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Le décor comme instrument de dialogue entre la scène et le hors-scène

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par Alix Mercier
ENSATT - Formation continue SCENOGRAPHIE 2018
  

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Partie 1 : Les contours du hors-scène

I) Des origines du théâtre : de l'amphithéâtre grec à la boîte noire

Opsis et théatron : voir

Tous les mots grecs concernant le théâtre ou la représentation sont construits non pas sur la notion d'entendre, d'écouter ou de lire, mais sur la notion de voir : opsis, en premier lieu employé par Aristote et souvent traduit en français par spectacle, et surtout théatron, désignant le lieu d'où l'on voit, devenu « théâtre » en français.3

Anne Surgers, dans Scénographie du théâtre occidental, place, dès son origine, le théâtre dans un rapport à la vue, et donc dans un rapport entre deux sphères : un objet montré face à un sujet regardant cet objet. A l'origine, et avant le verbe donc, le théâtre nécessite une image et un public.

Analysons - avant tout spectacle - le dispositif construit à cette époque pour le théâtre : la manière dont l'espace est organisé et ce que l'on y voit.

Le théâtre antique grec est situé en plein air. Le public installé sur des gradins est tourné vers l'orchestra autour d'un espace de jeu circulaire en terre battue où jouent le choeur, les musiciens, les chanteurs et les danseurs. Au centre de ce cercle se trouve un autel utilisé pour les sacrifices à Dionysos, la thymélé.

L'espace de jeu des comédiens, face aux spectateurs, est appelé proskènion : une estrade surélevée installée devant une construction initialement en bois : la skènè. Le mur visible de la skènè est percé de trois portes pour faire entrer et sortir les personnages directement sur le proskènion. Elle dissimule des escaliers menant les comédiens sur le theologeion, un espace situé sur son toit utilisé pour l'apparition des dieux, ou conduisant sous le proskènion, voire au centre de l'orchestra par un passage souterrain, pour faire apparaître les personnages infernaux. Les murs de la skènè, comme les coulisses de nos théâtres contemporains, masquent les comédiens qui se préparent à surgir de partout.

Enfin, la skènè cache en partie un bâtiment plus haut et construit derrière elle : le temple de Dionysos.

3 Anne Surgers, Scénographie du théâtre occidental, (2è édition), Paris, Armand Colin, 2007

Le théâtre antique grec (plan et illustration d'André Degaine, coloriage anonyme)

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Opsis et théatron : avoir des visions.

Il est également intéressant de noter qu'opsis et théatron ne désignent pas uniquement un lieu. Comme nous l'explique toujours Anne Surgers, ils ont en commun un deuxième sens : celui d' « avoir des visions mystiques ».4

Cette double signification confère au théâtre une dimension particulière dès son origine. Au-delà du simple rapport regardant - regardé entre le public et le spectacle, c'est une triangulation qui s'impose avec la « vision » : une image ou une représentation mentale, liée à l'objet regardé, mais réinterprétée par le cerveau de l'observateur. Cette caractéristique est d'autant plus présente que le théâtre grec s'inscrit lui-même dans les fêtes religieuses.

La skènè joue un rôle déterminant dans ce processus de « visions » : étymologiquement d'une part (skènè signifie d'abord « tente », puis « tente sacrée »), architecturalement d'autre part (elle est située entre un autel et un temple dédiés tous deux à Dionysos). Aussi, pour Anne Surgers, au-delà de sa fonction de coulisses, « la skènè est plutôt le lieu du divin caché et invisible, qui se manifeste sur le proskènion et l'orchestra par l'intermédiaire de l'acteur et de la représentation théâtrale. »5 Elle ne cache pas seulement les préparatifs du spectacle, mais tout un monde invisible, qui, bien plus vaste que la vie terrestre, peut surgir à tous moments à la vue de tous.

Cette maison imposante au centre de l'espace scénique devient le lieu de tous les possibles, une boite de Pandore laissant échapper des bribes d'histoires. « La façade de la skènè [est une] frontière [qui] marque le passage entre le dieu qu'il est interdit de voir et le dieu qu'il est permis de voir. »6

Plus généralement, ce lieu où il est interdit de voir, dissimule également ce que l'on ne souhaite pas montrer. La Médée d'Euripide ne commet pas l'infanticide dans l'orchestra, mais bien dans la skènè. En faisant ce choix, l'auteur empêche le public de voir la scène, mais non de l'imaginer, ce qui est sans doute plus violent encore. Car même brillamment interprétée, une telle scène serait forcément limitée par le jeu des comédiens ou risquerait d'être ternie par un trucage un peu grossier. Le public, face à une telle violence, chercherait à se rassurer en se disant qu'il est au théâtre. Situer le double meurtre dans la skènè, c'est le déplacer dans le domaine invisible des dieux et de l'imagination, et donc dans les visions du spectateur.

4 Opsis possède également le sens d' « avoir des visions pendant son sommeil », c'est-à-dire rêver, indique le dictionnaire grec-français Victor Magnien Maurice Lacroix, Paris,Belin, 1969.

5 Anne Surgers, op cit

6 Ibid

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La disparition de la skènè

Le premier bouleversement fondamental du théâtre - son dispositif architectural et son rôle social - survient à l'époque romaine. La représentation perd sa signification religieuse et s'inscrit dans les fêtes de divertissement.

La nouvelle architecture des théâtres transforme considérablement la skènè. Son mur visible s'étend pour fermer l'arc de cercle, prend le nom de frons scenae et s'orne d'objets luxueux. Le proskènion grandit lui aussi. Il devient proscenium et se dote d'un toit qui permet des systèmes d'accroches et de machineries. Enfin, même si cette nouvelle forme s'avère moins démocratique que le théâtre antique qui permettait à tous les spectateurs de voir l'espace scénique, la priorité est ici donnée à la visibilité, la qualité acoustique, et au confort d'une partie du public. Celui-ci s'installe en demi-cercle et vient également remplir l'orchestre, qui devient dès lors un emplacement de choix.

La réflexion menée par les Romains sur le voir et l'entendre ainsi que la clôture du lieu ont pour effet de concentrer le regard du public sur l'espace du proscenium. La skènè n'est plus un petit espace dont on peut appréhender les contours, où naissent les drames des hommes et des dieux. Elle disparaît au profit d'un grand mur qui crée une frontière non plus entre l'invisible et le visible, mais entre la « fiction et la réalité »7. En effet, autour du proscenium, les limites sont celles liées à la réalité : des coulisses sont à l'arrière, cachant derrière le frons scenae l'aspect technique de la représentation - changements de costumes des comédiens ou préparations de machineries - et l'espace du public à l'avant, juste devant le proscenium.

7 Ibid.

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La boîte dans la boîte : vers le théâtre illusionniste

Si les lieux du théâtre prennent de multiples formes dans les siècles qui suivent, le théâtre à l'italienne s'invente en revendiquant un héritage direct avec le théâtre romain. Cette architecture, qui se généralise dès le XVIIe siècle, devient très vite le modèle absolu dans tous les pays d'Europe.

Il reste aujourd'hui un canon très dominant. Et la majorité des pièces prises en exemple dans ce mémoire y prennent place.

De nombreuses évolutions sont à noter entre le théâtre grec et le théâtre à l'italienne. Certaines nous préoccupent particulièrement dans le cadre de notre analyse.

Le Théâtre Olympique de Vincence, inauguré en 1585, constitue un tournant dans ces transformations. L'architecture du lieu a évolué vers un espace fermé. Il s'est doté d'un toit, si bien qu'il devient lui-même une boîte complètement hermétique. Avant tout, il fait entrer l'illusion sur la scène en y introduisant la perspective : les trois portes du frons scenae sont devenues sept rues. Le proscenium est encadré par une boîe séparée du public avec l'arrivée d'une grande ouverture : c'est l'origine du « cadre de scène » richement orné.

Le théâtre à l'italienne, tout comme la skènè, permet des apparitions par les dessous ou les cintres, des enfers ou des cieux. Au fil des évolutions, les personnages peuvent à présent entrer du fond, du haut et du bas, mais également des côtés.

A la suite de l'invention de la lampe à gaz - puis de l'électricité - et grâce à l'intervention de Wagner en 1876 au Festspielhaus de Bayreuth, la salle est plongée dans le noir pendant la représentation. Ainsi, le travail commencé par les Romains se poursuit, et le regard du spectateur est fixé sur le seul endroit qu'on aura décidé d'éclairer. Au fil du temps, les rideaux deviennent noirs, tout comme l'encadrement de la scène qui s'enrichit de frises, et souvent d'un cadre noir plus petit que le cadre de scène préexistant. La boîte devient boîte noire. La sobriété s'installe dans la salle, avec une tendance à l'assombrissement de l'ensemble, afin de créer une véritable rupture entre le lieu du théâtre et le décor du spectacle.

En opposition totale avec le dispositif en plein air antique, baigné par la lumière du jour où seule la skènè est inaccessible à la vue, l'espace du théâtre est plongé dans l'obscurité la plus complète. Un rideau, placé entre la scène et la salle, rend totalement invisible l'espace scénique tant que celui-ci n'est pas levé, et que la lumière n'en laisse rien entrevoir.

Dans ce contexte, la lumière, nous le comprenons bien, prend une place majeure dans le dispositif. Le décor, qui était purement indicatif, voire quasiment absent jusqu'au théâtre d'illusion,

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change totalement de statut. La salle de spectacle richement décorée n'est plus le centre de l'intérêt pendant le temps du spectacle, et le fond de scène, autrefois identique pour toutes les productions, laisse place à des toiles peintes, puis à des décors construits pour et en fonction des pièces représentées. La machinerie, qui était presque totalement à vue chez les Grecs, est maintenant dissimulée dans la boîte noire et renforce l'illusion.

En somme, tout le processus s'est inversé depuis l'origine du théâtre. Un petit espace, contenu dans la skènè était alors invisible - hors-scène - et aujourd'hui, seul un petit espace est visible et mis en lumière, la scène.

Mur de scène et plan du théâtre Olympique de Vicence (Italie du Nord)

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De la skènè à la scène : le renversement

Nous pourrions ainsi définir la skènè comme le lieu qui cache à la vue mais révèle par les « visions », les représentations mentales. Cet espace mystérieux a fini par donner son origine au mot scène, employé aujourd'hui pour désigner a contrario le lieu offert à la vue - par opposition aux coulisses qui en définissent ses limites - et sur lequel évolue les comédiens interprétant le drame.

