir aucune preuve
tangible de sa faute.
Acte V, 1 : Hippolyte à son tour quitte le
château. Il rejoint le monde que l'on ne peut pas voir, et son destin,
tout comme celui de son père au début de la pièce, devient
de ce fait incertain.
Acte V, 5 : On apprend le décès de la confidente
de Phèdre, OEnone, qui s'est jetée dans la mer.
Acte V, 6 : La mort d'Hippolyte est annoncée et
rapportée dans un récit détaillé du combat qu'il a
mené contre un monstre marin.
Acte V, 7 : Phèdre se donne la mort sur scène et
expire en avouant son crime à Thésée.
Le hors-scène de Phèdre, semble un monde vaste,
macabre, avec une forte présence de l'eau (peut-être à
cause des origines de son héroïne, dont le père, Minos, a eu
un différend avec Poséidon). Le château s'apparente
à un radeau à la dérive sur une mer agitée et
dangereuse, peuplée de monstres marins, dont on ne revient pas
toujours.
16
II) Tentative de définition
Un choix par défaut ?
Le rapprochement étymologique entre l'ob-scoena
et la scena est une erreur largement répandue8.
Cette méprise participe malgré tout du lien, dans l'imaginaire
collectif, entre la scène et l'obscène, et de l'idée
qu'une partie de l'in-montrable serait, de fait, reléguée
hors-scène. Ainsi, ce seraient la morale et les règles de
bienséance qui, sous le poids de la censure ou de l'autocensure,
pousseraient hors-scène l'indécent ou le trop violent.
Par ailleurs, il est courant de penser que le spectacle,
limité par les capacités techniques d'une époque ou du
lieu de représentation et par les moyens financiers de la production,
relègue hors-scène l'irréalisable, par
nécessité. Autrement dit, ce qu'elle ne peut pas montrer.
Si l'irréalisable et l'in-montrable contraignent
parfois à mettre hors-scène certains éléments du
spectacle au moment de sa construction, ces deux paramètres ne suffisent
ni à définir, ni à expliquer le rôle du
hors-scène.
En effet, nous pourrions citer en contre-exemple, l'Empire
romain évoqué plus haut. Amateurs de spectacles d'une violence
inégalée (en particulier lors des jeux du cirque), les Romains
n'hésitaient pas à donner en représentation des
reconstitutions de batailles ou de chasses très réalistes, aussi
bien dans la restitution des décors, que la violence des combats, avec
la mort en direct d'animaux exotiques ou de prisonniers de guerre. Pour autant,
dans l'enceinte des théâtres, les pièces ne
répondent pas du tout à cette exigence de réalisme mais
relèvent d'une esthétique très codifiée, qu'il
s'agisse du jeu de l'acteur ou du décor (qui tient beaucoup plus du
symbole que de la vraisemblance). Pour un auteur romain, mettre
hors-scène certains éléments de son histoire ne
dépend pas d'une impossibilité technique ou morale mais d'un
choix.
Un choix d'auteur ?
Benoît Barut9 nous propose une piste de
lecture du hors-scène comme choix : « Ce ne sont pas les
problèmes techniques (l'infaisable) ou éthiques (l'in-montrable)
de représentation qui poussent à mettre hors-scène et
en-récit tel ou tel élément de la fable, c'est au
contraire la volonté de faire primer le verbe qui crée
l'expédient qu'est le hors-scène. » Il résume :
« Ce n'est pas parce qu'on ne peut représenter qu'on parle, mais
parce qu'on veut parler qu'on décide de ne pas représenter.
» Dès lors, mettre hors-scène relèverait de la
volonté de l'auteur dramatique de faire
8 « Scène de l'obscène », dossier de la
Revue d'histoire du théâtre n° 269 p7.
9 Benoît Barut, « Le hors-scène : un horizon
fabuleux» dans Coulisses, n° 44, p22.
17
primer le verbe sur la monstration. Afin de privilégier
le récit, il déplacerait dans l'espace et/ou le temps la
séquence qu'il souhaite faire raconter à un personnage,
empêchant par là de la montrer au plateau.
Les auteurs de la période dite classique utilisent
très souvent la parole rapportée pour raconter un
événement s'étant déroulé hors du plateau du
théâtre. Pour remplacer l'action dramatique, ils ont recours
à l'hypotypose, le récit très réaliste et
animé d'une scène que le spectateur n'a pas vue, par un
personnage qui y a assisté et la revit en la racontant. Selon la
définition qu'en a fait Quintilien, l'hypotypose est une « image
des choses si bien représentée par la parole que l'auditeur croit
la voir que l'entendre ».
Ces épisodes, cachés au spectateur, mais que ce
dernier voit tout de même grâce au pouvoir d'évocation de
mots, sont souvent des événements décisifs dans l'action
dramatique. En effet, comme le fait remarquer Arnaud Rykner10, ils
sont très régulièrement choisis comme frontispice lors de
l'édition de la pièce, preuve de la puissance narrative de ces
scènes.
Par exemple, la gravure de Charles Lebrun servit de
frontispice à une édition de Phèdre de Racine en
1667 montrant la mort d'Hippolyte (voir page suivante). En effet, cette
séquence n'est jamais représentée directement sur le
plateau de théâtre. Elle est rapportée dans le récit
à la scène 6 de l'acte V par Théramène :
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux, Parmi les
flots d'écume, un monstre furieux. Son front large est armé de
cornes menaçantes Tout son corps est couvert d'écailles
jaunissantes Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage. (...)
Tout fuit, et sans s'armer d'un courage inutile Dans le temple
voisin chacun cherche un asile. Hippolyte lui seul, digne fils d'un
héros
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots
Servie par une longue tirade très
détaillée, ce combat mythologique dispose de tous les
ingrédients d'une scène théâtrale ou spectaculaire.
Elle suscite des images immédiates, épiques, structurées
et mises en scènes, digne d'un film d'action hollywoodien. Dans la
fiction, sa portée est immense : elle condamne définitivement
Phèdre, ouvre les yeux de Thésée. Pourtant, Racine choisit
de la situer ailleurs, de la soustraire à la vue du public et
privilégie la poésie des mots et la création d'images
mentales à une représentation directe.
10 Arnaud Rykner, « La scène sans la scène
(Mettre en scène, mettre hors-scène) » dans La
Scène. Littérature et Arts Visuels, L'Harmattan, p 200.
18
« Ce qui fait image, c'est le hors-scène
de la représentation théâtrale. »
19
L'accès à une « autre scène
» ?
Si l'on poursuit avec l'exemple de Phèdre, dans la
scène de l'aveu où elle fait face à Hippolyte, on
s'aperçoit qu'il existe un autre type de récit dans le
récit. Cette fois, il ne s'agit pas de relater par un
événement hors du lieu de l'action, mais de décrire les
« visions » du personnage éponyme : les récits des
pensées coupables de Phèdre qui révèlent son
désir incestueux envers son beau-fils. Dans la tirade qui suit, elle
revoit et transforme le passé au gré de ses fantasmes, remettant
en scène la mise à mort du Minotaure, elle remplace
Thésée vainqueur par Hippolyte :
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite Pour en
développer l'embarras incertain, Ma soeur, du fil fatal, eut armé
votre main Mais non, dans ce dessein je l'aurai devancée L'amour m'en
eut d'abord inspirée la pensée C'est moi prince, c'est moi dont
l'utile secours vous eut du labyrinthe enseignée les détours
(...)
Que de soins m'eut coûté cette tête charmante
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher, Moi-même, devant
vous, j'aurais voulu marcher, Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous
descendue, Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
Ces pensées verbalisées dépeignent une
succession d'actions (en en modifiant le cours), un contexte, un monstre
identifié dans l'imaginaire collectif. Elles créent un
réseau d'images chez le spectateur qui participe à la
condamnation de Phèdre. Une pensée peut être coupable, mais
il faut qu'elle soit incarnée dans un acte pour qu'elle devienne crime.
A priori, Phèdre n'est pas condamnable. Pourtant, si la faute n'est pas
représentée sur le plateau, elle trouve son existence par les
images induites dans l'esprit du spectateur, de la même manière
que la mort d'Hippolyte à l'acte V.
Les deux récits utilisent le même
procédé de suggestion, qu'il s'agisse du témoignage de
Théramène ayant assisté à la scène ou de la
réécriture fantasmée de Phèdre. Pour autant, leurs
existences deviennent également réelles dans l'esprit du
spectateur, et le désir de Phèdre aussi concret que la mort
d'Hippolyte. Dès lors, son fantasme partagé avec le public
devient crime.
L'exemple de Phèdre, de la pensée coupable ou de
l'inceste, nous ramène à la question de l'ob-scène, de
l'in-montrable, ce qu'Arnaud Rykner appelle « le refoulé ».
