Conclusion
Hamlet mis en scène par Peter Brook aux
Bouffes du Nord48, m'a laissé un souvenir très
précis. Polonius, dans le texte de Shakespeare, se dissimule
derrière un pan de la tapisserie du château pour épier
Hamlet, qui doit entrer pour converser avec sa mère. Dans l'espace
presque complètement nu de Peter Brook, Sotigui Kouyaté (qui
interprétait Polonius) ne trouve pour cachette qu'un tapis de sol qu'il
dresse de toute sa (fort grande) hauteur devant lui. La scène tragique
qui s'en suit prend dès lors un tour comique puisque l'espace vide
mettait au centre de l'attention celui qui devait être caché. La
brusquerie d'Hamlet, passant son épée à travers le tapis
et donnant la mort à Polonius n'en fut que plus saisissante.
Cette scène reste gravée dans mon imaginaire de
spectatrice. Et son souvenir me revint au moment de choisir un sujet de
mémoire. Je partais de l'idée que l'objet posé sur une
scène avait le double pouvoir de montrer et de cacher, et qu'il
était parfois plus intéressant de cacher que de montrer.
L'exemple du tapis n'entre précisément pas dans la
définition du hors-scène. Je le découvrais plus tard,
quand le travail de recherche balaya mes premières idées
reçues.
Évidemment, la thématique, pour un
scénographe dont la charge est spécifiquement de s'occuper de
l'espace scénique, porte en elle sa contradiction. Et le début de
mes recherches me le confirmait : les écrits existants portaient en
grande majorité sur l'écriture dramatique et certains, moins
nombreux, questionnaient le son, la mise en scène ou tentaient des
approches psychanalytiques. Une seule et unique phrase, dans le magasine
Coulisses consacré au hors-scène, laissait entendre que,
malgré l'apparent paradoxe initial, le décor n'était pas
sans lien avec le hors-scène et qu'une étude manquait sur le
sujet.
Un retour aux origines du théâtre et de la
scène en lien avec la skènè s'est imposé
dès le début de la recherche. Il a élargi ce
questionnement aux « visions » du public, questionnement
nécessairement né en même temps que le théâtre
si l'on considère comme Peter Brook que l'acte théâtral
strict nécessite un acteur et un spectateur. La tentative de
définition et l'exemple filé de Phèdre a permis
d'élargir et de préciser - si je puis dire - les contours du
sujet : celui-ci devint vaste, protéiforme, flou et insaisissable. Le
cadre de ma recherche, que je pensais plutôt resserré au vu du
petit nombre d'écrits traitant précisément du
hors-scène (et qui plus est pour le décor), apparut au fur et
à mesure de cette exploration, aussi large et infini que le sujet
lui-même.
48 Hamlet de Shakespeare, mise en scène Peter
Brook au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, en 2000
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Dans un deuxième temps, l'exemple de Barbe-Bleue
me permit de trouver une entrée plus ciblée à ce
sujet devenu vertigineux. La confrontation de cet auteur (Maeterlinck) - qui
intègre complètement le hors-scène à son
écriture dramatique - avec des metteurs en scène contemporains
m'a éclairé de plusieurs manières sur la
responsabilité du scénographe face à la fragilité
du hors-scène. En effet, la tentation de l'image scénique est
grande, mais montrer trop est prendre le risque d'empiéter sur la place
du spectateur. A l'inverse (et il y a une infinité de nuances possibles
entre ces deux cas de figure), il est possible de laisser trop de place au
hors-scène, et de l'exposer à un désintérêt
du public. Par ailleurs, j'ai aussi découvert qu'il était
possible de mettre plus hors-scène encore que l'auteur ne le
suggérait lui-même et que des plateaux qui semblaient vides -
même si, techniquement, ils ne l'étaient pas du tout -, parce
qu'ils donnaient des sensations d'espace, pouvaient au contraire donner
beaucoup à voir.
Ma volonté première d'essayer de lister et/ou
classer exhaustivement les solutions techniques et les moyens à la
disposition du scénographe pour permettre un dialogue entre scène
et hors-scène n'a pas abouti. Elle s'est même avérée
irréalisable dans le cadre de cette recherche, sorte d'ébauche de
réflexion qui ne pourra que s'enrichir avec l'expérience et/ou un
travail plus approfondi.
Néanmoins, si cette réflexion autour du lien
problématique entre le hors-scène et le décor ne m'a pas
apporté les réponses que j'avais fantasmées, elle m'offre
finalement, à l'heure de cette conclusion, une nouvelle grille de
lecture d'une oeuvre (spectacle ou texte dramatique) permettant de rester
vigilant sur la place du spectateur, non comme client à contenter, mais
comme créateur à solliciter, et une liste de questions
dramaturgiques et scénographiques :
Quelle est la place du hors-scène dans ce texte ?
Qu'est-ce que la parole dit déjà de l'espace et que je n'ai pas
besoin de répéter ? Qu'est-ce qui gagnerait à ne pas
être montré ? Qu'est-ce qu'au contraire je peux suggérer,
allumer dans l'esprit du spectateur, et attiser par la suite ? Et comment le
faire ?