Ce renversement soulève plusieurs questions. Par ce glissement sémantique, a-t-on « ouvert » la skènè, et tenté de déballer sur scène, à la vue de tous, ce qui était jusqu'alors le propre d'un monde invisible ? Ce monde invisible, contenu par des murs en bois, a-t-il trouvé un nouvel espace dans nos théâtres ? Et quelle place fait-on aujourd'hui dans nos spectacles à ces visions, présentes dès l'origine du théâtre grec ?

Grand théâtre de Tours : exemple de théâtre à l'italienne avec l'ajout d'un deuxième cadre de scène

Exemple filé numéro 1 : Phèdre de Racine

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Phèdre, héroïne mythologique racontée de nombreuses fois depuis l'Antiquité par Euripide, Sénèque, Virgile ou Ovide, retrouve vie en 1677 sous la plume de Racine, qui signe une tragédie en alexandrins, aujourd'hui la version la plus célèbre du mythe.

La pièce suit la règle des trois unités que Boileau résume ainsi : Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli /Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. Une seule unité de temps : la pièce se déroule entre le matin et le soir. Une unité de lieu : le château sur lequel règne Thésée. Une unité d'action : son épouse Phèdre, épuisée par l'amour coupable qu'elle éprouve pour son beau-fils Hippolyte, se meurt. Toutes les actions nécessitant un autre lieu se déroulant hors-scène, toutes les intrigues parallèles alimentant systématiquement la douleur de Phèdre.

Voici un résumé non exhaustif de la tragédie, dans lequel l'accent est porté sur les relations entre scène et hors-scène, afin de resituer dans la chronologie de la pièce les exemples utilisés dans la première partie de ce mémoire.

Acte I, 1 : La pièce s'ouvre sur une annonce de départ et une énigme : Hippolyte dit vouloir partir à la recherche de son père dont il n'a pas de nouvelles depuis six mois. S'en suit la description d'un monde vaste et mystérieux au-delà du château et de la scène : Thésée a été recherché à travers les mers, de la Grèce à l'Asie mineure, ainsi qu'aux abords du fleuve qui conduit aux Enfers. Le hors-scène détient un secret, celui de la vie ou de la mort de Thésée, qui peut déterminer la conduite de tous les protagonistes de cette histoire. Sa mort est décisive aussi bien sur le plan politique, que sur celui de la liberté individuelle de sa femme et de son fils notamment.

Acte I, 4 : La mort de Thésée est annoncée, et chacun se positionne en fonction de cette nouvelle. Phèdre change de statut, passe de celui de femme mariée à veuve, ne parvient pas à contenir ses sentiments et avoue malgré elle son amour à Hippolyte.

Acte II, 6 : La rumeur court que Thésée serait vivant.

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Ces retournements de situations ne sont le fruit d'aucune action, car tout relève de rumeurs, de faits supposés hors-scène, dans cet endroit flou et inaccessible. Le hors-scène vient faire chavirer le château et tous ceux qui sont à l'intérieur. Les protagonistes, au même titre que les spectateurs, sont condamnés à croire sans voir, et à imaginer.

Acte III, 4 : Thésée apparaît sur la scène. Il constate le trouble de ceux qu'il a laissés. Il tente de remettre de l'ordre dans ses rangs et, pensant son fils coupable d'amour pour Phèdre, le condamne à l'exil, sans avoir aucune preuve tangible de sa faute.

Acte V, 1 : Hippolyte à son tour quitte le château. Il rejoint le monde que l'on ne peut pas voir, et son destin, tout comme celui de son père au début de la pièce, devient de ce fait incertain.

Acte V, 5 : On apprend le décès de la confidente de Phèdre, OEnone, qui s'est jetée dans la mer.

Acte V, 6 : La mort d'Hippolyte est annoncée et rapportée dans un récit détaillé du combat qu'il a mené contre un monstre marin.

Acte V, 7 : Phèdre se donne la mort sur scène et expire en avouant son crime à Thésée.

Le hors-scène de Phèdre, semble un monde vaste, macabre, avec une forte présence de l'eau (peut-être à cause des origines de son héroïne, dont le père, Minos, a eu un différend avec Poséidon). Le château s'apparente à un radeau à la dérive sur une mer agitée et dangereuse, peuplée de monstres marins, dont on ne revient pas toujours.

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II) Tentative de définition

Un choix par défaut ?

Le rapprochement étymologique entre l'ob-scoena et la scena est une erreur largement répandue8. Cette méprise participe malgré tout du lien, dans l'imaginaire collectif, entre la scène et l'obscène, et de l'idée qu'une partie de l'in-montrable serait, de fait, reléguée hors-scène. Ainsi, ce seraient la morale et les règles de bienséance qui, sous le poids de la censure ou de l'autocensure, pousseraient hors-scène l'indécent ou le trop violent.

Par ailleurs, il est courant de penser que le spectacle, limité par les capacités techniques d'une époque ou du lieu de représentation et par les moyens financiers de la production, relègue hors-scène l'irréalisable, par nécessité. Autrement dit, ce qu'elle ne peut pas montrer.

Si l'irréalisable et l'in-montrable contraignent parfois à mettre hors-scène certains éléments du spectacle au moment de sa construction, ces deux paramètres ne suffisent ni à définir, ni à expliquer le rôle du hors-scène.

En effet, nous pourrions citer en contre-exemple, l'Empire romain évoqué plus haut. Amateurs de spectacles d'une violence inégalée (en particulier lors des jeux du cirque), les Romains n'hésitaient pas à donner en représentation des reconstitutions de batailles ou de chasses très réalistes, aussi bien dans la restitution des décors, que la violence des combats, avec la mort en direct d'animaux exotiques ou de prisonniers de guerre. Pour autant, dans l'enceinte des théâtres, les pièces ne répondent pas du tout à cette exigence de réalisme mais relèvent d'une esthétique très codifiée, qu'il s'agisse du jeu de l'acteur ou du décor (qui tient beaucoup plus du symbole que de la vraisemblance). Pour un auteur romain, mettre hors-scène certains éléments de son histoire ne dépend pas d'une impossibilité technique ou morale mais d'un choix.

Un choix d'auteur ?

Benoît Barut9 nous propose une piste de lecture du hors-scène comme choix : « Ce ne sont pas les problèmes techniques (l'infaisable) ou éthiques (l'in-montrable) de représentation qui poussent à mettre hors-scène et en-récit tel ou tel élément de la fable, c'est au contraire la volonté de faire primer le verbe qui crée l'expédient qu'est le hors-scène. » Il résume : « Ce n'est pas parce qu'on ne peut représenter qu'on parle, mais parce qu'on veut parler qu'on décide de ne pas représenter. » Dès lors, mettre hors-scène relèverait de la volonté de l'auteur dramatique de faire

8 « Scène de l'obscène », dossier de la Revue d'histoire du théâtre n° 269 p7.

9 Benoît Barut, « Le hors-scène : un horizon fabuleux» dans Coulisses, n° 44, p22.

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primer le verbe sur la monstration. Afin de privilégier le récit, il déplacerait dans l'espace et/ou le temps la séquence qu'il souhaite faire raconter à un personnage, empêchant par là de la montrer au plateau.

Les auteurs de la période dite classique utilisent très souvent la parole rapportée pour raconter un événement s'étant déroulé hors du plateau du théâtre. Pour remplacer l'action dramatique, ils ont recours à l'hypotypose, le récit très réaliste et animé d'une scène que le spectateur n'a pas vue, par un personnage qui y a assisté et la revit en la racontant. Selon la définition qu'en a fait Quintilien, l'hypotypose est une « image des choses si bien représentée par la parole que l'auditeur croit la voir que l'entendre ».

Ces épisodes, cachés au spectateur, mais que ce dernier voit tout de même grâce au pouvoir d'évocation de mots, sont souvent des événements décisifs dans l'action dramatique. En effet, comme le fait remarquer Arnaud Rykner10, ils sont très régulièrement choisis comme frontispice lors de l'édition de la pièce, preuve de la puissance narrative de ces scènes.

Par exemple, la gravure de Charles Lebrun servit de frontispice à une édition de Phèdre de Racine en 1667 montrant la mort d'Hippolyte (voir page suivante). En effet, cette séquence n'est jamais représentée directement sur le plateau de théâtre. Elle est rapportée dans le récit à la scène 6 de l'acte V par Théramène :

L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux, Parmi les flots d'écume, un monstre furieux. Son front large est armé de cornes menaçantes Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Ses longs mugissements font trembler le rivage. (...)

Tout fuit, et sans s'armer d'un courage inutile Dans le temple voisin chacun cherche un asile. Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots

Servie par une longue tirade très détaillée, ce combat mythologique dispose de tous les ingrédients d'une scène théâtrale ou spectaculaire. Elle suscite des images immédiates, épiques, structurées et mises en scènes, digne d'un film d'action hollywoodien. Dans la fiction, sa portée est immense : elle condamne définitivement Phèdre, ouvre les yeux de Thésée. Pourtant, Racine choisit de la situer ailleurs, de la soustraire à la vue du public et privilégie la poésie des mots et la création d'images mentales à une représentation directe.

10 Arnaud Rykner, « La scène sans la scène (Mettre en scène, mettre hors-scène) » dans La Scène. Littérature et Arts Visuels, L'Harmattan, p 200.

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« Ce qui fait image, c'est le hors-scène de la représentation théâtrale. »

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L'accès à une « autre scène » ?

Si l'on poursuit avec l'exemple de Phèdre, dans la scène de l'aveu où elle fait face à Hippolyte, on s'aperçoit qu'il existe un autre type de récit dans le récit. Cette fois, il ne s'agit pas de relater par un événement hors du lieu de l'action, mais de décrire les « visions » du personnage éponyme : les récits des pensées coupables de Phèdre qui révèlent son désir incestueux envers son beau-fils. Dans la tirade qui suit, elle revoit et transforme le passé au gré de ses fantasmes, remettant en scène la mise à mort du Minotaure, elle remplace Thésée vainqueur par Hippolyte :

Par vous aurait péri le monstre de la Crète, Malgré tous les détours de sa vaste retraite Pour en développer l'embarras incertain, Ma soeur, du fil fatal, eut armé votre main Mais non, dans ce dessein je l'aurai devancée L'amour m'en eut d'abord inspirée la pensée C'est moi prince, c'est moi dont l'utile secours vous eut du labyrinthe enseignée les détours (...)