« Le refoulé, c'est précisément ce qui ne cesse de
vouloir s'imposer, ce qui frappe à la porte du théâtre (de
plateau)
20
sans jamais pouvoir y trouver sa place. »11
Puisque les moeurs évoluent, il ne serait pas interdit
de montrer aujourd'hui une Phèdre lascive, cherchant à
séduire son beau-fils et à assouvir concrètement ses
fantasmes sur le plateau. Pour autant, si une telle version serait plus
explicite pour tous, elle pourrait provoquer une mise à distance entre
le spectateur et l'héroïne. Il suffirait au public de fermer les
yeux pour échapper à la vision immorale. Au contraire, avec le
récit évocateur, chacun voit malgré lui la scène.
Le public ne peut fermer les yeux sans risquer de voir encore mieux. Le
fantasme de Phèdre, qu'elle n'a pas choisi, qui s'impose à elle,
s'impose à nous à travers ses mots, et par un effet de miroir,
nous renvoie à une position équivalente à la sienne, et
nous la condamnons deux fois : pour le préjudice subi, et pour la
culpabilité que nous partageons désormais avec elle.
Si l'on fait un détour du côté de la
psychanalyse avec Arnaud Quinet12, l'inconscient, du point de vue
lacanien, tout comme le théâtre, est structuré selon trois
dimensions : l'une symbolique (le langage, le texte, l'ensemble des signes),
une autre réelle aussi dite « de jouissance » (au
théâtre, la présence charnelle des acteurs et des corps au
plateau) et une troisième relevant du rêve et des fantasmes. Cette
troisième dimension, ce lieu où se déroule le rêve,
Freud la nomme « l'autre scène ».
A ce stade de la recherche, on peut se demander dans quelle
mesure mettre hors-scène permettrait aussi d'alimenter cette «
autre scène », inconsciente, propre à chaque spectateur.
Reste maintenant à tenter de définir cet autre
lieu de représentation, dans la sphère privée mentale,
immatérielle et insaisissable, stimulé par le spectacle
donné sur les planches.
Un espace plus grand que le réel ?
L'utilisation de la préposition « hors », qui
vient de « dehors », c 'est-à-dire à
l'extérieur, à l'exclusion de, hormis, sauf, implique une
situation par rapport à un objet, un lieu, un temps ou même un
état (hors-piste, hors-jeu, hors-service, hors du coup, hors
d'âge, hors d'état de nuire, hors de soi...). Dans la
définition spécifique du hors-scène qui nous
intéresse, s'il n'est pas « en scène », où se
situe-t-il ? Est-il partout sauf sur scène ?
Afin d'affiner notre définition, il conviendrait
déjà de le distinguer du « lieu aveugle », à
savoir : un lieu dans l'espace scénique (par exemple un placard ou une
malle) qui, s'il est fermé, n'attend que d'être ré-ouvert,
et qui par ailleurs, est bien trop défini pour qu'en surgisse quelque
11 Arnaud Rykner, op. cit.
12 Arnaud Quinet, « L'inconscient structuré comme un
théâtre », dans Savoirs et clinique n°12,
2010/1 p. 188-195.
21
chose de plus grand que la scène.
Benoît Barut en propose la définition suivante :
« Le hors-scène n'est pas un ailleurs physique et palpable, mais
bien plutôt un « en-dedans ». Et plus précisément
: « L'espace véritable du hors-scène, c'est l'esprit du
spectateur. »13 Cette définition permet d'établir
un lien avec la triangulation du théâtre grec : le spectacle,
celui qui le regarde, et les visions du spectateur, lieu du
hors-scène.
Mais peut-être pourrions-nous aller plus loin.
« Si je lis un drame, un poème, une histoire, sa
raison d'être, tout l'intérêt qu'il y a en elle est dans
l'idée que je m'en fais, le poète qu'elle éveille en
moi». écrit Maeterlinck14. En soumettant cette
idée au théâtre, le spectateur ne serait plus seulement
passif (dans le sens d'avoir des visions) mais actif : il s'éveille en
tant que poète, met en scène et en images sa propre vision.
L'esprit du spectateur, « espace véritable du hors-scène
», est dès lors sollicité comme lieu de réflexion,
d'analyse, lieu des souvenirs, mais aussi de rêverie et de
création.
Comme tel, le hors-scène est insaisissable et tout y
est possible. En opposition à la scène structurée,
limitée dans l'espace, répondant à un ensemble de
règles et de conventions, il est infini, illimité, modulable. Il
se construit et se déconstruit, s'enrichit, se précise ou au
contraire devient nébuleux à mesure que le spectacle se joue.
Dans Phèdre, le monde hors-scène
évolue au gré des informations que le spectateur reçoit.
Au début, par exemple,Thésée y est vivant, quelque part
sur un champ de bataille, loin de son château. En tant qu'époux de
Phèdre, bien qu'absent de la scène, il est un rempart moral
contre le désir de la reine. A la scène 4 de l'acte I, il est
annoncé mort, laissant sa place vacante. A son absence sur le plateau
s'ajoute sa disparition hors-scène, le rendant deux fois manquants.
Enfin, à la fin de l'acte II, Théramène rapporte que
« des bruits sourds veu[lent] que le roi respire. » A ce
moment-là, Thésée n'est plus ni mort, ni vivant dans
l'esprit du spectateur. L'espace du hors-scène - de même que celui
de l'inconscient - permet ce type de doute, d'entre-deux, où il est
possible d'être et mort et vivant (ou les deux ou ni l'un ni l'autre)
sans que cela ne fasse question. Il est également un espace changeant,
chaotique, et infini, mais cohérent avec l'univers
représenté sur le plateau. En effet, le hors-scène de
Phèdre est peuplé de dragons, de personnages
mythologiques, tandis qu'une pièce de Lagarce, par exemple, ne convoque
pas les mêmes imaginaires.
13 Benoît Barut, op. cit.
14 « Entrée datée du 2/3-II-90 dans les
agendas de Maeterlinck », cité par Benoît Barut dans
l'article sus-cité, p.25.
22
Un lieu plus réel que le plateau ?
Mettre un objet ou un personnage sur une scène implique
de le soumettre à un jeu de questions-réponses plus exigent que
lorsqu'il est hors-scène. Si Thésée arrivait de but en
blanc dans l'acte III sur le plateau sans être annoncé, le public
pourrait immédiatement exclure qu'il soit simplement mort. Suivrait une
salve de questions : est-il pour autant vivant ? Avons-nous affaire à un
spectre ? Quelqu'un s'est-il grimé avec son apparence ? Sa
démarche et son costume, ainsi que de la réaction des personnages
autour de lui, puis le texte, permettraient de valider telle ou telle
hypothèse.
L'entrée d'un personnage ou d'un objet au plateau
fournit un ensemble de signes qui réduisent immédiatement les
possibles, et contrairement au hors-scène qui peut se permettre
d'être nébuleux sans que l'on s'en préoccupe outre mesure,
une fois en scène, ce personnage ou cet objet appartient à un
réseau de sens et de logique soumis au jugement qu'il convient de
comprendre et éventuellement de critiquer. A ce propos, Arnaud Ryckner
écrit :
Lorsque la scène est montrée, elle s'expose
directement aux défenses de la dénégation (ce que je vois
n'est pas vrai). [...] A l'inverse, une scène qui n'est jamais
montrée ne peut que se soustraire à ces défenses, et du
coup faire tout son effet. Le récit qui atteint l'imaginaire sans la
médiation de la vue (sans la monstration) peut fonctionner avec la
liberté du fantasme. (et l'on sait qu'un fantasme réalisé
est toujours plus ou moins décevant car il n'est efficace - producteur
d'images, « de scènes » - qu'en tant que
fantasme).15
Tout comme les moutons dessinés par
Saint-Exupéry finissent toujours par décevoir le Petit Prince, un
objet exposé sur une scène et soumis au jugement peut
entraîner une frustration. La solution que trouve l'aviateur de dessiner
la boîte contenant le mouton évite ainsi la confrontation au
réel, permet de conserver l'imaginaire intacte et satisfait pleinement
le Petit Prince.
Ce sur quoi s'accorde Diderot dans ses Entretiens sur Le
Fils naturel, à propos du récit dans le
théâtre: « [Il] me transportera au-delà de la
scène ; j'en suivrai toute les circonstances. Mon imaginaire les
réalisera comme je les ai vues dans la nature. Rien ne se
démentira. »16
En effet, la puissance de l'imaginaire du spectateur rendrait
le hors-scène presque plus réel que la réalité
théâtralisée du plateau. Car l'image le contraint, le
réduit, quand elle ne le détruit pas. Il évite les
barrages éventuels du jugement moral, l'inadéquation avec des
souvenirs ou le besoin d'être rassuré. Si le monstre
dévorant Hippolyte surgissait sur le plateau, après une
éventuelle surprise, le cerveau du spectateur chercherait tous les
signes lui indiquant que ce dragon est un objet, un effet d'illusion, et
aussitôt se rassurerait en se rappelant qu'il est au
15 Arnaud Rykner, op. cit.
16 Denis Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, Paris,
Flammarion, 2005.