NB : Lors de la soutenance de ce mémoire au
moment des questions du jury, est apparu un point que j'avais volontairement
écarté lors de la rédaction de ce travail, mais qui, il me
semble, mérite une précision ici. Pour délimiter mon champ
d'étude, j'avais choisi comme base de réflexion des oeuvres
imaginées en premier lieu par des auteurs dramatiques. Pour les
opéras tirés du livret de Maeterlinck - à l'exception du
Barbe-Bleue de Pina Bauch - les metteurs en scènes
étudiés respectaient le texte et la musique sans les adapter,
dans une tradition que l'on pourrait qualifier
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de « théâtre de texte ». Par ailleurs,
le spectacle vivant étant par définition
éphémère, travailler autour du texte me permettait de
donner une base d'analyse fixe et un référentiel commun aux
lecteurs. De même, les diverses interprétations de ce texte, comme
base figée, révélaient les multiples rapports au
hors-scène des scénographes et metteurs en scènes.
Néanmoins, ce choix écartait tout un pan du
théâtre dit d'image, porté par des artistes comme Kantor,
ou plus récemment Roméo Castellucci, Phia Ménhard,
Philippe Quesne pour ne citer qu'eux, où la problématique du
hors-scène s'articule de manière un peu différente. Ce
n'est plus le verbe, mais l'image scénique qui amène l'image
mentale. L'épure comme chemin d'accès au hors-scène,
évoquée à la fin de la deuxième partie du
mémoire, ne se joue plus nécessairement dans la
scénographie, mais à un autre niveau dramaturgique par exemple
l'économie de la parole ou de la parole signifiante ou illustrative.
Ici, le visuel fait texte et la problématique serait
renversée.
A la suite de ce mémoire, le dialogue
scène/hors-scène dans le théâtre d'image
s'avérerait une autre piste de recherche scénographique à
explorer.
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Annexe : Proposition de dialogue
scène/hors-scène dans une scénographie fictive
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Lors de la soutenance de ce mémoire, j'ai fait le choix
de présenter des dessins afin de mettre en application le rapport
scène/hors-scène. Il sont le prolongement pratiques des
questionnements et des recherches menées tout au long de ce travail
théorique.
Ces dessins et esquisses sont à considérer comme
une proposition scénographique que j'aurais pu faire à un metteur
en scène souhaitant monter Phèdre de Racine au cours
d'un premier entretien de travail.
C'est en analysant le hors-scène dans
Phèdre, dans la première partie de ce mémoire
(voir p14, exemple filé numéro 1), que l'eau m'est apparût
comme l'élément omniprésent : depuis la recherche de
Thésée sur les bords du Styx au début de la pièce
jusqu'à la mort de Phèdre ayant bu un liquide fatal et fait
« couler dans [ses] brûlantes veines / Un poison ».
J'ai alors imaginé le château de Thésée comme un
radeau fragile au milieu de la mer. Sans vouloir le représenter
explicitement, j'ai cherché à donner une sensation d'inconstance
au décor par une mécanique capable de prendre et rendre objets ou
personnages à la scène à l'instar de la mer, tantôt
calme tantôt agitée, aux profondeurs insaisissables.
Limite physique de la scène.
J'ai pris le parti de délimiter très clairement
la scène en faisant coïncider ses limites avec celles du plateau,
situant le hors-scène à l'endroit des coulisses, soit un lieu de
l'ombre, vivant mais obscur. Ce cadre imposant (trois murs montant jusqu'aux
cintres et un sol) permet de suggérer au spectateur une sensation
d'isolement ou d'enfermement de l'espace scénique.
Mouvement
Pour la matière, j'ai choisi l'utilisation du tissu
pour donner à ce mur instabilité et fragilité : un mur
mouvant contre lequel on ne peut s'appuyer. La légèreté de
cette matière permet également différentes qualités
de mouvements, des plus doux aux plus vifs, un possible déploiement dans
l'espace ou au contraire une soudaine disparition du décor. Le sol,
ainsi recouvert de tissu pourrait glisser, se dérober et créer un
plateau toujours possiblement déstabilisé où ni les murs
ni le sol ne seraient fiables. Enfin, l'utilisation de la soie pour certains
pans permettrait d'évoquer plus spécifiquement la mer ou les
voiles d'un bateau.
Porosité
L'évocation d'une vie hors-scène serait
renforcée par des matières laissant percevoir de la
lumière ou au contraire des ombres, voir de distinguer parfois un
ailleurs ou des matières plus stretch laissant paraître
des volumes ou des corps dans le tissu.
Ouvertures infinies
N'ayant ni porte ni fenêtre fixes, ce sont la
fluidité et la mobilité des murs de tissu qui permettent une
infinité d'ouvertures/fermetures vers le hors-scène par lever ou
lâcher de rideau, aspiration, entaille ou déchirure, voire par des
systèmes de tringles plus classiques. Chaque ouverture donnerait sans
cesse sur un autre tissu (peut-être de nature différente) afin de
susciter une sorte de désir infini de voir derrière et de
créer des possibilités d'apparition/disparition d'objets ou de
personnages.
Les objets et costumes
Le décor ne figurant pas un espace signifiant et
précis, l'attention portée aux objets ou aux costumes devra
donner les clefs de l'identification des personnages, de la temporalité
et des lieux si la nécessité s'en fait sentir. Le tissu pourrait
par exemple rejeter des chaises, des valises ou des morceaux d'épaves de
bateau.
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Illustration 1 : Hippolyte face à la mer se
retirant (p 53)
2 : Rideaux, mers et escaliers
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3 : Exemple d'entrée de Thésée
au milieu des tissus s'écartant telle la mer devant
Moïse
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