Que de soins m'eut coûté cette tête charmante Compagne du péril qu'il vous fallait chercher, Moi-même, devant vous, j'aurais voulu marcher, Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue, Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

Ces pensées verbalisées dépeignent une succession d'actions (en en modifiant le cours), un contexte, un monstre identifié dans l'imaginaire collectif. Elles créent un réseau d'images chez le spectateur qui participe à la condamnation de Phèdre. Une pensée peut être coupable, mais il faut qu'elle soit incarnée dans un acte pour qu'elle devienne crime. A priori, Phèdre n'est pas condamnable. Pourtant, si la faute n'est pas représentée sur le plateau, elle trouve son existence par les images induites dans l'esprit du spectateur, de la même manière que la mort d'Hippolyte à l'acte V.

Les deux récits utilisent le même procédé de suggestion, qu'il s'agisse du témoignage de Théramène ayant assisté à la scène ou de la réécriture fantasmée de Phèdre. Pour autant, leurs existences deviennent également réelles dans l'esprit du spectateur, et le désir de Phèdre aussi concret que la mort d'Hippolyte. Dès lors, son fantasme partagé avec le public devient crime.

L'exemple de Phèdre, de la pensée coupable ou de l'inceste, nous ramène à la question de l'ob-scène, de l'in-montrable, ce qu'Arnaud Rykner appelle « le refoulé ». « Le refoulé, c'est précisément ce qui ne cesse de vouloir s'imposer, ce qui frappe à la porte du théâtre (de plateau)

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sans jamais pouvoir y trouver sa place. »11

Puisque les moeurs évoluent, il ne serait pas interdit de montrer aujourd'hui une Phèdre lascive, cherchant à séduire son beau-fils et à assouvir concrètement ses fantasmes sur le plateau. Pour autant, si une telle version serait plus explicite pour tous, elle pourrait provoquer une mise à distance entre le spectateur et l'héroïne. Il suffirait au public de fermer les yeux pour échapper à la vision immorale. Au contraire, avec le récit évocateur, chacun voit malgré lui la scène. Le public ne peut fermer les yeux sans risquer de voir encore mieux. Le fantasme de Phèdre, qu'elle n'a pas choisi, qui s'impose à elle, s'impose à nous à travers ses mots, et par un effet de miroir, nous renvoie à une position équivalente à la sienne, et nous la condamnons deux fois : pour le préjudice subi, et pour la culpabilité que nous partageons désormais avec elle.

Si l'on fait un détour du côté de la psychanalyse avec Arnaud Quinet12, l'inconscient, du point de vue lacanien, tout comme le théâtre, est structuré selon trois dimensions : l'une symbolique (le langage, le texte, l'ensemble des signes), une autre réelle aussi dite « de jouissance » (au théâtre, la présence charnelle des acteurs et des corps au plateau) et une troisième relevant du rêve et des fantasmes. Cette troisième dimension, ce lieu où se déroule le rêve, Freud la nomme « l'autre scène ».

A ce stade de la recherche, on peut se demander dans quelle mesure mettre hors-scène permettrait aussi d'alimenter cette « autre scène », inconsciente, propre à chaque spectateur.

Reste maintenant à tenter de définir cet autre lieu de représentation, dans la sphère privée mentale, immatérielle et insaisissable, stimulé par le spectacle donné sur les planches.

Un espace plus grand que le réel ?

L'utilisation de la préposition « hors », qui vient de « dehors », c 'est-à-dire à l'extérieur, à l'exclusion de, hormis, sauf, implique une situation par rapport à un objet, un lieu, un temps ou même un état (hors-piste, hors-jeu, hors-service, hors du coup, hors d'âge, hors d'état de nuire, hors de soi...). Dans la définition spécifique du hors-scène qui nous intéresse, s'il n'est pas « en scène », où se situe-t-il ? Est-il partout sauf sur scène ?

Afin d'affiner notre définition, il conviendrait déjà de le distinguer du « lieu aveugle », à savoir : un lieu dans l'espace scénique (par exemple un placard ou une malle) qui, s'il est fermé, n'attend que d'être ré-ouvert, et qui par ailleurs, est bien trop défini pour qu'en surgisse quelque

11 Arnaud Rykner, op. cit.

12 Arnaud Quinet, « L'inconscient structuré comme un théâtre », dans Savoirs et clinique n°12, 2010/1 p. 188-195.

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chose de plus grand que la scène.

Benoît Barut en propose la définition suivante : « Le hors-scène n'est pas un ailleurs physique et palpable, mais bien plutôt un « en-dedans ». Et plus précisément : « L'espace véritable du hors-scène, c'est l'esprit du spectateur. »13 Cette définition permet d'établir un lien avec la triangulation du théâtre grec : le spectacle, celui qui le regarde, et les visions du spectateur, lieu du hors-scène.

Mais peut-être pourrions-nous aller plus loin.

« Si je lis un drame, un poème, une histoire, sa raison d'être, tout l'intérêt qu'il y a en elle est dans l'idée que je m'en fais, le poète qu'elle éveille en moi». écrit Maeterlinck14. En soumettant cette idée au théâtre, le spectateur ne serait plus seulement passif (dans le sens d'avoir des visions) mais actif : il s'éveille en tant que poète, met en scène et en images sa propre vision. L'esprit du spectateur, « espace véritable du hors-scène », est dès lors sollicité comme lieu de réflexion, d'analyse, lieu des souvenirs, mais aussi de rêverie et de création.

Comme tel, le hors-scène est insaisissable et tout y est possible. En opposition à la scène structurée, limitée dans l'espace, répondant à un ensemble de règles et de conventions, il est infini, illimité, modulable. Il se construit et se déconstruit, s'enrichit, se précise ou au contraire devient nébuleux à mesure que le spectacle se joue.

Dans Phèdre, le monde hors-scène évolue au gré des informations que le spectateur reçoit. Au début, par exemple,Thésée y est vivant, quelque part sur un champ de bataille, loin de son château. En tant qu'époux de Phèdre, bien qu'absent de la scène, il est un rempart moral contre le désir de la reine. A la scène 4 de l'acte I, il est annoncé mort, laissant sa place vacante. A son absence sur le plateau s'ajoute sa disparition hors-scène, le rendant deux fois manquants. Enfin, à la fin de l'acte II, Théramène rapporte que « des bruits sourds veu[lent] que le roi respire. » A ce moment-là, Thésée n'est plus ni mort, ni vivant dans l'esprit du spectateur. L'espace du hors-scène - de même que celui de l'inconscient - permet ce type de doute, d'entre-deux, où il est possible d'être et mort et vivant (ou les deux ou ni l'un ni l'autre) sans que cela ne fasse question. Il est également un espace changeant, chaotique, et infini, mais cohérent avec l'univers représenté sur le plateau. En effet, le hors-scène de Phèdre est peuplé de dragons, de personnages mythologiques, tandis qu'une pièce de Lagarce, par exemple, ne convoque pas les mêmes imaginaires.

13 Benoît Barut, op. cit.

14 « Entrée datée du 2/3-II-90 dans les agendas de Maeterlinck », cité par Benoît Barut dans l'article sus-cité, p.25.

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Un lieu plus réel que le plateau ?

Mettre un objet ou un personnage sur une scène implique de le soumettre à un jeu de questions-réponses plus exigent que lorsqu'il est hors-scène. Si Thésée arrivait de but en blanc dans l'acte III sur le plateau sans être annoncé, le public pourrait immédiatement exclure qu'il soit simplement mort. Suivrait une salve de questions : est-il pour autant vivant ? Avons-nous affaire à un spectre ? Quelqu'un s'est-il grimé avec son apparence ? Sa démarche et son costume, ainsi que de la réaction des personnages autour de lui, puis le texte, permettraient de valider telle ou telle hypothèse.

L'entrée d'un personnage ou d'un objet au plateau fournit un ensemble de signes qui réduisent immédiatement les possibles, et contrairement au hors-scène qui peut se permettre d'être nébuleux sans que l'on s'en préoccupe outre mesure, une fois en scène, ce personnage ou cet objet appartient à un réseau de sens et de logique soumis au jugement qu'il convient de comprendre et éventuellement de critiquer. A ce propos, Arnaud Ryckner écrit :

Lorsque la scène est montrée, elle s'expose directement aux défenses de la dénégation (ce que je vois n'est pas vrai). [...] A l'inverse, une scène qui n'est jamais montrée ne peut que se soustraire à ces défenses, et du coup faire tout son effet. Le récit qui atteint l'imaginaire sans la médiation de la vue (sans la monstration) peut fonctionner avec la liberté du fantasme. (et l'on sait qu'un fantasme réalisé est toujours plus ou moins décevant car il n'est efficace - producteur d'images, « de scènes » - qu'en tant que fantasme).15

Tout comme les moutons dessinés par Saint-Exupéry finissent toujours par décevoir le Petit Prince, un objet exposé sur une scène et soumis au jugement peut entraîner une frustration. La solution que trouve l'aviateur de dessiner la boîte contenant le mouton évite ainsi la confrontation au réel, permet de conserver l'imaginaire intacte et satisfait pleinement le Petit Prince.

Ce sur quoi s'accorde Diderot dans ses Entretiens sur Le Fils naturel, à propos du récit dans le théâtre: « [Il] me transportera au-delà de la scène ; j'en suivrai toute les circonstances. Mon imaginaire les réalisera comme je les ai vues dans la nature. Rien ne se démentira. »16

En effet, la puissance de l'imaginaire du spectateur rendrait le hors-scène presque plus réel que la réalité théâtralisée du plateau. Car l'image le contraint, le réduit, quand elle ne le détruit pas. Il évite les barrages éventuels du jugement moral, l'inadéquation avec des souvenirs ou le besoin d'être rassuré. Si le monstre dévorant Hippolyte surgissait sur le plateau, après une éventuelle surprise, le cerveau du spectateur chercherait tous les signes lui indiquant que ce dragon est un objet, un effet d'illusion, et aussitôt se rassurerait en se rappelant qu'il est au

15 Arnaud Rykner, op. cit.

16 Denis Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, Paris, Flammarion, 2005.

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théâtre. Dissimulé, il ne permet pas cette distance. On ne sait pas ce qu'il en est vraiment. La peur n'est pas calmée et peut au contraire prendre toute son ampleur. Le hors-scène permet non seulement d'éviter le jugement, mais également d'évoquer des sujets sans les soumettre à la vue et donc à la censure, à la morale.