23
théâtre. Dissimulé, il ne permet pas cette
distance. On ne sait pas ce qu'il en est vraiment. La peur n'est pas
calmée et peut au contraire prendre toute son ampleur. Le
hors-scène permet non seulement d'éviter le jugement, mais
également d'évoquer des sujets sans les soumettre à la vue
et donc à la censure, à la morale.
C'est en s'appuyant sur ces arguments qu'Arnaud Rykner conclut
son article La scène sans la scène - Mettre en scène,
mettre hors-scène : « D'une façon ou d'une autre, pour
voir la scène17, il faut fermer les yeux.
»
Il conviendrait toutefois de remettre en question cette
affirmation, qui, si elle était prise au mot, mettrait au chômage
tous les scénographes et enverrait tous les auteurs de
théâtre à la radio.
L' « envers nécessaire de la scène
» ?18
Maeterlinck a bien écrit pour les planches.
Néanmoins, son écriture dramatique laisse une grande place au
hors-scène . Dans ses notes à propos de sa pièce
L'Intruse, il écrit : « Il faudrait pouvoir
mystérieusement exprimer l'état lamentable de cette famille,
flottant là - assise à table - comme sur un
misérable radeau au milieu de l'infini, de l'épouvantable et de
l'incompréhensible. »19 Et ce serait ce
hors-scène « infini » qui permettrait de révéler
la scène, et de replacer au centre, comme si on le regardait au
microscope, le drame qui se joue sur le plateau. La scène devient alors
par opposition « un îlot privilégié, borné,
dans un horizon sans borne »20 grâce à la
présence de ce hors-scène. Le dramaturge ajoute : « Il
s'agirait plutôt de faire voir l'existence d'une âme en
elle-même, au milieu d'une immensité qui n'est jamais inactive.
» 21
Il n'est plus question de privilégier la scène
ou le hors-scène, mais au contraire de se servir consciemment de l'un
pour révéler l'autre : « faire voir l'existence » de
quelque chose. D'utiliser à bon escient les forces du hors-scène
: son accès privilégié à l'inconscient, sa
malléabilité, son pouvoir de création, son attraction et
sa liberté pour renforcer la scène limitée, cadrée,
organisée, mais aussi surprenante, inventive et spectaculaire.
La question se pose alors, dramaturgiquement, de savoir ce
qu'il est intéressant de montrer ou pas. Si l'auteur, dans son texte, a
la possibilité de choisir, comme nous l'avons évoqué dans
les exemples plus haut : mettre au plateau, faire raconter, ou cacher telle ou
telle partie de son récit, le
17 Au sens de « ce que l'on retient lorsqu'on a
refermé le livre, lorsqu'on a quitté le théâtre
».
18 Selon la formule de Benoît Barut op. cit.
p.13.
19 Cité par Benoît Barut dans l'article
sus-cité, p.18.
20 Ibid.
21 Cité par Carmen Andrei dans «
Originalité et modernité du théâtre de Maurice
Maeterlinck »
24
metteur en scène et le scénographe ont
également cette possibilité : provoquer des images,
réduire le sens ou au contraire enrichir l'imaginaire des spectateurs,
afin de laisser plus ou moins l'opportunité aux « poètes
» qui se trouveront dans la salle de construire leur propre spectacle
à partir des propositions qu'ils auront devant eux.
Dans le numéro 44 du magazine Coulisses
consacré au hors-scène, qui interroge de bout en bout ce
concept plutôt peu étudié de façon théorique
et dans ces termes précis, il est intéressant de noter la
quasi-absence de la question scénographique. Question certes
ambiguë puisque par définition, le décor se trouve
être précisément sur le plateau, sur scène, et donc
hors -sujet. Elle est toutefois évoquée comme un objet
méritant une étude à part entière.
C'est précisément cette question que je
souhaiterais aborder dans le chapitre suivant, afin de proposer un début
de réflexion autour de l'objet scénique, de ses capacités
à fournir du sens, à ouvrir l'imaginaire, à montrer ou au
contraire à cacher, à proposer une image ou à en appeler
de nouvelles pour consolider les liens entre la scène et son envers
nécessaire, le hors-scène.
Exemple filé numéro 2
Ariane et Barbe Bleue ou la délivrance
inutile, de Paul Dukas livret de Maeterlinck
25
Maeterlinck publie la pièce Ariane et
Barbe-Bleue, « conte en 3 actes » en 1899, inspirée du
conte de Charles Perrault Barbe-Bleue. Adapté pour
l'opéra par Paul Dukas, ce « conte en trois actes » est
donné pour la première fois en 1907. L'histoire en est connue :
un homme riche et inquiétant, à la barbe étrangement
bleue, se remarie avec une jeune femme à qui il donne tous les droits,
sauf celui d'ouvrir une porte dont elle possède néanmoins la
clef. Poussée par la curiosité, celle-ci finit par enfreindre la
règle et découvre les corps sans vie des anciennes épouses
de son mari. Apprenant sa désobéissance, Barbe-Bleue
décide de la tuer, mais ses frères arrivent à temps pour
la sauver et abattre son bourreau monstrueux.
Si les grandes lignes du récit sont présentes
dans l'opéra, Maeterlinck ne se contente pas d'en faire une simple
adaptation. Il ajoute une dimension mythologique au conte et y convie Ariane,
dont l'histoire se raconte depuis l'Antiquité. Thésée
débarque en Crète pour tuer le Minotaure, un monstre
enfermé dans un labyrinthe. Ariane, éperdument amoureuse de lui,
l'aide en échange d'une promesse de mariage. Thésée
accepte, sort vainqueur de cette épreuve et l'emmène, mais
l'abandonne sur une île et finit par se marier avec sa soeur, dont nous
avons déjà fait la connaissance : Phèdre.
Ainsi, Maeterlinck rééquilibre l'affiche et
place une héroïne à part entière en face de
Barbe-Bleue. Cette Ariane, comme si elle avait appris du passé, revient
en femme affranchie et soutenue par le peuple. Cette fois, c'est elle qui
descend dans le labyrinthe et affronte cet homme monstrueux qui pourrait
être à la fois Minotaure dans un château aux multiples
portes, à la fois Thésée, époux impitoyable,
prêt à sacrifier celle qu'il a épousée.
Dans le premier acte de la pièce de Maeterlinck,
Ariane, sixième femme de Barbe-Bleue, vient s'installer dans son
château alors qu'au-dehors, la révolte gronde. Le peuple crie
à l'assassin et réclame la tête du maître des lieux.
Avant d'entrer en scène, Ariane s'est vue confiée sept clefs
ouvrant sept portes par son mari. Les six premières lui étant
accessibles, la dernière interdite. Plus aventureuse que son homologue
du XVIIe siècle, Ariane ne s'intéresse qu'à
cette porte dans l'espoir de découvrir le secret de la disparition des
cinq dernières épouses.
Cet acte se déroule dans une salle du château,
et, durant une longue introduction, cette
26
salle est vide. On entend au dehors la révolte des
paysans qui commentent l'arrivée d'Ariane. Cet espace, Maeterlinck le
décrit comme vaste, et pourvu de nombreuses ouvertures sur
l'extérieur : sept portes et six fenêtres monumentales. Les six
premières portes cachent des pierres précieuses qui jaillissent
dans l'espace au moment de leur ouverture ; de la porte interdite une fois
ouverte, « un chant étouffé et lointain
s'élève des profondeurs de la terre et se répand dans la
salle ». Les mondes sous-terrain et extérieur sont prêts
à tout moment à envahir l'espace scénique.
Dans l'acte II, Ariane n'a nul besoin d'attendre ses
frères pour être sauvée. Enfermée à son tour
dans le souterrain, elle rencontre les cinq premières épouses de
Barbe-Bleue, trouve une fenêtre dans un mur et mène leur
évasion.
Dans la majeure partie de l'acte, Maeterlinck choisit de
maintenir la salle dans le noir avec pour unique source de lumière une
petite lampe portée par Ariane. Tout s'éclaire grâce
à l'ouverture d'une fenêtre vers la fin de l'acte. Depuis
celle-ci, les personnages décrivent tout un monde extérieur qui
n'est pas représenté : la mer, le ciel, les arbres, la campagne,
le village. La lumière, la vie sont dehors, en directe opposition
à ce qui est montré au plateau.
Acte III, les femmes retrouvent la surface. Elles n'ont pas
réussi à quitter le château qui se trouve être
entouré d'eau. Barbe-Bleue, dont elles n'ont pas de nouvelles, est
malmené hors-scène par les paysans qui le livrent ligoté
à ses épouses. Les six femmes, loin de se venger, prennent soin
de lui. Ariane le libère et lui dit adieu. Cette fois, c'est elle qui
abandonne son mari. En quittant les lieux, elle offre la liberté
à celles qui étaient séquestrées. Mais sans pouvoir
s'en expliquer, ni presque prononcer un seul mot, aucune d'entre elles
n'accepte de la suivre. Ariane part seule et abandonne île et mari, dans
un dénouement inverse à celui du mythe.
Cet acte se retrouve dans la configuration du premier. Le
hors-scène est occupé par les paysans qu'Ariane empêche
toujours de prendre possession du château. Enfin, c'est elle qui part,
franchissant la porte centrale vers « un monde inondé
d'espérance ».