C'est en s'appuyant sur ces arguments qu'Arnaud Rykner conclut son article La scène sans la scène - Mettre en scène, mettre hors-scène : « D'une façon ou d'une autre, pour voir la scène17, il faut fermer les yeux. »

Il conviendrait toutefois de remettre en question cette affirmation, qui, si elle était prise au mot, mettrait au chômage tous les scénographes et enverrait tous les auteurs de théâtre à la radio.

L' « envers nécessaire de la scène » ?18

Maeterlinck a bien écrit pour les planches. Néanmoins, son écriture dramatique laisse une grande place au hors-scène . Dans ses notes à propos de sa pièce L'Intruse, il écrit : « Il faudrait pouvoir mystérieusement exprimer l'état lamentable de cette famille, flottant là - assise à table - comme sur un misérable radeau au milieu de l'infini, de l'épouvantable et de l'incompréhensible. »19 Et ce serait ce hors-scène « infini » qui permettrait de révéler la scène, et de replacer au centre, comme si on le regardait au microscope, le drame qui se joue sur le plateau. La scène devient alors par opposition « un îlot privilégié, borné, dans un horizon sans borne »20 grâce à la présence de ce hors-scène. Le dramaturge ajoute : « Il s'agirait plutôt de faire voir l'existence d'une âme en elle-même, au milieu d'une immensité qui n'est jamais inactive. » 21

Il n'est plus question de privilégier la scène ou le hors-scène, mais au contraire de se servir consciemment de l'un pour révéler l'autre : « faire voir l'existence » de quelque chose. D'utiliser à bon escient les forces du hors-scène : son accès privilégié à l'inconscient, sa malléabilité, son pouvoir de création, son attraction et sa liberté pour renforcer la scène limitée, cadrée, organisée, mais aussi surprenante, inventive et spectaculaire.

La question se pose alors, dramaturgiquement, de savoir ce qu'il est intéressant de montrer ou pas. Si l'auteur, dans son texte, a la possibilité de choisir, comme nous l'avons évoqué dans les exemples plus haut : mettre au plateau, faire raconter, ou cacher telle ou telle partie de son récit, le

17 Au sens de « ce que l'on retient lorsqu'on a refermé le livre, lorsqu'on a quitté le théâtre ».

18 Selon la formule de Benoît Barut op. cit. p.13.

19 Cité par Benoît Barut dans l'article sus-cité, p.18.

20 Ibid.

21 Cité par Carmen Andrei dans « Originalité et modernité du théâtre de Maurice Maeterlinck »

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metteur en scène et le scénographe ont également cette possibilité : provoquer des images, réduire le sens ou au contraire enrichir l'imaginaire des spectateurs, afin de laisser plus ou moins l'opportunité aux « poètes » qui se trouveront dans la salle de construire leur propre spectacle à partir des propositions qu'ils auront devant eux.

Dans le numéro 44 du magazine Coulisses consacré au hors-scène, qui interroge de bout en bout ce concept plutôt peu étudié de façon théorique et dans ces termes précis, il est intéressant de noter la quasi-absence de la question scénographique. Question certes ambiguë puisque par définition, le décor se trouve être précisément sur le plateau, sur scène, et donc hors -sujet. Elle est toutefois évoquée comme un objet méritant une étude à part entière.

C'est précisément cette question que je souhaiterais aborder dans le chapitre suivant, afin de proposer un début de réflexion autour de l'objet scénique, de ses capacités à fournir du sens, à ouvrir l'imaginaire, à montrer ou au contraire à cacher, à proposer une image ou à en appeler de nouvelles pour consolider les liens entre la scène et son envers nécessaire, le hors-scène.

Exemple filé numéro 2

Ariane et Barbe Bleue ou la délivrance inutile, de Paul Dukas livret de Maeterlinck

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Maeterlinck publie la pièce Ariane et Barbe-Bleue, « conte en 3 actes » en 1899, inspirée du conte de Charles Perrault Barbe-Bleue. Adapté pour l'opéra par Paul Dukas, ce « conte en trois actes » est donné pour la première fois en 1907. L'histoire en est connue : un homme riche et inquiétant, à la barbe étrangement bleue, se remarie avec une jeune femme à qui il donne tous les droits, sauf celui d'ouvrir une porte dont elle possède néanmoins la clef. Poussée par la curiosité, celle-ci finit par enfreindre la règle et découvre les corps sans vie des anciennes épouses de son mari. Apprenant sa désobéissance, Barbe-Bleue décide de la tuer, mais ses frères arrivent à temps pour la sauver et abattre son bourreau monstrueux.

Si les grandes lignes du récit sont présentes dans l'opéra, Maeterlinck ne se contente pas d'en faire une simple adaptation. Il ajoute une dimension mythologique au conte et y convie Ariane, dont l'histoire se raconte depuis l'Antiquité. Thésée débarque en Crète pour tuer le Minotaure, un monstre enfermé dans un labyrinthe. Ariane, éperdument amoureuse de lui, l'aide en échange d'une promesse de mariage. Thésée accepte, sort vainqueur de cette épreuve et l'emmène, mais l'abandonne sur une île et finit par se marier avec sa soeur, dont nous avons déjà fait la connaissance : Phèdre.

Ainsi, Maeterlinck rééquilibre l'affiche et place une héroïne à part entière en face de Barbe-Bleue. Cette Ariane, comme si elle avait appris du passé, revient en femme affranchie et soutenue par le peuple. Cette fois, c'est elle qui descend dans le labyrinthe et affronte cet homme monstrueux qui pourrait être à la fois Minotaure dans un château aux multiples portes, à la fois Thésée, époux impitoyable, prêt à sacrifier celle qu'il a épousée.

Dans le premier acte de la pièce de Maeterlinck, Ariane, sixième femme de Barbe-Bleue, vient s'installer dans son château alors qu'au-dehors, la révolte gronde. Le peuple crie à l'assassin et réclame la tête du maître des lieux. Avant d'entrer en scène, Ariane s'est vue confiée sept clefs ouvrant sept portes par son mari. Les six premières lui étant accessibles, la dernière interdite. Plus aventureuse que son homologue du XVIIe siècle, Ariane ne s'intéresse qu'à cette porte dans l'espoir de découvrir le secret de la disparition des cinq dernières épouses.

Cet acte se déroule dans une salle du château, et, durant une longue introduction, cette

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salle est vide. On entend au dehors la révolte des paysans qui commentent l'arrivée d'Ariane. Cet espace, Maeterlinck le décrit comme vaste, et pourvu de nombreuses ouvertures sur l'extérieur : sept portes et six fenêtres monumentales. Les six premières portes cachent des pierres précieuses qui jaillissent dans l'espace au moment de leur ouverture ; de la porte interdite une fois ouverte, « un chant étouffé et lointain s'élève des profondeurs de la terre et se répand dans la salle ». Les mondes sous-terrain et extérieur sont prêts à tout moment à envahir l'espace scénique.

Dans l'acte II, Ariane n'a nul besoin d'attendre ses frères pour être sauvée. Enfermée à son tour dans le souterrain, elle rencontre les cinq premières épouses de Barbe-Bleue, trouve une fenêtre dans un mur et mène leur évasion.

Dans la majeure partie de l'acte, Maeterlinck choisit de maintenir la salle dans le noir avec pour unique source de lumière une petite lampe portée par Ariane. Tout s'éclaire grâce à l'ouverture d'une fenêtre vers la fin de l'acte. Depuis celle-ci, les personnages décrivent tout un monde extérieur qui n'est pas représenté : la mer, le ciel, les arbres, la campagne, le village. La lumière, la vie sont dehors, en directe opposition à ce qui est montré au plateau.

Acte III, les femmes retrouvent la surface. Elles n'ont pas réussi à quitter le château qui se trouve être entouré d'eau. Barbe-Bleue, dont elles n'ont pas de nouvelles, est malmené hors-scène par les paysans qui le livrent ligoté à ses épouses. Les six femmes, loin de se venger, prennent soin de lui. Ariane le libère et lui dit adieu. Cette fois, c'est elle qui abandonne son mari. En quittant les lieux, elle offre la liberté à celles qui étaient séquestrées. Mais sans pouvoir s'en expliquer, ni presque prononcer un seul mot, aucune d'entre elles n'accepte de la suivre. Ariane part seule et abandonne île et mari, dans un dénouement inverse à celui du mythe.

Cet acte se retrouve dans la configuration du premier. Le hors-scène est occupé par les paysans qu'Ariane empêche toujours de prendre possession du château. Enfin, c'est elle qui part, franchissant la porte centrale vers « un monde inondé d'espérance ».

L'opposition scène/hors-scène, présente tout au long de la pièce, ne fait que se renforcer au fur et à mesure que l'intrigue se noue. La question se pose de façon radicale au public à la fin du livret : choisissons nous ce monde de ténèbres, clos et tyrannique ou celui beaucoup plus vaste de la vie, de la lumière et de la liberté ?

La réponse n'est pas si simple, car si nous connaissons le château, pour le voir tout au long de l'opéra, la liberté hors-scène est aussi l'inconnu, l'incertitude.

C'est la question, très politique, d'une libération avortée et de la servitude volontaire qui se pose finalement. Sommes-nous prêts, une fois débarrassés du tyran, à accepter cette liberté qui s'offre et risquer d'affronter le hors-scène ?

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Partie 2 : Le décor et de ses capacités à produire des images dans l'esprit du spectateur

En s'intéressant maintenant aux moyens de « mettre hors-scène », selon l'expression d'Arnaud Rykner22, au delà du verbe et des mots, c'est l'utilisation du son en général qui s'impose comme le moyen le plus évident. Par nature invisible, le son fait appel directement à l'esprit du spectateur, et suscite des images (dans le cas par exemple d'un bruitage) et/ou des émotions (pour la musique ou un son moins figuratif).

En dehors d'un musicien, d'un appareil audio ou de toute production de bruit provenant directement de la scène, toutes les autres manifestations du son appartiennent au hors-scène. Sa communication directe par l'ouïe laisse le champ libre aux visions des spectateurs et sa capacité d'abstraction lui permet un lien privilégié avec l'émotion, sans avoir besoin systématiquement d'appartenir à la logique de la scène. Il n'a pas obligation de représenter quelque chose de concret, à l'instar du hors-scène.

Il est évidemment plus complexe de s'aventurer dans le champ de l'image. D'abord parce qu'il se situe dans le même domaine sensoriel que celui des visions que l'on cherche à provoquer chez le spectateur (dès lors, pourquoi le public irait-il imaginer un autre monstre que celui qu'il voit sur le plateau ?). Ensuite parce que le décor se situe par essence sur l'espace de la scène. Ainsi, on peut lire « l'ensemble des éléments décoratifs » en deuxième définition du mot « scène » dans le grand Larousse illustré ; preuve que l'un est indissociable de l'autre. Si l'objet, dès lors qu'il est posé sur le plateau n'appartient plus au hors-scène, la scénographie dispose néanmoins de recours pour les faire dialoguer. « Il existe nombre de moyens visuels susceptibles de faire affleurer le hors-scène sur scène, rassure Benoît Barut. » « Ils mériteraient une étude à part », ajoute-t-il.23 C'est ce que nous allons amorcer dans cette deuxième partie.

Après Phèdre, c'est en s'appuyant sur une oeuvre de Maeterlinck que nous allons poursuivre cette étude et c'est aussi à un autre monstre célèbre que l'on s'attaquera avec Ariane et Barbe-Bleue. Ce livret d'opéra, mis en musique par Paul Dukas, est intéressant à plus d'un titre : son auteur d'abord, qui, nous l'avons déjà vu, fait du hors-scène un élément central de ses pièces. Puis, son sujet et la question de la peur qui, relayée en premier lieu par le fantasme, demande donc de nourrir cette « autre scène » refoulée ou inconsciente. Enfin, son actualité : l'opéra ayant été monté de nombreuses fois ces dernières années, l'accès à des images de ces différentes

22 Arnaud Rykner, op.cit.

23 Benoît Barut, op.cit.

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productions est aisé.

Et c'est particulièrement deux d'entre elles qui nous serviront d'exemples filés : la mise en scène d'Olivier Py pour l'Opéra du Rhin en 2015, avec Pierre-André Weitz à la scénographie, et la production au printemps 2018 de l'Oper Graz de Vienne, mise en scène par Nadja Loschky et scénographiée par Katrin Lea Tag. Ces deux interprétations visuellement opposées permettent de mettre en lumière des traitements différents du hors-scène et de proposer un panel de moyens scénographiques à analyser.

I) Cacher tout ou partie de l'espace scénique

Le chant mystérieux de l'infini, le silence menaçant des âmes ou des Dieux, l'éternité qui gronde à l'horizon, la destinée ou la fatalité qu'on aperçoit intérieurement sans qu'on puisse dire à quels signes on la reconnaît.24

Cette citation de Maeterlinck pourrait être une définition du hors-scène ou de l'impression qu'il devrait susciter chez le spectateur. Mais si le spectateur ne peut « dire à quels signes on [le] reconnaît », le travail du scénographe est précisément de faire signe en choisissant des objets, des matériaux, des couleurs.

La limite. Le mur

Le hors-scène n'est pas l'invisible pur et simple, il est caché matériellement mais montré à l'imagination grâce à une parole faisant image, remplaçant le visible par le visuel. Le théâtre n'est pas le lieu du spectacle, mais le lieu du conflit fécond entre ce qu'on montre et ce qu'on ne montre pas, entre l'image scénique et l'image fantasmatique créée par le discours dramatique.25

Si « cacher » une partie de la scène permet de révéler le hors-scène, il convient de se demander comment, ou avec quoi le faire. En dehors de son pouvoir évocateur et signifiant, l'objet s'impose dans sa capacité, en fonction de sa taille et de son opacité, à obstruer la vision et à cacher une partie de l'espace scénique au spectateur. D'ordinaire, le rideau noir sert au théâtre à dissimuler les coulisses et délimite l'espace de la scène de façon imposante et radicale. Par convention, cet objet appartient au théâtre d'illusion, et à l'instar du matériel technique, il n'entre pas forcément dans le domaine de la fiction de la pièce. A contrario, le mur installé sur la scène, peut avoir cette même capacité d'obstruction de l'espace tout en appartenant au champ de la représentation. « Étant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? » nous demande26 Jean Tardieu.

24 Cité par Carmen Andrei, op. cit.

25 Benoît Barut, op. cit., p.25.

26 Jean Tardieu, Un mot pour un autre, dans Quatre Courtes Pièces, Paris, Flammarion 2015.

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Avec le mur, la question est posée, le dialogue ouvert. Premier objet présent dans l'espace scénique, dès l'Antiquité, il en est quatre qui composent la skènè grecque. Aujourd'hui, son omniprésence dans nos vies sédentaires en fait un objet familier aux multiples sens. Qu'on aille « droit dans le mur », qu'on tente de « faire le mur », qu'on ait l'impression de « parler à un mur », d'être « dos au mur » ou « au pied du mur », il est une limite. Entre soi et les autres, entre ce que l'on voit et le reste du monde, entre la scène et le hors-scène. Il cache quelque chose, l'ennemi si c'est le mur d'enceinte d'un château assiégé, la liberté si l'on est enfermé entre quatre murs, il protège l'intimité d'une maison ou d'une chambre, ou masque la lumière dans Ariane et Barbe-Bleue.

La place réservée au hors-scène est une des caractéristiques du théâtre de Maeterlinck de façon générale. Dans l'article qui lui est consacré dans la revue Coulisses27, Adélaïde Jacquemard-Truc insiste sur l'organisation spécifique de l'espace qui structure sa dramaturgie. « Chez Maeterlinck, le hors-scène devient un espace refusé, et la coupure entre scène et hors-scène n'est pas une nécessité pragmatique, mais un élément dramatique. La limite entre les deux espaces est marquée de façon explicite par des éléments scéniques représentant symboliquement cette frontière. » Effectivement, on y retrouve très souvent des bâtisses, des maisons, des couloirs, des pièces closes.

Dans le cas d'Ariane et Barbe-Bleue, Maeterlinck situe son opéra dans l'enceinte d'un château. Le premier et le troisième acte ont pour décor une salle en hémicycle, et le deuxième acte une salle souterraine sans aucun accès à la lumière. Ces deux espaces représentent des intérieurs clos et la frontière est nette entre la scène et le hors-scène de l'autre côté des murs. Le hors-scène n'est jamais décrit dans les didascalies. Il est raconté par les personnages ou évoqué par l'ambiance sonore et les voix en off. Dans le deuxième acte, les murs sont totalement opaques, dénués d'ouvertures, l'enfermement est total.

Dans sa proposition, Olivier Py reprend partiellement la description du lieu tel qu'il est défini dans les didascalies de Maeterlinck. Il conserve les deux espaces (la salle du château et le sous-sol), et les dote de murs du fond, de murs de côtés d'un sol et d'un plafond. Le sous-terrain est même partiellement refermé sur lui-même avec la présence de pierres qui ébauchent un quatrième mur.

En revanche, Olivier Py et Pierre-André Weitz prennent le parti de montrer également des espaces relégués hors-scène par Maeterlinck, par exemple la forêt représentée sur les images ci-dessous. Les murs gardent leur statut de limite dans la fiction entre un dehors et un dedans, mais

27 Adélaïde Jacquemard-Truc, « Le hors-scène et le tragique quotidien chez Maeterlinck », dans Coulisses n°44.

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ne jouent plus ce rôle avec le hors-scène. Si, malgré la présence de murs, le hors-scène n'a pas de limites très précises dans la scénographie, les limites imposées par le bâtiment du théâtre, (le cadre de scène, les coulisses ou les murs extérieurs) prennent cette responsabilité.

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Dans le célèbre Barbe-Bleue chorégraphié par Pina Bausch28, le mur et le cadre de scène ne sont qu'une seule et même limite. Le hors-scène se situe à l'endroit des coulisses, qui, pour le spectateur peu habitué à fréquenter cet endroit du théâtre, représente déjà un espace flou, obscur, inaccessible, mystérieux et objet de fantasme. Dans cette pièce, il est intéressant de noter le rapport particulier que les danseuses entretiennent avec les murs. Elles s'y jettent, s'y retrouvent prostrées, s'y accrochent. Le lieu est unique, et, bien que les interprètes entrent et sortent régulièrement de l'espace et n'y paraissent pas enfermés à proprement parler, le rapport frontal qui se joue entre ces murs et les danseurs qui les pratiquent renvoie à la solitude, à une relation impossible, à l'incompréhension.

28 Le Barbe-Bleue de Pina Bausch, crée en 1977, est librement inspiré du Château de Barbe-bleue, opéra de Béla

Bartók, postérieur à celui de Dukas, mais dans lequel influence de Maeterlinck est certaine. La scénographie est signée Rolf Borzik. Une version filmée du ballet est accessible en version complète sur internet.

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L'ouverture, la découverte, la faille.

« L'endroit le plus érotique d'un corps n'est-il pas là où le vêtement baille ?». « C'est l 'intermittence comme l'a si bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c'est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène de l'apparition disparition. »29

S'il faut savoir cacher la scène pour accorder une place au hors-scène, tout l'art est de laisser envisager cet ailleurs, sans le dévoiler totalement afin de rendre ce lieu désirable, et (re)mettre en route régulièrement la machine du fantasme et de l'imagination. Aussi faut-il créer des ouvertures dans ces murs que nous avons posés précédemment et oser répondre en partie à la question : « Que se passe-t-il derrière ? »

La fenêtre peut être simple fissure, comme celle qui permet aux amants Pyrâme et Thisbé de se murmurer des mots doux à travers le mur mitoyen qui sépare leur jardin, des meurtrières laissant passer les flèches ou une grande baie vitrée. Elle est une porosité, un lien qui ouvre le dialogue entre les deux cotés d'un mur. Si elle ne donne pas toujours une vue directe sur le hors-scène aux spectateurs, elle permet par exemple ce qu'on appelle la teichoscopie, encore appelé le « point de vue du mur ». Du grec teichoskopia (ôåé÷ïóêïðéá) : « vision à travers le mur », la teichoscopie est une technique théâtrale par laquelle des acteurs observent et décrivent des éléments se déroulant en dehors du cadre de scène. Contrairement à l'hypotypose, où le témoin rapporte des faits qui se sont déroulés dans un autre lieu et/ou un autre temps, le personnage ici décrit une situation qui se déroule en direct, mais que le spectateur ne voit pas directement parce qu'un élément de décor l'en empêche, ou par simple convention, cette action se situant au-delà de l'espace scénique, en lieu et place du public par exemple. Ce qui permet un élargissement du cadre de scène et un accès au hors-scène par les mots.