L'opposition scène/hors-scène, présente
tout au long de la pièce, ne fait que se renforcer au fur et à
mesure que l'intrigue se noue. La question se pose de façon radicale au
public à la fin du livret : choisissons nous ce monde de
ténèbres, clos et tyrannique ou celui beaucoup plus vaste de la
vie, de la lumière et de la liberté ?
La réponse n'est pas si simple, car si nous connaissons
le château, pour le voir tout au long de l'opéra, la
liberté hors-scène est aussi l'inconnu, l'incertitude.
C'est la question, très politique, d'une
libération avortée et de la servitude volontaire qui se pose
finalement. Sommes-nous prêts, une fois débarrassés du
tyran, à accepter cette liberté qui s'offre et risquer
d'affronter le hors-scène ?
27
Partie 2 : Le décor et de ses capacités
à produire des images dans l'esprit du spectateur
En s'intéressant maintenant aux moyens de « mettre
hors-scène », selon l'expression d'Arnaud Rykner22, au
delà du verbe et des mots, c'est l'utilisation du son en
général qui s'impose comme le moyen le plus évident. Par
nature invisible, le son fait appel directement à l'esprit du
spectateur, et suscite des images (dans le cas par exemple d'un bruitage) et/ou
des émotions (pour la musique ou un son moins figuratif).
En dehors d'un musicien, d'un appareil audio ou de toute
production de bruit provenant directement de la scène, toutes les autres
manifestations du son appartiennent au hors-scène. Sa communication
directe par l'ouïe laisse le champ libre aux visions des spectateurs et sa
capacité d'abstraction lui permet un lien privilégié avec
l'émotion, sans avoir besoin systématiquement d'appartenir
à la logique de la scène. Il n'a pas obligation de
représenter quelque chose de concret, à l'instar du
hors-scène.
Il est évidemment plus complexe de s'aventurer dans le
champ de l'image. D'abord parce qu'il se situe dans le même domaine
sensoriel que celui des visions que l'on cherche à provoquer chez le
spectateur (dès lors, pourquoi le public irait-il imaginer un autre
monstre que celui qu'il voit sur le plateau ?). Ensuite parce que le
décor se situe par essence sur l'espace de la scène. Ainsi, on
peut lire « l'ensemble des éléments décoratifs »
en deuxième définition du mot « scène » dans le
grand Larousse illustré ; preuve que l'un est indissociable de
l'autre. Si l'objet, dès lors qu'il est posé sur le plateau
n'appartient plus au hors-scène, la scénographie dispose
néanmoins de recours pour les faire dialoguer. « Il existe nombre
de moyens visuels susceptibles de faire affleurer le hors-scène sur
scène, rassure Benoît Barut. » « Ils mériteraient
une étude à part », ajoute-t-il.23 C'est ce que
nous allons amorcer dans cette deuxième partie.
Après Phèdre, c'est en s'appuyant sur
une oeuvre de Maeterlinck que nous allons poursuivre cette étude et
c'est aussi à un autre monstre célèbre que l'on
s'attaquera avec Ariane et Barbe-Bleue. Ce livret d'opéra, mis
en musique par Paul Dukas, est intéressant à plus d'un titre :
son auteur d'abord, qui, nous l'avons déjà vu, fait du
hors-scène un élément central de ses pièces. Puis,
son sujet et la question de la peur qui, relayée en premier lieu par le
fantasme, demande donc de nourrir cette « autre scène »
refoulée ou inconsciente. Enfin, son actualité : l'opéra
ayant été monté de nombreuses fois ces dernières
années, l'accès à des images de ces différentes
22 Arnaud Rykner, op.cit.
23 Benoît Barut, op.cit.
28
productions est aisé.
Et c'est particulièrement deux d'entre elles qui nous
serviront d'exemples filés : la mise en scène d'Olivier Py pour
l'Opéra du Rhin en 2015, avec Pierre-André Weitz à la
scénographie, et la production au printemps 2018 de l'Oper Graz de
Vienne, mise en scène par Nadja Loschky et scénographiée
par Katrin Lea Tag. Ces deux interprétations visuellement
opposées permettent de mettre en lumière des traitements
différents du hors-scène et de proposer un panel de moyens
scénographiques à analyser.
I) Cacher tout ou partie de l'espace
scénique
Le chant mystérieux de l'infini, le silence
menaçant des âmes ou des Dieux, l'éternité qui
gronde à l'horizon, la destinée ou la fatalité qu'on
aperçoit intérieurement sans qu'on puisse dire à quels
signes on la reconnaît.24
Cette citation de Maeterlinck pourrait être une
définition du hors-scène ou de l'impression qu'il devrait
susciter chez le spectateur. Mais si le spectateur ne peut « dire à
quels signes on [le] reconnaît », le travail du scénographe
est précisément de faire signe en choisissant des objets, des
matériaux, des couleurs.
La limite. Le mur
Le hors-scène n'est pas l'invisible pur et simple, il est
caché matériellement mais montré à l'imagination
grâce à une parole faisant image, remplaçant le visible par
le visuel. Le théâtre n'est pas le lieu du spectacle, mais le lieu
du conflit fécond entre ce qu'on montre et ce qu'on ne montre pas, entre
l'image scénique et l'image fantasmatique créée par le
discours dramatique.25
Si « cacher » une partie de la scène permet
de révéler le hors-scène, il convient de se demander
comment, ou avec quoi le faire. En dehors de son pouvoir évocateur et
signifiant, l'objet s'impose dans sa capacité, en fonction de sa taille
et de son opacité, à obstruer la vision et à cacher une
partie de l'espace scénique au spectateur. D'ordinaire, le rideau noir
sert au théâtre à dissimuler les coulisses et
délimite l'espace de la scène de façon imposante et
radicale. Par convention, cet objet appartient au théâtre
d'illusion, et à l'instar du matériel technique, il n'entre pas
forcément dans le domaine de la fiction de la pièce. A
contrario, le mur installé sur la scène, peut avoir cette
même capacité d'obstruction de l'espace tout en appartenant au
champ de la représentation. « Étant donné un mur, que
se passe-t-il derrière ? » nous demande26 Jean
Tardieu.
24 Cité par Carmen Andrei, op. cit.
25 Benoît Barut, op. cit., p.25.
26 Jean Tardieu, Un mot pour un autre, dans Quatre
Courtes Pièces, Paris, Flammarion 2015.
29
Avec le mur, la question est posée, le dialogue ouvert.
Premier objet présent dans l'espace scénique, dès
l'Antiquité, il en est quatre qui composent la skènè
grecque. Aujourd'hui, son omniprésence dans nos vies
sédentaires en fait un objet familier aux multiples sens. Qu'on aille
« droit dans le mur », qu'on tente de « faire le mur »,
qu'on ait l'impression de « parler à un mur », d'être
« dos au mur » ou « au pied du mur », il est une limite.
Entre soi et les autres, entre ce que l'on voit et le reste du monde, entre la
scène et le hors-scène. Il cache quelque chose, l'ennemi si c'est
le mur d'enceinte d'un château assiégé, la liberté
si l'on est enfermé entre quatre murs, il protège
l'intimité d'une maison ou d'une chambre, ou masque la lumière
dans Ariane et Barbe-Bleue.
La place réservée au hors-scène est une
des caractéristiques du théâtre de Maeterlinck de
façon générale. Dans l'article qui lui est consacré
dans la revue Coulisses27, Adélaïde
Jacquemard-Truc insiste sur l'organisation spécifique de l'espace qui
structure sa dramaturgie. « Chez Maeterlinck, le hors-scène devient
un espace refusé, et la coupure entre scène et hors-scène
n'est pas une nécessité pragmatique, mais un
élément dramatique. La limite entre les deux espaces est
marquée de façon explicite par des éléments
scéniques représentant symboliquement cette frontière.
» Effectivement, on y retrouve très souvent des bâtisses, des
maisons, des couloirs, des pièces closes.
Dans le cas d'Ariane et Barbe-Bleue, Maeterlinck
situe son opéra dans l'enceinte d'un château. Le premier et le
troisième acte ont pour décor une salle en hémicycle, et
le deuxième acte une salle souterraine sans aucun accès à
la lumière. Ces deux espaces représentent des intérieurs
clos et la frontière est nette entre la scène et le
hors-scène de l'autre côté des murs. Le hors-scène
n'est jamais décrit dans les didascalies. Il est raconté par les
personnages ou évoqué par l'ambiance sonore et les voix en off.
Dans le deuxième acte, les murs sont totalement opaques,
dénués d'ouvertures, l'enfermement est total.
Dans sa proposition, Olivier Py reprend partiellement la
description du lieu tel qu'il est défini dans les didascalies de
Maeterlinck. Il conserve les deux espaces (la salle du château et le
sous-sol), et les dote de murs du fond, de murs de côtés d'un sol
et d'un plafond. Le sous-terrain est même partiellement refermé
sur lui-même avec la présence de pierres qui ébauchent un
quatrième mur.