La teichosopie est utilisée dans l'acte II d'Ariane et Barbe-bleue, lorsque l'héroïne casse une fenêtre opaque dans le souterrain, permettant à la lumière de pénétrer dans la pièce, et aux cinq épouses enfermées de contempler le paysage hors-scène.

Il y a alors un instant de silence ébloui, durant lequel on entend au dehors le murmure de la

mer, les caresses du vent dans les arbres, le chant des oiseaux et les clochettes d'un

troupeau qui passe au loin dans la campagne.

Sélysette

Je vois la mer !...

Mélisande

Et moi je vois le ciel !

(...)

Bellangère

29 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, « Point Essais », Seuil, 1982, [1973], p.17-18.

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Je ne veux regarder que les arbres, où sont-ils ?...

Ygraine

Oh ! La campagne est verte !...

Ariane

Nous sommes aux flancs du roc.

Mélisande

Le village est là-bas... Voyez-vous le village ?...

Bellangère

On ne peut y descendre ; nous sommes entourées d'eau, et les ponts sont levés.. 30

Ici, la fenêtre créée dans le mur ne permet pas au public de « voir » davantage de décor. C'est en même temps que les prisonnières - mais à travers leurs yeux - que nous découvrons le paysage et c'est au fur et à mesure que les mots nous viennent à l'oreille que nous en imaginons les contours. La fenêtre rend possible une ouverture sur le hors-scène qui conserve néanmoins son statut et n'entre pas matériellement sur scène.

Une autre utilisation de la fenêtre, toujours sans révéler tout à fait l'ailleurs, permet l'envahissement du hors-scène sur la scène par l'intermédiaire de l'objet. Ce sont des pierres, symboles de la révolte des paysans qui gronde tout au long du livret de Maeterlinck, qui cassent les « six fenêtres monumentales » du décor qu'il a imaginé pour l'opéra. Ces objets qui « tombent dans la salle », au moment où Barbe-Bleue saisit Ariane pour l'enfermer au souterrain, sont le signe d'une limite perméable entre le hors-scène et la scène. L'enceinte du château n'est plus un espace sécurisé isolé. Il n'abrite plus toutes les monstruosités. Le monde à l'extérieur veille, prêt à envahir - ensevelir - l'espace du drame. La scène n'est pas un espace hermétique. Elle est en constant dialogue avec quelque chose de flou, vaste, insaisissable, mais présent, et prompt à se matérialiser à tout moment, tout comme les dieux pouvaient surgir de la skènè, prendre forme humaine et intervenir dans le drame dans le théâtre grec.

La porte est une fenêtre particulière et mérite qu'on s'y attarde. Après tout, le conte Barbe-Bleue, dès son origine, est une affaire de porte à ouvrir ou à ne surtout pas ouvrir. La clef est à disposition mais elle est interdite par son propriétaire. Cet interdit offre la possibilité de la transgression : l'héroïne va-t-elle être trop curieuse ? Est-elle au contraire téméraire ? Dans le décor imaginé par Maeterlinck, elles sont au nombre de sept, offertes fermées dès la levée de rideau à la vue du spectateur. Ariane et sa nourrice, n'arrivant qu'à la fin du prologue, ne les empruntent pas et entrent sur scène par une « porte latérale » que Maeterlinck ne mentionne pas dans la description de son espace scénique. Très vite, six d'entre elles sont ouvertes par la nourrice, mais personne ne les franchit. A chaque fois, des rivières de pierres précieuses en jaillissent et se déversent dans la salle. Ariane s'empresse d'ouvrir la septième, consciente de transgresser l'ordre reçu plus tôt. Dans cette réinterprétation du conte, ouvrir cette porte est un

30 Maeterlinck, Ariane et Barbe-Bleue, acte II et p.203 dans l'édition Théâtre, tome troisième, Paris, Fasquelle.

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acte de rébellion revendiqué. Les premiers mots que Barbe-Bleue prononce dans le livret sont pour prendre Ariane sur le fait, devant la porte ouverte mais pas encore franchie. « Vous aussi... » dit-il en s'approchant. Et Ariane de répondre, en avançant vers lui « étincelante de diamants », « Moi surtout !... »

Chez Maeterlinck en général, cet élément de décor revêt un sens particulier. Adélaïde Jacquemard-Truc l'analyse de la manière suivante : « La porte est donc toujours symboliquement un seuil entre espace de vie et espace de mort.31 » Analyse que confirme cette oeuvre : la porte interdite conduit à un monde sombre, sans lumière, où les épouses de Barbe-Bleue, tuées dans le conte de Perrault, vivent comme hors du temps. Livides et en haillons comme pourraient l'être des fantômes ou des revenants, elles sont coupées du monde et de la vie, condamnées à errer dans le souterrain. De la même manière la porte principale du château qui ouvre sur la nature est également un « seuil entre espace de vie et espace de mort ». Cette porte que seules Ariane et la nourrice franchiront sous les yeux du spectateur, oppose la demeure de Barbe-bleue, royaume de la tyrannie, de l'emprisonnement, de la mort, à celui de la vie, de la lumière, des hommes libres et de la nature.

Pour Benoït Barut, qui prend l'exemple de Huis clos de Sartre, la porte est un outil indispensable pour renforcer la scène, et le hors-scène : « Il faut qu'une porte s'ouvre pour que la véritable clôture se révèle. »32. Cette réflexion s'applique tout à fait dans le cas d'Ariane et Barbe-Bleue. La porte comporte toujours un seuil et l'ouvrir n'est pas le franchir. Dans l'opéra, seule l'héroïne a le courage de passer le pas. Pour les autres, cet acte symbolique est plus complexe (voire impossible) à accomplir. La porte d'entrée du château de Barbe-Bleue se révèle, tout au long de la pièce, une limite pour les paysans. S'ils semblent vouloir envahir le plateau, ils n'entrent pas franchement en scène. « Les premiers hommes de la foule paraissent dans l'encadrement de la porte, qu'ils remplissent tout entier, mais sans franchir le seuil », indiquent les didascalies. Enfin, l'opéra se termine par l'accomplissement d'Ariane, qui, elle, passe le pas. Elle invite les épouses prisonnières à la suivre et à se libérer du joug de leur monstre, mais aucune ne consent à sortir. La porte n'est pas la « véritable clôture ». Sous-titrée « La délivrance inutile », l'opéra nous montre à quel point cette ouverture, centrale, impossible à franchir, est un leurre. L'enfermement n'est pas physique, il est mental, tout comme le hors-scène.

31 Adelaide Jacquemard-Truc. op. cit.

32 Benoît Barut, op. cit., p.27.

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Ci-dessus, Jean-Paul Scarpitta33 propose une version du conte avec une scénographie uniquement réalisée à partir de tubes de lumière se déplaçant dans l'espace et créant à plusieurs reprises des successions de portes. Il ne reste plus ici que des encadrures qui ne dissimulent rien. Elles n'appartiennent pas à un mur, mais suggèrent sa présence. Elle marquent bien une limite entre la scène et un ailleurs non dissimulé mais elles ne créent pas d'opposition entre ces deux lieux. Rien n'étant figuratif, le lieu fictif de la scène comme celui du hors-scène est laissé à l'imagination du spectateur. Malgré tout, la limite demeure. La seule interaction possible avec ce décor dépouillé reste le franchissement de la « porte ».

Par ailleurs, il existe également des représentations partielles du hors-scène, à travers une fenêtre ou derrière une porte par exemple, que Benoît Barut, nomme « des métaphores du hors-scène ». « Dans tous les cas, on peut considérer ces éléments scéniques comme des tropes : ils métaphorisent le hors-scène sans en faire partie pour la simple raison qu'ils sont sur scène. » 34 Ainsi, il cite l'exemple de « ce qu'on nomme dans le jargon une découverte » qu'il définit comme suit : « il s'agit d'un morceau de coulisse, du lointain ou des cintres, se révélant sous l'effet d'une discontinuité du décor et subissant donc un traitement décoratif afin de masquer cette zone normalement interdite au regard du public. La découverte constitue une échappée visuelle qui fait signe vers l'ailleurs ; elle symbolise le hors-scène mais appartient à la scène et au décor. »

33 Le château de Barbe-bleue, de Bartók, reprise pour l'opéra de Montpellier,saison 2014-2015, mise en scène de Jean-Paul Scarpitta.

34 Benoît Barut, op.cit., p.15.

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Dans sa proposition, Olivier Py choisit de représenter des lieux que Maeterlinck, dans son livret, relègue hors-scène. Ainsi, il ouvre de nouveaux espaces de jeux qui lui permettent d'ajouter des actions seulement suggérées par l'auteur. Il montre une partie de la forêt qui envahit plus tard toute la partie supérieure de la scène. Cet espace lui donne l'occasion de mettre en scène la révolte des paysans qui est essentiellement traitée en voix off par Maeterlinck. C'est évidemment une partie du hors-scène qui est représentée. Ces quelques arbres qu'on ne voit pas entièrement (la cime en est coupée), figurent une forêt plus vaste que celle qui est représentée par le décor. Telle la synecdoque, la partie figure le tout, l'arbre symbolise la nature et par extension le hors-scène.

Olivier Py, par un système de boîtes posées les unes sur les autres, fait cohabiter dans le même espace-temps le souterrain et le château. Là où Maeterlinck les isole en un lieu unique par acte. Olivier Py, lui, fait vivre ces espaces par des parties dansées à l'image de cette scène à caractère érotico-fantasmatique dans l'ambiance rouge des vitrines d'Amsterdam, avec au centre un Barbe-Bleue masqué en Minautore qui explicite et souligne la référence mythologique sous-entendue par Maeterlinck.

De la même manière, il surexpose le caractère sensuel qui émane de la découverte des anciennes épouses de Barbe-Bleue, originellement prévue dans un noir quasi complet où Ariane décrit les corps dénudés de ces femmes, leur peau, leurs seins, leurs lèvres ou leurs cheveux.

A ce titre, cet exemple montre bien que le choix pour celui qui conçoit l'espace scénique est double : il peut cacher plus que ce que l'auteur propose de cacher, de même qu'il peut en montrer davantage. Et, ce choix est crucial pour le statut du hors-scène.

Lorsque Olivier Py décide de montrer la forêt, il pose le château au milieu d'un lieu simple et connu, qui même s'il renvoie à un univers mystérieux, n'en est pas moins une réduction de l'espace suggéré par Maeterlinck : une nature variée composée de falaises, d'eau, de ponts-levis, d'un village etc. Cette proposition est ici réduite par l'image proposée. Elle pourrait même entrer en contradiction avec l'idée d'île évoquée par le texte. Pourtant, dans le sous-terrain du deuxième acte, le livret proposait une quasi égalité entre Ariane et le public : celle-ci découvrait l'espace dans l'obscurité avec les spectateurs et s'y retrouvait enfermée comme dans la boîte noire du théâtre.

Enfin, Adélaïde Jacuemard-Truc ouvre une hypothèse intéressante quant au statut des personnages hors-scène dans les pièces de Maeterlinck. Dans sa pièce intitulée La mort de Tintagiles, un des personnages principaux, n'apparaît jamais sur scène. C'est la reine, celle qui va donner la mort au jeune héros.

Maeterlinck esquisse dans ses notes préparatoires sur la mort de Tintagiles une interprétation originale : cette reine serait présente « en nous ». Sans doute est-ce pour cette raison qu'elle ne peut être montrée.35

Si on appliquait cette interprétation à notre opéra, on pourrait prolonger ce parallèle et supposer que ce peuple révolté, prêt à envahir le château mais qui n'ose pas en franchir le seuil, se retrouve dans le public lui-même. En miroir, devant et derrière la scène, le peuple fictif et le peuple spectateur se font face. Les uns envoient des cailloux par les fenêtres, les autres réagissent, applaudissent peut-être.

Lorsque Phèdre montre en mot des images, le peuple de Maeterlinck, bien que présent par le son, en suscite en ne se montrant pas.

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35 Adelaide Jacquemard-Truc. op.cit., p.74-75

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II) Montrer autre chose.

« La parole crée le décor comme le reste. »36 Le théâtre doit être un « prétexte au rêve ».37 « Il est juste que chaque spectateur voie la scène dans le décor qui convient à sa vision de la scène. »38

Pour Paul Fort, Pierre Quillard ou Alfred Jarry, qui participent à l'élaboration du théâtre symboliste à la fin du XIXe siècle - dont Maeterlinck est une des figures de proue, la « vision », le « rêve » du spectateur passent par la parole, et par l'abolition du décor tel qu'il était pensé jusque-là. Pierre Valin, critique de l'époque, donne des informations plus précises sur les représentations de ce théâtre nouveau :

Un art théâtral inédit exige un mode inouï de dire, comme une nouvelle décoration. Dans les pièces de ce genre, le poète crée tout son décor, ainsi que l'a dit l'auteur de La Fille aux mains coupées39. En supprimant la particularité des caractères, la rapidité de l'action, la préoccupation des détails, et toute illusion de la réalité, on amène corrélativement la suppression du décor trompe-l'oeil. Le spectateur ne vit plus par ses sens, mais par l'âme, dans l'imagination, et, recevant seulement une impression générale de la psychologie des héros, il ne doit avoir qu'une perception vague et purement sensationnelle du lieu de l'action...40

Le décor étant déjà dépeint par les mots, la recherche d'un nouvel écrin scénique pour les textes symbolistes semble éviter les objets présentant un sens trop fermé au profit du flou, de la « perception vague et purement sensationnelle ». Ils privilégient les « analogies de couleur et de lignes » et les toiles peintes de type tapisserie.

Nous sommes loin du décor réalisé pour la première d'Ariane et Barbe-Bleue à l'Opéra-Comique de Paris en 1907. Si on se fie aux esquisses de Lucien Jusseaume, ce sont des espaces très réalistes, figuratifs et scrupuleusement tirés des didascalies de Maeterlinck qui sont restitués sur la scène. Mais tout comme chez Olivier Py, des parties du hors-scène sont montrées au public (voir l'ouverture du souterrain, sur le dessin représentant la fin de l'acte II).

Maeterlinck place son oeuvre en dehors du champ stricte du réalisme, de par son écriture poétique, le traitement de son sujet ou le choix d'en faire un livret l'opéra. De fait, à la lumière des velléités du théâtre symboliste en matière de mise en espace, ce décor imposant, concret et très signifiant (avec ses murs, ses portes et ses fenêtres) pourrait sembler être une aberration.

36 Paul Fort, Mes Mémoires : toute la vie d'un poète, 1872-1943, Paris, Flammarion, 1944, p. 31.

37Pierre Quillard, « De l'inutilité absolue de la mise en scène exacte », dans La Revue d'art dramatique, 1er mai 1891,

tome XXII, p.180-183.

38 Alfred Jarry, « De l'inutilité du théâtre au théâtre », dans Le Mercure de France, septembre 1896.

39 Il s'agit de la première pièce de Pierre Quillard.

40 Pierre Valin, « Les Théâtres », L'Ermitage, avril 1892.

Toutefois, il respecte suffisamment le texte du livret pour conserver cette limite permettant de maintenir la majeure partie du temps le hors-scène caché. De fait, le spectateur pourrait à loisir imaginer ce lieu invisible comme le négatif de celui qui est représenté sur la scène, et opposer le réalisme et la rigidité de l'un avec l'abstraction du second. Comme le souhaitait Alfred Jarry, le spectateur peut voir, hors-scène, « le décor qui convient à sa vision ».

Esquisse des décors pour la création d'Ariane et Barbe-Bleue (1907)

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Si la première partie de cette réflexion était tournée vers la figuration et les moyens

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réalistes de créer une frontière physique avec le hors-scène dans un théâtre d'illusion, il est d'autres façons d'activer l'imaginaire du spectateur. Nombreux sont les metteurs en scènes ou les scénographes qui cherchent à en inventer tous les jours et il n'est pas question d'en proposer ici un inventaire exhaustif. Il s'agirait plutôt d'étudier, à travers le prisme du hors-scène, quelques propositions dans une sélection d'interprétations visuelles de cet opéra.

Dénoncer le théâtre, sortir du réalisme

La limite scène/hors-scène, inhérente au texte de Maeterlinck, est ici encore représentée au plateau. Mais elle n'oppose plus nécessairement une logique réaliste et figée à une autre, abstraite et mouvante. Dans les mises en scène que nous allons étudier, on retrouve, via différents procédés, une même forme de dénonciation du théâtre. Le spectacle n'est pas la vie et il n'essaye pas d'en donner l'illusion. L'improbable, l'imaginaire, la démesure sont également de mise sur l'espace de la scène. Lorsqu'il ne fait pas face à la restitution d'un lieu connu et reconnaissable, l'esprit du spectateur ne peut pas toujours se faire une idée immédiate du lieu représenté. Il n'a peut-être plus autant de certitude sur ce qu'il voit, mais dès lors, il peut commencer à se raconter une histoire à partir des signes qu'il reçoit.

En règle générale, les symbolistes se méfient de l'acteur et recherchent un jeu sobre, désincarné. Maeterlinck va même jusqu'à imaginer le remplacer « par une ombre, un reflet, une projection d'ombres symboliques ou un être qui aurait l'allure de la vie sans avoir la vie »41. Cherchant un médium pour faire entendre le texte, ils s'intéressent aux théâtres d'ombres et de marionnette. La question n'est pas de retrouver ici une forme de mise en scène symboliste, néanmoins, certains points communs entre leurs ambitions et les procédés repérés dans des productions récentes sont notables. A commencer par les jeux de changements d'échelles que nous retrouvons exploités de manière spécifique dans l'art de la marionnette, ainsi qu'une attention particulière aux objets et accessoires. Le travail autour des matières et des transparences amenant le flou et les ombres se retrouvent également du temps des symbolistes.42

41 Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre », OEuvres I : Le Réveil de l'âme.

42 Un rideau de gaze placé entre les acteur et le public est installé pour la mise en scène de La Fille aux mains coupées de Quillard et une version de Pélléas et Mélissandre de Maeterlinck au théâtre de l'OEuvre.

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Jeux d'échelle

Cette image est tirée d'un Barbe-Bleue mis en scène et scénographié par Aurélien Bory43. Si le mur est toujours présent, bien que mis en lumière de façon peu réaliste, c'est ici l'ouverture qui est surprenante : elle ne semble pas donner sur un hors-scène extérieur car l'autre côté du mur est plus sombre que le plateau. On pourrait en déduire qu'elle s'ouvre sur le sous-terrain. De plus, la position du personnage féminin observant à travers cette meurtrière suggère l'image de la serrure de la porte interdite, ici représentée de façon tout à fait démesurée.

Regarder par cette petite lorgnette est d'ordinaire une action plutôt clandestine, secrète, intime. Avec cette serrure monumentale, Aurélien Bory met l'accent sur la transgression. Quand la bienséance voudrait qu'on respecte ce qui pourrait se dérouler de l'autre côté du mur, ce dernier montre à tous l'audace de son héroïne. Celle-ci, en se positionnant tête dans la serrure et dos au public, observe un lieu, une scène encore interdite à notre regard et nous vole notre place de voyeur. Elle nous frustre et fait vivre ce hors-scène qui se pare d'une nouvelle dimension : une si grande serrure doit nécessairement cacher un secret considérable. Ce simple changement d'échelle, bousculant le rapport quotidien que nous entretenons avec des objets, ouvre le champ des interprétations. Il peut créer des frictions propices aux images, à la rêverie ou au questionnement sans forcément apporter de réponse univoque.

43 Le Château de Barbe Bleue de Béla Bartók, mise en scène et scénographie d'Aurélien Bory pour l'opéra de Nice en octobre 2011.

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La plasticité de la matière

Dans cet Ariane et Barbe-Bleue, mis en scène par Sandra Leupold avec une scénogaphie de Dirk Becker44, c'est la matière qui transforme le mur. La limite monumentale est toujours au centre de l'image et conserve sa capacité à créer des liens entre les deux espaces. Cette fois encore, elle n'est pas hermétique et laisse entrevoir l'autre côté sans le dévoiler entièrement. Mais ce rideau plastique ouvert sur la hauteur et régulièrement troué amène une étrangeté. Il crée une image complexe qui ne se contente pas d'une seule explication, mais qui ouvre sur d'autres images, fantasmes, souvenirs ou sensations. Le hors-scène semble être pris au piège directement dans le mur. On peut y voir des personnages figés comme des mouches dans une toile d'araignée ou des corps dans la glace sinon des âmes, des fantômes qui hanteraient le château de Barbe-Bleue.