En revanche, Olivier Py et Pierre-André Weitz prennent
le parti de montrer également des espaces relégués
hors-scène par Maeterlinck, par exemple la forêt
représentée sur les images ci-dessous. Les murs gardent leur
statut de limite dans la fiction entre un dehors et un dedans, mais
27 Adélaïde Jacquemard-Truc, « Le
hors-scène et le tragique quotidien chez Maeterlinck », dans
Coulisses n°44.
30
ne jouent plus ce rôle avec le hors-scène. Si,
malgré la présence de murs, le hors-scène n'a pas de
limites très précises dans la scénographie, les limites
imposées par le bâtiment du théâtre, (le cadre de
scène, les coulisses ou les murs extérieurs) prennent cette
responsabilité.
31
Dans le célèbre Barbe-Bleue
chorégraphié par Pina Bausch28, le mur et le
cadre de scène ne sont qu'une seule et même limite. Le
hors-scène se situe à l'endroit des coulisses, qui, pour le
spectateur peu habitué à fréquenter cet endroit du
théâtre, représente déjà un espace flou,
obscur, inaccessible, mystérieux et objet de fantasme. Dans cette
pièce, il est intéressant de noter le rapport particulier que les
danseuses entretiennent avec les murs. Elles s'y jettent, s'y retrouvent
prostrées, s'y accrochent. Le lieu est unique, et, bien que les
interprètes entrent et sortent régulièrement de l'espace
et n'y paraissent pas enfermés à proprement parler, le rapport
frontal qui se joue entre ces murs et les danseurs qui les pratiquent renvoie
à la solitude, à une relation impossible, à
l'incompréhension.
28 Le Barbe-Bleue de Pina Bausch, crée en 1977,
est librement inspiré du Château de Barbe-bleue,
opéra de Béla
Bartók, postérieur à celui de Dukas, mais
dans lequel influence de Maeterlinck est certaine. La scénographie est
signée Rolf Borzik. Une version filmée du ballet est accessible
en version complète sur internet.
32
L'ouverture, la découverte, la faille.
« L'endroit le plus érotique d'un corps n'est-il pas
là où le vêtement baille ?». « C'est l
'intermittence comme l'a si bien dit la psychanalyse, qui est érotique :
celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le
tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ;
c'est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en
scène de l'apparition disparition. »29
S'il faut savoir cacher la scène pour accorder une
place au hors-scène, tout l'art est de laisser envisager cet ailleurs,
sans le dévoiler totalement afin de rendre ce lieu désirable, et
(re)mettre en route régulièrement la machine du fantasme et de
l'imagination. Aussi faut-il créer des ouvertures dans ces murs que nous
avons posés précédemment et oser répondre en partie
à la question : « Que se passe-t-il derrière ? »
La fenêtre peut être simple fissure, comme celle
qui permet aux amants Pyrâme et Thisbé de se murmurer des mots
doux à travers le mur mitoyen qui sépare leur jardin, des
meurtrières laissant passer les flèches ou une grande baie
vitrée. Elle est une porosité, un lien qui ouvre le dialogue
entre les deux cotés d'un mur. Si elle ne donne pas toujours une vue
directe sur le hors-scène aux spectateurs, elle permet par exemple ce
qu'on appelle la teichoscopie, encore appelé le « point de vue du
mur ». Du grec teichoskopia
(ôåé÷ïóêïðéá)
: « vision à travers le mur », la teichoscopie est une
technique théâtrale par laquelle des acteurs observent et
décrivent des éléments se déroulant en dehors du
cadre de scène. Contrairement à l'hypotypose, où le
témoin rapporte des faits qui se sont déroulés dans un
autre lieu et/ou un autre temps, le personnage ici décrit une situation
qui se déroule en direct, mais que le spectateur ne voit pas directement
parce qu'un élément de décor l'en empêche, ou par
simple convention, cette action se situant au-delà de l'espace
scénique, en lieu et place du public par exemple. Ce qui permet un
élargissement du cadre de scène et un accès au
hors-scène par les mots.
La teichosopie est utilisée dans l'acte II d'Ariane
et Barbe-bleue, lorsque l'héroïne casse une fenêtre
opaque dans le souterrain, permettant à la lumière de
pénétrer dans la pièce, et aux cinq épouses
enfermées de contempler le paysage hors-scène.
Il y a alors un instant de silence ébloui, durant
lequel on entend au dehors le murmure de la
mer, les caresses du vent dans les arbres, le chant des
oiseaux et les clochettes d'un
troupeau qui passe au loin dans la campagne.
Sélysette
Je vois la mer !...
Mélisande
Et moi je vois le ciel !
(...)
Bellangère
29 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, «
Point Essais », Seuil, 1982, [1973], p.17-18.
33
Je ne veux regarder que les arbres, où sont-ils
?...
Ygraine
Oh ! La campagne est verte !...
Ariane
Nous sommes aux flancs du roc.
Mélisande
Le village est là-bas... Voyez-vous le village
?...
Bellangère
On ne peut y descendre ; nous sommes entourées d'eau,
et les ponts sont levés.. 30
Ici, la fenêtre créée dans le mur ne
permet pas au public de « voir » davantage de décor. C'est en
même temps que les prisonnières - mais à travers leurs yeux
- que nous découvrons le paysage et c'est au fur et à mesure que
les mots nous viennent à l'oreille que nous en imaginons les contours.
La fenêtre rend possible une ouverture sur le hors-scène qui
conserve néanmoins son statut et n'entre pas matériellement sur
scène.
Une autre utilisation de la fenêtre, toujours sans
révéler tout à fait l'ailleurs, permet l'envahissement du
hors-scène sur la scène par l'intermédiaire de l'objet. Ce
sont des pierres, symboles de la révolte des paysans qui gronde tout au
long du livret de Maeterlinck, qui cassent les « six fenêtres
monumentales » du décor qu'il a imaginé pour l'opéra.
Ces objets qui « tombent dans la salle », au moment où
Barbe-Bleue saisit Ariane pour l'enfermer au souterrain, sont le signe d'une
limite perméable entre le hors-scène et la scène.
L'enceinte du château n'est plus un espace sécurisé
isolé. Il n'abrite plus toutes les monstruosités. Le monde
à l'extérieur veille, prêt à envahir - ensevelir -
l'espace du drame. La scène n'est pas un espace hermétique. Elle
est en constant dialogue avec quelque chose de flou, vaste, insaisissable, mais
présent, et prompt à se matérialiser à tout moment,
tout comme les dieux pouvaient surgir de la skènè,
prendre forme humaine et intervenir dans le drame dans le théâtre
grec.
La porte est une fenêtre particulière et
mérite qu'on s'y attarde. Après tout, le conte Barbe-Bleue,
dès son origine, est une affaire de porte à ouvrir ou à ne
surtout pas ouvrir. La clef est à disposition mais elle est interdite
par son propriétaire. Cet interdit offre la possibilité de la
transgression : l'héroïne va-t-elle être trop curieuse ?
Est-elle au contraire téméraire ? Dans le décor
imaginé par Maeterlinck, elles sont au nombre de sept, offertes
fermées dès la levée de rideau à la vue du
spectateur. Ariane et sa nourrice, n'arrivant qu'à la fin du prologue,
ne les empruntent pas et entrent sur scène par une « porte
latérale » que Maeterlinck ne mentionne pas dans la description de
son espace scénique. Très vite, six d'entre elles sont ouvertes
par la nourrice, mais personne ne les franchit. A chaque fois, des
rivières de pierres précieuses en jaillissent et se
déversent dans la salle. Ariane s'empresse d'ouvrir la septième,
consciente de transgresser l'ordre reçu plus tôt. Dans cette
réinterprétation du conte, ouvrir cette porte est un
30 Maeterlinck, Ariane et Barbe-Bleue, acte II et p.203
dans l'édition Théâtre, tome troisième,
Paris, Fasquelle.
34
acte de rébellion revendiqué. Les premiers mots
que Barbe-Bleue prononce dans le livret sont pour prendre Ariane sur
le fait, devant la porte ouverte mais pas encore franchie. « Vous
aussi... » dit-il en s'approchant. Et Ariane de répondre, en
avançant vers lui « étincelante de diamants »,
« Moi surtout !... »
Chez Maeterlinck en général, cet
élément de décor revêt un sens particulier.
Adélaïde Jacquemard-Truc l'analyse de la manière suivante :
« La porte est donc toujours symboliquement un seuil entre espace de vie
et espace de mort.31 » Analyse que confirme cette oeuvre : la
porte interdite conduit à un monde sombre, sans lumière,
où les épouses de Barbe-Bleue, tuées dans le conte de
Perrault, vivent comme hors du temps. Livides et en haillons comme pourraient
l'être des fantômes ou des revenants, elles sont coupées du
monde et de la vie, condamnées à errer dans le souterrain. De la
même manière la porte principale du château qui ouvre sur la
nature est également un « seuil entre espace de vie et espace de
mort ». Cette porte que seules Ariane et la nourrice franchiront sous les
yeux du spectateur, oppose la demeure de Barbe-bleue, royaume de la tyrannie,
de l'emprisonnement, de la mort, à celui de la vie, de la
lumière, des hommes libres et de la nature.
Pour Benoït Barut, qui prend l'exemple de Huis clos
de Sartre, la porte est un outil indispensable pour renforcer la
scène, et le hors-scène : « Il faut qu'une porte s'ouvre
pour que la véritable clôture se révèle.
»32. Cette réflexion s'applique tout à fait dans
le cas d'Ariane et Barbe-Bleue. La porte comporte toujours un seuil et
l'ouvrir n'est pas le franchir. Dans l'opéra, seule
l'héroïne a le courage de passer le pas. Pour les autres, cet acte
symbolique est plus complexe (voire impossible) à accomplir. La porte
d'entrée du château de Barbe-Bleue se révèle, tout
au long de la pièce, une limite pour les paysans. S'ils semblent vouloir
envahir le plateau, ils n'entrent pas franchement en scène. « Les
premiers hommes de la foule paraissent dans l'encadrement de la porte, qu'ils
remplissent tout entier, mais sans franchir le seuil », indiquent les
didascalies. Enfin, l'opéra se termine par l'accomplissement d'Ariane,
qui, elle, passe le pas. Elle invite les épouses prisonnières
à la suivre et à se libérer du joug de leur monstre, mais
aucune ne consent à sortir. La porte n'est pas la «
véritable clôture ». Sous-titrée « La
délivrance inutile », l'opéra nous montre à quel
point cette ouverture, centrale, impossible à franchir, est un leurre.
L'enfermement n'est pas physique, il est mental, tout comme le
hors-scène.
31 Adelaide Jacquemard-Truc. op. cit.
32 Benoît Barut, op. cit., p.27.
35
Ci-dessus, Jean-Paul Scarpitta33 propose une
version du conte avec une scénographie uniquement réalisée
à partir de tubes de lumière se déplaçant dans
l'espace et créant à plusieurs reprises des successions de
portes. Il ne reste plus ici que des encadrures qui ne dissimulent rien. Elles
n'appartiennent pas à un mur, mais suggèrent sa présence.
Elle marquent bien une limite entre la scène et un ailleurs non
dissimulé mais elles ne créent pas d'opposition entre ces deux
lieux. Rien n'étant figuratif, le lieu fictif de la scène comme
celui du hors-scène est laissé à l'imagination du
spectateur. Malgré tout, la limite demeure. La seule interaction
possible avec ce décor dépouillé reste le franchissement
de la « porte ».
Par ailleurs, il existe également des
représentations partielles du hors-scène, à travers une
fenêtre ou derrière une porte par exemple, que Benoît Barut,
nomme « des métaphores du hors-scène ». « Dans
tous les cas, on peut considérer ces éléments
scéniques comme des tropes : ils métaphorisent le
hors-scène sans en faire partie pour la simple raison qu'ils sont sur
scène. » 34 Ainsi, il cite l'exemple de « ce qu'on
nomme dans le jargon une découverte » qu'il définit comme
suit : « il s'agit d'un morceau de coulisse, du lointain ou des cintres,
se révélant sous l'effet d'une discontinuité du
décor et subissant donc un traitement décoratif afin de masquer
cette zone normalement interdite au regard du public. La découverte
constitue une échappée visuelle qui fait signe vers l'ailleurs ;
elle symbolise le hors-scène mais appartient à la scène et
au décor. »
33 Le château de Barbe-bleue, de Bartók,
reprise pour l'opéra de Montpellier,saison 2014-2015, mise en
scène de Jean-Paul Scarpitta.
34 Benoît Barut, op.cit., p.15.
36
Dans sa proposition, Olivier Py choisit de représenter
des lieux que Maeterlinck, dans son livret, relègue hors-scène.
Ainsi, il ouvre de nouveaux espaces de jeux qui lui permettent d'ajouter des
actions seulement suggérées par l'auteur. Il montre une partie de
la forêt qui envahit plus tard toute la partie supérieure de la
scène. Cet espace lui donne l'occasion de mettre en scène la
révolte des paysans qui est essentiellement traitée en voix off
par Maeterlinck. C'est évidemment une partie du hors-scène qui
est représentée. Ces quelques arbres qu'on ne voit pas
entièrement (la cime en est coupée), figurent une forêt
plus vaste que celle qui est représentée par le décor.
Telle la synecdoque, la partie figure le tout, l'arbre symbolise la nature et
par extension le hors-scène.
Olivier Py, par un système de boîtes
posées les unes sur les autres, fait cohabiter dans le même
espace-temps le souterrain et le château. Là où Maeterlinck
les isole en un lieu unique par acte. Olivier Py, lui, fait vivre ces espaces
par des parties dansées à l'image de cette scène à
caractère érotico-fantasmatique dans l'ambiance rouge des
vitrines d'Amsterdam, avec au centre un Barbe-Bleue masqué en Minautore
qui explicite et souligne la référence mythologique sous-entendue
par Maeterlinck.
De la même manière, il surexpose le
caractère sensuel qui émane de la découverte des anciennes
épouses de Barbe-Bleue, originellement prévue dans un noir quasi
complet où Ariane décrit les corps dénudés de ces
femmes, leur peau, leurs seins, leurs lèvres ou leurs cheveux.
A ce titre, cet exemple montre bien que le choix pour celui
qui conçoit l'espace scénique est double : il peut cacher plus
que ce que l'auteur propose de cacher, de même qu'il peut en montrer
davantage. Et, ce choix est crucial pour le statut du hors-scène.
Lorsque Olivier Py décide de montrer la forêt, il
pose le château au milieu d'un lieu simple et connu, qui même s'il
renvoie à un univers mystérieux, n'en est pas moins une
réduction de l'espace suggéré par Maeterlinck : une nature
variée composée de falaises, d'eau, de ponts-levis, d'un village
etc. Cette proposition est ici réduite par l'image proposée. Elle
pourrait même entrer en contradiction avec l'idée d'île
évoquée par le texte. Pourtant, dans le sous-terrain du
deuxième acte, le livret proposait une quasi égalité entre
Ariane et le public : celle-ci découvrait l'espace dans
l'obscurité avec les spectateurs et s'y retrouvait enfermée comme
dans la boîte noire du théâtre.
Enfin, Adélaïde Jacuemard-Truc ouvre une
hypothèse intéressante quant au statut des personnages
hors-scène dans les pièces de Maeterlinck. Dans sa pièce
intitulée La mort de Tintagiles, un des personnages principaux,
n'apparaît jamais sur scène. C'est la reine, celle qui va donner
la mort au jeune héros.
Maeterlinck esquisse dans ses notes préparatoires sur
la mort de Tintagiles une interprétation originale : cette reine serait
présente « en nous ». Sans doute est-ce pour cette raison
qu'elle ne peut être montrée.35
Si on appliquait cette interprétation à notre
opéra, on pourrait prolonger ce parallèle et supposer que ce
peuple révolté, prêt à envahir le château mais
qui n'ose pas en franchir le seuil, se retrouve dans le public lui-même.
En miroir, devant et derrière la scène, le peuple fictif et le
peuple spectateur se font face. Les uns envoient des cailloux par les
fenêtres, les autres réagissent, applaudissent peut-être.
Lorsque Phèdre montre en mot des images, le peuple de
Maeterlinck, bien que présent par le son, en suscite en ne se montrant
pas.
37
35 Adelaide Jacquemard-Truc. op.cit., p.74-75
38
II) Montrer autre chose.
« La parole crée le décor comme le reste.
»36 Le théâtre doit être un « prétexte au
rêve ».37 « Il est juste que chaque spectateur voie
la scène dans le décor qui convient à sa vision de la
scène. »38
Pour Paul Fort, Pierre Quillard ou Alfred Jarry, qui
participent à l'élaboration du théâtre symboliste
à la fin du XIXe siècle - dont Maeterlinck est une des
figures de proue, la « vision », le « rêve » du
spectateur passent par la parole, et par l'abolition du décor tel qu'il
était pensé jusque-là. Pierre Valin, critique de
l'époque, donne des informations plus précises sur les
représentations de ce théâtre nouveau :
Un art théâtral inédit exige un mode
inouï de dire, comme une nouvelle décoration. Dans les
pièces de ce genre, le poète crée tout son décor,
ainsi que l'a dit l'auteur de La Fille aux mains
coupées39. En supprimant la particularité des
caractères, la rapidité de l'action, la préoccupation des
détails, et toute illusion de la réalité, on amène
corrélativement la suppression du décor trompe-l'oeil. Le
spectateur ne vit plus par ses sens, mais par l'âme, dans l'imagination,
et, recevant seulement une impression générale de la psychologie
des héros, il ne doit avoir qu'une perception vague et purement
sensationnelle du lieu de l'action...40
Le décor étant déjà dépeint
par les mots, la recherche d'un nouvel écrin scénique pour les
textes symbolistes semble éviter les objets présentant un sens
trop fermé au profit du flou, de la « perception vague et purement
sensationnelle ». Ils privilégient les « analogies de couleur
et de lignes » et les toiles peintes de type tapisserie.
Nous sommes loin du décor réalisé pour la
première d'Ariane et Barbe-Bleue à
l'Opéra-Comique de Paris en 1907. Si on se fie aux esquisses de Lucien
Jusseaume, ce sont des espaces très réalistes, figuratifs et
scrupuleusement tirés des didascalies de Maeterlinck qui sont
restitués sur la scène. Mais tout comme chez Olivier Py, des
parties du hors-scène sont montrées au public (voir l'ouverture
du souterrain, sur le dessin représentant la fin de l'acte II).
Maeterlinck place son oeuvre en dehors du champ stricte du
réalisme, de par son écriture poétique, le traitement de
son sujet ou le choix d'en faire un livret l'opéra. De fait, à la
lumière des velléités du théâtre symboliste
en matière de mise en espace, ce décor imposant, concret et
très signifiant (avec ses murs, ses portes et ses fenêtres)
pourrait sembler être une aberration.
36 Paul Fort, Mes Mémoires : toute la vie d'un
poète, 1872-1943, Paris, Flammarion, 1944, p. 31.
37Pierre Quillard, « De l'inutilité absolue de la
mise en scène exacte », dans La Revue d'art dramatique,
1er mai 1891,
tome XXII, p.180-183.
38 Alfred Jarry, « De l'inutilité du
théâtre au théâtre », dans Le Mercure de
France, septembre 1896.
39 Il s'agit de la première pièce de Pierre
Quillard.
40 Pierre Valin, « Les Théâtres »,
L'Ermitage, avril 1892.
Toutefois, il respecte suffisamment le texte du livret pour
conserver cette limite permettant de maintenir la majeure partie du temps le
hors-scène caché. De fait, le spectateur pourrait à loisir
imaginer ce lieu invisible comme le négatif de celui qui est
représenté sur la scène, et opposer le réalisme et
la rigidité de l'un avec l'abstraction du second. Comme le souhaitait
Alfred Jarry, le spectateur peut voir, hors-scène, « le
décor qui convient à sa vision ».
Esquisse des décors pour la création
d'Ariane et Barbe-Bleue (1907)
39
Si la première partie de cette réflexion
était tournée vers la figuration et les moyens
40
réalistes de créer une frontière physique
avec le hors-scène dans un théâtre d'illusion, il est
d'autres façons d'activer l'imaginaire du spectateur. Nombreux sont les
metteurs en scènes ou les scénographes qui cherchent à en
inventer tous les jours et il n'est pas question d'en proposer ici un
inventaire exhaustif. Il s'agirait plutôt d'étudier, à
travers le prisme du hors-scène, quelques propositions dans une
sélection d'interprétations visuelles de cet opéra.
Dénoncer le théâtre, sortir du
réalisme
La limite scène/hors-scène, inhérente au
texte de Maeterlinck, est ici encore représentée au plateau. Mais
elle n'oppose plus nécessairement une logique réaliste et
figée à une autre, abstraite et mouvante. Dans les mises en
scène que nous allons étudier, on retrouve, via différents
procédés, une même forme de dénonciation du
théâtre. Le spectacle n'est pas la vie et il n'essaye pas d'en
donner l'illusion. L'improbable, l'imaginaire, la démesure sont
également de mise sur l'espace de la scène. Lorsqu'il ne fait pas
face à la restitution d'un lieu connu et reconnaissable, l'esprit du
spectateur ne peut pas toujours se faire une idée immédiate du
lieu représenté. Il n'a peut-être plus autant de certitude
sur ce qu'il voit, mais dès lors, il peut commencer à se raconter
une histoire à partir des signes qu'il reçoit.
En règle générale, les symbolistes se
méfient de l'acteur et recherchent un jeu sobre,
désincarné. Maeterlinck va même jusqu'à imaginer le
remplacer « par une ombre, un reflet, une projection d'ombres symboliques
ou un être qui aurait l'allure de la vie sans avoir la vie
»41. Cherchant un médium pour faire entendre le texte,
ils s'intéressent aux théâtres d'ombres et de marionnette.
La question n'est pas de retrouver ici une forme de mise en scène
symboliste, néanmoins, certains points communs entre leurs ambitions et
les procédés repérés dans des productions
récentes sont notables. A commencer par les jeux de changements
d'échelles que nous retrouvons exploités de manière
spécifique dans l'art de la marionnette, ainsi qu'une attention
particulière aux objets et accessoires. Le travail autour des
matières et des transparences amenant le flou et les ombres se
retrouvent également du temps des symbolistes.42
41 Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre
», OEuvres I : Le Réveil de l'âme.
42 Un rideau de gaze placé entre les acteur et le public
est installé pour la mise en scène de La Fille aux mains
coupées de Quillard et une version de Pélléas et
Mélissandre de Maeterlinck au théâtre de l'OEuvre.
41
Jeux d'échelle
Cette image est tirée d'un Barbe-Bleue mis en
scène et scénographié par Aurélien
Bory43. Si le mur est toujours présent, bien que mis en
lumière de façon peu réaliste, c'est ici l'ouverture qui
est surprenante : elle ne semble pas donner sur un hors-scène
extérieur car l'autre côté du mur est plus sombre que le
plateau. On pourrait en déduire qu'elle s'ouvre sur le sous-terrain. De
plus, la position du personnage féminin observant à travers cette
meurtrière suggère l'image de la serrure de la porte interdite,
ici représentée de façon tout à fait
démesurée.
Regarder par cette petite lorgnette est d'ordinaire une action
plutôt clandestine, secrète, intime. Avec cette serrure
monumentale, Aurélien Bory met l'accent sur la transgression. Quand la
bienséance voudrait qu'on respecte ce qui pourrait se dérouler de
l'autre côté du mur, ce dernier montre à tous l'audace de
son héroïne. Celle-ci, en se positionnant tête dans la
serrure et dos au public, observe un lieu, une scène encore interdite
à notre regard et nous vole notre place de voyeur. Elle nous frustre et
fait vivre ce hors-scène qui se pare d'une nouvelle dimension : une si
grande serrure doit nécessairement cacher un secret considérable.
Ce simple changement d'échelle, bousculant le rapport quotidien que nous
entretenons avec des objets, ouvre le champ des interprétations. Il peut
créer des frictions propices aux images, à la rêverie ou au
questionnement sans forcément apporter de réponse univoque.
43 Le Château de Barbe Bleue de Béla
Bartók, mise en scène et scénographie d'Aurélien
Bory pour l'opéra de Nice en octobre 2011.
42
La plasticité de la matière
Dans cet Ariane et Barbe-Bleue, mis en scène
par Sandra Leupold avec une scénogaphie de Dirk Becker44,
c'est la matière qui transforme le mur. La limite monumentale est
toujours au centre de l'image et conserve sa capacité à
créer des liens entre les deux espaces. Cette fois encore, elle n'est
pas hermétique et laisse entrevoir l'autre côté sans le
dévoiler entièrement. Mais ce rideau plastique ouvert sur la
hauteur et régulièrement troué amène une
étrangeté. Il crée une image complexe qui ne se contente
pas d'une seule explication, mais qui ouvre sur d'autres images, fantasmes,
souvenirs ou sensations. Le hors-scène semble être pris au
piège directement dans le mur. On peut y voir des personnages
figés comme des mouches dans une toile d'araignée ou des corps
dans la glace sinon des âmes, des fantômes qui hanteraient le
château de Barbe-Bleue.
La photo suivante est extraite de la révolte des
paysans, qui en viennent aux mains avec Barbe-Bleue dans le troisième
acte. On peut observer une seconde utilisation de ce rideau plastique
translucide. Ce traitement en silhouettes permet de faire varier la taille des
uns et des autres par des moyens très simples de jeu de distance entre
une source de lumière et les comédiens. Les paysans, au
départ de taille humaine, grossissent et rapetissent, formant une foule
mouvante, démesurée, incontrôlable et monstrueuse.
44 Produit en 2008 par l'Oper Frankfrut
43
Exploité de diverses manières tout au long de
l'opéra, ce mur qui se déplace, se retourne et se transforme
plusieurs fois, rend ce rapport scène/hors-scène mouvant. Sa
matière amène ce flou, cette plasticité, ce
mystère, qui stimule le hors-scène et lui donne vie sans le
dévoiler complètement.
Le déplacement
La proposition de Nadja Loschky scénographiée
par Katrin Lea Tag, dont il va être question jusqu'à la fin de ce
chapitre, abolit complètement le mur. L'enfermement n'est plus ni
figuré ni symbolisé par un lieu clos. Il est désormais
délimité par une plate-forme inclinée ronde et tournante
noyée dans un espace noir profond. A priori, toutes les
indications de Maeterlinck concernant les décors ont disparu au profit
de cette base de jeu, y compris le changement de lieu entre les actes. Pourtant
le hors-scène y trouve une véritable place
délimitée : s'il ne se situe plus derrière la scène
(ou autour de celle-ci), il est concentré cette fois dans les dessous,
en lieu et place des enfers dans le théâtre à
l'italienne.
Dialoguant avec la scène par un système de
trappes, il conserve sa porosité avec la surface, et crée une
circulation verticale dans l'espace. Dans une certaine mesure, ne retrouve-t-on
pas ce principe antique de la skènè dans cette
boîte contenant tout l'imaginaire ? Telle un coffre
44
à jouets dont tout peut surgir à tout moment,
elle est la seule véritable construction sur la scène, visible de
tous, en lien avec les enfers.
Si cette configuration ne permet pas de comprendre d'où
viennent, dans le récit, les éléments qui entrent sur la
scène (si c'est du dehors ou du souterrain par exemple), la mise en
scène fait confiance au texte pour donner ces informations. En ce sens,
elle rejoint les préoccupations symbolistes en matière
d'informations : c'est « la parole qui crée le décor
».
Faire confiance à l'objet
Dans une scénographie figurative ou réaliste, le
mobilier ou certains ornements ont pour rôle de crédibiliser le
lieu. Par exemple, dans la proposition d'Olivier Py, la boîte
supérieure indique une maison grâce à des portes, un
intérieur avec la tapisserie, et la richesse avec le lustre. Des
décors plus imagés ou allégoriques ne donnent pas toujours
d'indications et poussent le spectateur à traquer le moindre signe pour
comprendre où l'histoire se situe. Si la parole permet évidemment
d'en donner certaines clefs et si l'interprétation des comédiens
contribue à crédibiliser
45
l'action, les costumes, accessoires, couleurs ou
matières utilisés fournissent eux aussi leur lot
d'informations.
Le costume, sur lequel on ne peut faire l'impasse, devient
primordial dans ce type d'espace : en fonction de sa coupe, sa matière
ou sa couleur, il fait signale, entre autres, l'époque dans laquelle on
se trouve ou le statut social du personnage. Il apporte du quotidien ou au
contraire de l'extra-ordinaire. Si le comédien l'enfile ou
l'enlève, il peut donner des indications sur le lieu : être
entré dans un intérieur (ou au contraire vouloir en sortir).
Chaque arrivée d'un personnage permet de faire affleurer le
hors-scène sur la scène et donne des informations sur l'ailleurs
: d'où vient-il ? Comment se comporte-t-il ? Porte-t-il des objets ?
Est-il chez lui ? Vient-il d'un extérieur ou d'un intérieur, y
fait-il froid ou chaud ?
Les accessoires prennent également une grande
importance. Dans cette version de l'opéra, plusieurs sont à
noter. Si les portes ne sont pas figurées, Ariane et la nourrice entrent
par exemple avec un trousseau de grandes clefs. Si, dans la version
d'Aurélien Bory, l'ouverture dans le mur faisait la serrure, ici, la
clef appelle la porte. Nous n'avons pas besoin de les voir pour savoir qu'elles
existent, et le nombre de clefs qui composent le trousseau nous donne des
indices sur la taille du château qu'on imagine désormais avec un
nombre important de portes et donc de pièces. Un autre accessoire plus
surprenant est la hache qui fait son apparition entre les mains d'Ariane. S'il
n'apparaît pas dans la version originelle du conte, cet outil, qui peut
être une arme, prend tout son sens sur ce plateau rond en bois. En effet,
s'il peut très vite dramatiser les rapports entre les personnages, sa
première fonction est la coupe du bois. Et effectivement, Ariane s'en
servira pour créer des ouvertures dans le plancher menant vers le
hors-scène. Un rapport physique de destruction du « mur », de
la limite engageant le personnage, la comédienne et la matière en
elle-même, s'instaure grâce à cet accessoire.
46
En outre, la valise (et il y en a plusieurs dans cette mise en
scène) s'avère un accessoire particulièrement signifiant
pour notre sujet. Elle indique que le personnage a ou va voyager, vient
peut-être de loin et qu'il a enfin l'intention soit de s'installer, soit
de partir (peut-être pour longtemps). En cela, c'est une alliée du
hors-scène : d'une part, elle présuppose que le personnage qui la
porte a une connaissance de l'ailleurs et peut potentiellement nous renseigner,
et d'autre part, elle est elle-même un concentré de
hors-scène puisqu'elle ne montre pas son contenu et que celui-ci
pénètre néanmoins l'espace de la scène.
Dans les images qui suivent, les valises sont très
présentes. La première est apportée par Ariane et la
nourrice. Elle suggère qu'elles viennent s'installer en ce lieu. Dans le
troisième acte, elles apparaissent en nombre alors que les
épouses se préparent pour quitter le château - avant de se
raviser. On constate une fois ces valises ouvertes, qu'elles contiennent des
habits d'extérieur (manteaux, chaussures). Elles représentent le
dehors, la volonté de sortir, la liberté. Sur ces images, les
sept épouses sont très semblables et il s'en dégage une
ambiance très enfantine et naïve, comme si, arrivées jeunes
filles avec leurs effets personnels puis devenues femmes par l'union avec
Barbe-Bleue, elles récupéraient leur jeunesse et leur innocence
en ouvrant leurs bagages. Le hors-scène, conservé intacte dans
cet espace de la valise, symbolise ici un autre lieu mais aussi un autre
temps.
47
Ci-dessus, la valise amenée par le peuple
(présent sur la scène mais toujours dans l'ombre) contient le
corps de Barbe-Bleue, tué dans cette interprétation de
l'opéra. Cet accessoire est le vecteur aussi bien de la liberté
que de la mort, à l'image de l'opposition scène/hors-scène
qui parcourt la pièce.
48
Epurer
Les mises en scènes qui sont traitées dans cette
partie ont en commun un dépouillement, une épure, une
simplicité apparente. En effet, en raréfiant l'information
visuelle sur la scène, le tableau devient une esquisse et cette esquisse
offre la possibilité au spectateur d'imaginer son propre tableau. Elle
n'a pas pour vocation d'être une oeuvre entièrement
achevée, mais une première forme et, en ce sens, laisse des
points d'interrogations, des suspensions et des vides.
Au-delà de la sensation d'espace qu'il procure, le vide
est une thématique centrale chez Maeterlinck. Comme dramaturge, en
reléguant hors-scène des événements importants de
son récit (la tentative d'évasion des épouses, la bataille
de Barbe-Bleue contre les paysans ou la passation des clefs par exemple), il le
purge de toute action. Sur le plateau, il n'en concède qu'une seule
à Ariane : ouvrir des portes ou des fenêtres : deux actions qui
ressemblent à des tentatives de communication avec l'ailleurs
plutôt qu'à de véritables retournements de situation. Au
contraire, le véritable coup de théâtre de cet opéra
est même l'immobilité des prisonnières de Barbe-Bleue, qui
refusent la liberté offerte par Ariane. Tout termine comme cela a
commencé, et chacun regagne sa place : Ariane et la nourrice sortent,
les femmes restent avec leur bourreau et les paysans n'obtiennent rien de plus.
Pour Adélaïde Jacquemard-Truc, c'est un des liens entre toute les
oeuvres de Maeterlinck : « Il s'agit [...] d'un renversement du rapport
scène/hors-scène, puisque l'événement
disparaît au profit du spectacle de l'impuissance, voire de la
contemplation du vide. »45 En ce sens, la scène que l'on
pensait observer à loisir puisqu'elle était devant nos yeux de
spectateur se situe en fait ailleurs, et nous sommes totalement libres de
l'imaginer.
« En dérobant un événement à
notre regard, poursuit-elle, le dramaturge semble indiquer que l'essentiel est
ailleurs, et qu'il ne peut être représenté au sein des
actions humaines. Le poids de la fatalité ne peut donc se traduire que
par l'absence. » L'absence de mur, laissant place à ce noir infini
extrêmement présent dans la production de Nadja Loschky, semble
donner au spectateur la possibilité de « contempler [ce] vide
» et entrevoir peut-être ce « poids de la fatalité
». Les humains, minuscules sur leur îlot de bois, pourraient
être ceux de L'Intruse, dont Maeterlinck disait qu'ils
étaient sur scène, « flottant là [...] comme sur un
misérable radeau au milieu de l'infini, de l'épouvantable et de
l'incompréhensible »46. Nous laisserons à
Adélaïde Jacquemard-Truc la conclusion de ce chapitre, comme un
écho aussi bien au début de cette étude qu'à
l'origine de l'art dramatique :
45 Adélaïde Jacquemard-Truc, op.cit,
p.74.
46 Cité par Benoît Barut, op.cit, p.18.
Le théâtre, qui est selon l'étymologie du
terme, le lieu d'où l'on voit, devient pour Maeterlinck le lieu
où l'on constate qu'on ne verra pas. Il y aurait donc un leurre à
faire croire que le théâtre donne à voir des
vérités. Au contraire, le théâtre est le lieu qui
montre à l'homme sa condition d'aveugle.47
49
47 Adélaïde Jacquemard-Truc, op.cit, p.75
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