La photo suivante est extraite de la révolte des paysans, qui en viennent aux mains avec Barbe-Bleue dans le troisième acte. On peut observer une seconde utilisation de ce rideau plastique translucide. Ce traitement en silhouettes permet de faire varier la taille des uns et des autres par des moyens très simples de jeu de distance entre une source de lumière et les comédiens. Les paysans, au départ de taille humaine, grossissent et rapetissent, formant une foule mouvante, démesurée, incontrôlable et monstrueuse.

44 Produit en 2008 par l'Oper Frankfrut

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Exploité de diverses manières tout au long de l'opéra, ce mur qui se déplace, se retourne et se transforme plusieurs fois, rend ce rapport scène/hors-scène mouvant. Sa matière amène ce flou, cette plasticité, ce mystère, qui stimule le hors-scène et lui donne vie sans le dévoiler complètement.

Le déplacement

La proposition de Nadja Loschky scénographiée par Katrin Lea Tag, dont il va être question jusqu'à la fin de ce chapitre, abolit complètement le mur. L'enfermement n'est plus ni figuré ni symbolisé par un lieu clos. Il est désormais délimité par une plate-forme inclinée ronde et tournante noyée dans un espace noir profond. A priori, toutes les indications de Maeterlinck concernant les décors ont disparu au profit de cette base de jeu, y compris le changement de lieu entre les actes. Pourtant le hors-scène y trouve une véritable place délimitée : s'il ne se situe plus derrière la scène (ou autour de celle-ci), il est concentré cette fois dans les dessous, en lieu et place des enfers dans le théâtre à l'italienne.

Dialoguant avec la scène par un système de trappes, il conserve sa porosité avec la surface, et crée une circulation verticale dans l'espace. Dans une certaine mesure, ne retrouve-t-on pas ce principe antique de la skènè dans cette boîte contenant tout l'imaginaire ? Telle un coffre

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à jouets dont tout peut surgir à tout moment, elle est la seule véritable construction sur la scène, visible de tous, en lien avec les enfers.

Si cette configuration ne permet pas de comprendre d'où viennent, dans le récit, les éléments qui entrent sur la scène (si c'est du dehors ou du souterrain par exemple), la mise en scène fait confiance au texte pour donner ces informations. En ce sens, elle rejoint les préoccupations symbolistes en matière d'informations : c'est « la parole qui crée le décor ».

Faire confiance à l'objet

Dans une scénographie figurative ou réaliste, le mobilier ou certains ornements ont pour rôle de crédibiliser le lieu. Par exemple, dans la proposition d'Olivier Py, la boîte supérieure indique une maison grâce à des portes, un intérieur avec la tapisserie, et la richesse avec le lustre. Des décors plus imagés ou allégoriques ne donnent pas toujours d'indications et poussent le spectateur à traquer le moindre signe pour comprendre où l'histoire se situe. Si la parole permet évidemment d'en donner certaines clefs et si l'interprétation des comédiens contribue à crédibiliser

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l'action, les costumes, accessoires, couleurs ou matières utilisés fournissent eux aussi leur lot d'informations.

Le costume, sur lequel on ne peut faire l'impasse, devient primordial dans ce type d'espace : en fonction de sa coupe, sa matière ou sa couleur, il fait signale, entre autres, l'époque dans laquelle on se trouve ou le statut social du personnage. Il apporte du quotidien ou au contraire de l'extra-ordinaire. Si le comédien l'enfile ou l'enlève, il peut donner des indications sur le lieu : être entré dans un intérieur (ou au contraire vouloir en sortir). Chaque arrivée d'un personnage permet de faire affleurer le hors-scène sur la scène et donne des informations sur l'ailleurs : d'où vient-il ? Comment se comporte-t-il ? Porte-t-il des objets ? Est-il chez lui ? Vient-il d'un extérieur ou d'un intérieur, y fait-il froid ou chaud ?

Les accessoires prennent également une grande importance. Dans cette version de l'opéra, plusieurs sont à noter. Si les portes ne sont pas figurées, Ariane et la nourrice entrent par exemple avec un trousseau de grandes clefs. Si, dans la version d'Aurélien Bory, l'ouverture dans le mur faisait la serrure, ici, la clef appelle la porte. Nous n'avons pas besoin de les voir pour savoir qu'elles existent, et le nombre de clefs qui composent le trousseau nous donne des indices sur la taille du château qu'on imagine désormais avec un nombre important de portes et donc de pièces. Un autre accessoire plus surprenant est la hache qui fait son apparition entre les mains d'Ariane. S'il n'apparaît pas dans la version originelle du conte, cet outil, qui peut être une arme, prend tout son sens sur ce plateau rond en bois. En effet, s'il peut très vite dramatiser les rapports entre les personnages, sa première fonction est la coupe du bois. Et effectivement, Ariane s'en servira pour créer des ouvertures dans le plancher menant vers le hors-scène. Un rapport physique de destruction du « mur », de la limite engageant le personnage, la comédienne et la matière en elle-même, s'instaure grâce à cet accessoire.

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En outre, la valise (et il y en a plusieurs dans cette mise en scène) s'avère un accessoire particulièrement signifiant pour notre sujet. Elle indique que le personnage a ou va voyager, vient peut-être de loin et qu'il a enfin l'intention soit de s'installer, soit de partir (peut-être pour longtemps). En cela, c'est une alliée du hors-scène : d'une part, elle présuppose que le personnage qui la porte a une connaissance de l'ailleurs et peut potentiellement nous renseigner, et d'autre part, elle est elle-même un concentré de hors-scène puisqu'elle ne montre pas son contenu et que celui-ci pénètre néanmoins l'espace de la scène.

Dans les images qui suivent, les valises sont très présentes. La première est apportée par Ariane et la nourrice. Elle suggère qu'elles viennent s'installer en ce lieu. Dans le troisième acte, elles apparaissent en nombre alors que les épouses se préparent pour quitter le château - avant de se raviser. On constate une fois ces valises ouvertes, qu'elles contiennent des habits d'extérieur (manteaux, chaussures). Elles représentent le dehors, la volonté de sortir, la liberté. Sur ces images, les sept épouses sont très semblables et il s'en dégage une ambiance très enfantine et naïve, comme si, arrivées jeunes filles avec leurs effets personnels puis devenues femmes par l'union avec Barbe-Bleue, elles récupéraient leur jeunesse et leur innocence en ouvrant leurs bagages. Le hors-scène, conservé intacte dans cet espace de la valise, symbolise ici un autre lieu mais aussi un autre temps.

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Ci-dessus, la valise amenée par le peuple (présent sur la scène mais toujours dans l'ombre) contient le corps de Barbe-Bleue, tué dans cette interprétation de l'opéra. Cet accessoire est le vecteur aussi bien de la liberté que de la mort, à l'image de l'opposition scène/hors-scène qui parcourt la pièce.

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Epurer

Les mises en scènes qui sont traitées dans cette partie ont en commun un dépouillement, une épure, une simplicité apparente. En effet, en raréfiant l'information visuelle sur la scène, le tableau devient une esquisse et cette esquisse offre la possibilité au spectateur d'imaginer son propre tableau. Elle n'a pas pour vocation d'être une oeuvre entièrement achevée, mais une première forme et, en ce sens, laisse des points d'interrogations, des suspensions et des vides.

Au-delà de la sensation d'espace qu'il procure, le vide est une thématique centrale chez Maeterlinck. Comme dramaturge, en reléguant hors-scène des événements importants de son récit (la tentative d'évasion des épouses, la bataille de Barbe-Bleue contre les paysans ou la passation des clefs par exemple), il le purge de toute action. Sur le plateau, il n'en concède qu'une seule à Ariane : ouvrir des portes ou des fenêtres : deux actions qui ressemblent à des tentatives de communication avec l'ailleurs plutôt qu'à de véritables retournements de situation. Au contraire, le véritable coup de théâtre de cet opéra est même l'immobilité des prisonnières de Barbe-Bleue, qui refusent la liberté offerte par Ariane. Tout termine comme cela a commencé, et chacun regagne sa place : Ariane et la nourrice sortent, les femmes restent avec leur bourreau et les paysans n'obtiennent rien de plus. Pour Adélaïde Jacquemard-Truc, c'est un des liens entre toute les oeuvres de Maeterlinck : « Il s'agit [...] d'un renversement du rapport scène/hors-scène, puisque l'événement disparaît au profit du spectacle de l'impuissance, voire de la contemplation du vide. »45 En ce sens, la scène que l'on pensait observer à loisir puisqu'elle était devant nos yeux de spectateur se situe en fait ailleurs, et nous sommes totalement libres de l'imaginer.

« En dérobant un événement à notre regard, poursuit-elle, le dramaturge semble indiquer que l'essentiel est ailleurs, et qu'il ne peut être représenté au sein des actions humaines. Le poids de la fatalité ne peut donc se traduire que par l'absence. » L'absence de mur, laissant place à ce noir infini extrêmement présent dans la production de Nadja Loschky, semble donner au spectateur la possibilité de « contempler [ce] vide » et entrevoir peut-être ce « poids de la fatalité ». Les humains, minuscules sur leur îlot de bois, pourraient être ceux de L'Intruse, dont Maeterlinck disait qu'ils étaient sur scène, « flottant là [...] comme sur un misérable radeau au milieu de l'infini, de l'épouvantable et de l'incompréhensible »46. Nous laisserons à Adélaïde Jacquemard-Truc la conclusion de ce chapitre, comme un écho aussi bien au début de cette étude qu'à l'origine de l'art dramatique :

45 Adélaïde Jacquemard-Truc, op.cit, p.74.

46 Cité par Benoît Barut, op.cit, p.18.

Le théâtre, qui est selon l'étymologie du terme, le lieu d'où l'on voit, devient pour Maeterlinck le lieu où l'on constate qu'on ne verra pas. Il y aurait donc un leurre à faire croire que le théâtre donne à voir des vérités. Au contraire, le théâtre est le lieu qui montre à l'homme sa condition d'aveugle.47

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47 Adélaïde Jacquemard-Truc, op.cit, p.75

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard