Chapitre I : Le contexte
A- L'avènement de la Ve dynastie et ses
conséquences
Le commencement de la déchirure politique et sociale
qui secoua l'Egypte durant la P.P.I., avait été en même
temps, le terminus d'une époque considérée comme
étant l'une des plus achevées de sa civilisation.178
En effet, après avoir connu les règnes des IIIe, IVe,
Ve et VIe dynasties, l'A.E. devait s'effondrer à
la fin de cette dernière. La question que l'on se pose est celle de
savoir par quel processus une civilisation aussi brillante est arrivée
à s'affaisser. La réponse à cette question nous
amène à analyser l'évolution politico- religieuse du
système monarchique de l'Egypte sous l'A.E. Il semble en effet, qu'au
cours de cette évolution, le système monarchique avait connu deux
phases. Durant la première, l'institution monarchique avait tendu vers
l'absolutisme royal. La second fut marquée par l'influence du
régime « féodalisant » et oligarchique179.
C'est cette dernière phase qui devait aboutir aux bouleversements
sociopolitiques qui ont mis un terme à la période
memphite180.
L'avènement de la Ve dynastie a,
semble-t-il, constitué une étape majeure dans le processus qui a
conduit à cette fin d'époque.181
Il s'agit pour nous, d'étudier le contexte de
l'avènement de cette dynastie et son impact dans la crise.
Pour cette étude, nous disposons d'un certain nombre de
sources. Il s'agit principalement du Papyrus Westcar, un document qui
contient une série de contes dont l'un évoque la venue des trois
premiers pharaons de la Ve dynastie.182 Ensuite, nous
avons la Pierre de Palerme, un document sur lequel sont gravées
les Annales des souverains des cinq premières dynasties. Dans ces
Annales, sont consignées les actions importantes des pharaons par
année de règne.183 Il y a aussi les inscriptions
biographiques des fonctionnaires de l'A.E. dont nous retrouvons la traduction
à travers les ouvrages de J.H. Breasted (Ancient records of
Egypt) et d'A. Roccati (La littérature historique sous l'Ancien
empire égyptien).
178 Vercoutter J., op.cit., L'Egypte ancienne, 2003,
p.55
179 Moret A., op.cit., 1946, p.202-203
180 La « période memphite » renvoie à la
période où la capitale du royaume pharaonique se trouvait
à Memphis. Il s'agit de l'A.E. On l'appel aussi « Egypte memphite
».
181 Sall B., op.cit., 1982, p.10-11
182 Lefebvre G., op.cit, 1982, p.80 à 90 ;
Lalouette Cl., op.cit., 1984, p.27 à 30
183 Breasted J.H., op.cit., 1988, paragraphes 76
à 167 ; Roccati A., op.cit., 1982, p.36 à 52.
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L'avènement de la Ve dynastie et les
changements politico-idéologiques qui l'ont accompagné, ont
entraîné des bouleversements dans l'évolution du
système monarchique. Jusque là, l'Etat pharaonique était
caractérisé par un centralisme politique et religieux qui trouve
sa base dans la phase de consolidation de l'unité monarchique à
l'époque thinite.184 Dans le processus qui avait conduit
à cette centralisation, l'Etat memphite s'était, semble-t-il,
heurté à des forces centrifuges constituées par les
administrateurs provinciaux, chefs de file des aristocraties terrienne,
politique et cléricale185. Ce fut dans le cadre de la lutte
contre cette tendance autonomiste que, dés le début de l'A.E., le
système monarchique est apparu très centralisé. Cette
centralisation de la monarchie pharaonique s'est manifestée à
plusieurs niveaux.
D'abord sur le plan religieux, elle s'est exprimée par
l'incorporation du culte de Rê au culte royale186. En effet,
dans l'immense pyramide à degré qu'il se fit élever comme
sépulture, Djeser (premier pharaon de la IIIe dynastie et de
l'A.E.) prit comme titre « Roi de Haute et de Basse Egypte, maître
des Deux-Couronnes, Djeser » suivi du signe du Soleil Rê surmontant
Seth187. La superposition de ces deux signes, en dehors du fait
qu'elle traduit la domination de Rê sur Seth, laisse apparaître la
réunion des cultes autour du dieu solaire188. Cependant, pour
ne pas se laisser dominer par la théologie solaire, pharaon allait en
faire la justification de l'absolutisme au quel il tendait189.
Ainsi, Djeser allait prendre comme nom d'Horus, Neteryerkhet
c'est-à-dire « plus divin que le corps [des dieux] » dans le
but, semble-t-il, d'acquérir un caractère aussi divin que
Rê.190 Ceci devait lui permettre de se départir de
toute tutelle divine qui pouvait se traduire sur le plan politique par une
tutelle cléricale.
Au plan politique, la centralisation du pouvoir s'est
manifestée dans l'administration dès le début de l'A.E.
Dans la biographie de Metjen, un fonctionnaire de la IIIe dynastie,
on constate qu'il fut « Gouverneur de la demeure du pharaon Houni
(constituée de plusieurs villages) (en tant que) [nomarque]
(âdj-mer) du nome du Harpon [...] Gouverneur de la grande demeure de
Sékhemou (entant que) [nomarque] de nome du Taureau sauvage
».191
184 Séne Kh., op.cit., 2002-2003,
185 Sall B., op.cit., 1984, p.23
186 Pirenne J., op.cit, 1961, p.133. L'influence de
la doctrine solaire sur le pouvoir monarchique s'était faite sentir
dés l'époque thinite. Des noms royaux composés avec
Rê tels que Neb-Rê « Rê est maître »,
Ka-Rê « le génie de Rê » ou Nefer-Ka-Rê
« beau est le génie de Rê », sont portés par les
2e, 6e et 7e pharaons de la IIe dynastie (Cf., Moret A.,
op.cit., 1941, p.193)
187 Pirenne J., op.cit., 1961, p.133-134
188 Séne Kh., op.cit., 2002-2003, p.27
189 Pirenne J., op.cit., 1961, p.134
190 Séne Kh., op.cit., 2002-2003, p.28
191 Roccati A., op.cit., 1982, p.85
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Aussi, c'est en tant que « Gouverneur de la demeure
du pharaon Houni (dans) le nome de la Cuisse [qu]'un terrain de 12 aroures lui
est donné avec son fils, et (en plus) du personnel et du bétail
».192 Il apparaît ainsi que ce fut en sa
qualité de fonctionnaire que Metjen occupa des charges de gouverneur de
nome et reçut des rétributions de la part de pharaon. Ce dernier,
ayant réussi à devenir l'unique détenteur de tous les
pouvoirs exécutifs, législatifs et juridiques, allait nommer des
fonctionnaires pour l'exécution de ses ordres. En retour, ils
étaient rémunérés.193 Dés lors,
le fonctionnarisme devait s'instituer à la place de la « noblesse
seigneuriale ». Des mesures telles que la hiérarchie des charges
administratives ou bien la mutation des agents furent instituées pour
éviter toute reconstitution de pouvoir personnel.194
Le centralisme monarchique de l'Etat égyptien
s'était ainsi institué sur la base de la neutralisation de la
tendance autonomiste. Et la lutte entre ces deux forces opposées devait
être le moteur de l'évolution politique en Egypte durant l'A.E.
Avec l'avènement de la IVe dynastie, cette
lutte devait franchir une nouvelle étape. En effet, d'après
Hérodote, Chéops (considéré comme le second pharaon
de cette dynastie) « ferma tous les temples et empêcha aux
Egyptiens d'offrir des sacrifices ».195 Ces mesures prises
par Chéops s'inscrivaient, semble-t-il, dans le cadre de l'absolutisme
royal. D'abord il s'agissait pour pharaon, d'incarner Rê lui-même
en vue d'imposer son autorité sur la terre.196 Sur un autre
plan, les temples égyptiens, en dehors de leur caractère de
sanctuaire, constituaient en même temps des centres politiques et une
source de revenus pour des familles « aristocratiques » qui en
tiraient leur richesse.197 De ce fait, la mesure de la fermeture des
temples visait aussi, la noblesse dans ce qui constituait la base de sa
puissance. Ainsi, le pharaon, devenu le « Grand Dieu », était
l'objet de tous les cultes.198 Le culte royal allait se confondre
avec le culte de Rê et tous les principaux cultes étaient
désormais présidés par des fils royaux ou par de grands
dignitaires.199
Sur le plan administratif, les plus hautes charges de l'Etat,
désormais coiffées par le vizir, pouvaient être
confiées à des princes membres de la famille
royale.200 La classe des fonctionnaires devait tenir toute sa
puissance du souverain uniquement, dans la vie comme
192 Id., Ibid, p.86
193 Pirenne J., op.cit., 1961, p.136
194 Id., Ibid, p.136-137
195 Hérodote, II, 24.
196 Séne Kh., op.cit, 2002-2003, p40
197 Muck O., Chéops et la grande pyramide,
l'apogée de l'Ancien empire d'Egypte, traduit de l'Allemand par
Remy G, Paris Payot, 1978, p.90
198 Pirenne J., op.cit, 1961, p.154
199 Ibidem
200 Wolf W., op.cit., 1955, p.34
51
dans la mort. 201 C'est le pharaon qui dote,
protège et nourrit son serviteur ici-bas comme dans l'au delà. Ce
dernier devenait un imakhou de son souverain de qui il recevait une
concession pour le culte funéraire. Par exemple, Khoufouânkh, un
fonctionnaire de la IVe dynastie dit que « Sa
majesté lui a fait faire le présent (monument)
conformément à sa condition d'imakhou auprès de Sa
Majesté... ».202 Un autre dignitaire, contemporain
de Khephren rapporte dans une inscription que pharaon lui avait donné
des offrandes funéraires champs et villages en sa condition
d'imakhou.203 Les dignitaires étaient en outre tenus
de se faire ensevelir aux cotés de pharaon. L'une des manifestations de
cet état de fait est visible dans la nécropole de Gizeh où
les tombes plates de hauts dignitaires sont surplombées par la
gigantesque pyramide royale.204 Il apparaît ainsi que les deux
premières dynasties de l'A.E. furent caractérisées par une
forte centralisation des pouvoirs politiques et religieux autour de pharaon.
Cependant, ce système centralisé allait,
semble-t-il, se confronter à une crise politico-idéologique
à la fin de la IVe dynastie. En effet, Chepseskaf,
considéré comme le dernier pharaon de cette dynastie, ne prit
pas, comme ses prédécesseurs, un nom de Rê. Pour sa tombe,
il préféra un mastaba à la pyramide qui se rattachait
directement au culte solaire.205 En outre, on a noté
l'absence des mastabas appartenant à des dignitaires autour de la tombe
de ce pharaon. Tout cela peut être interprété comme un
abandon par Chepseskaf, de la politique absolutiste de ses
prédécesseurs. Et c'est dans ce contexte que devait s'achever la
IVe dynastie.
Ce rappel de la situation politique et idéologique qui
avait marqué cette première moitié de A.E. nous permet
d'entrevoir les changements qui devaient intervenir à l'avènement
de la Ve dynastie.
En effet, comme l'a rapporté J. Vercoutter, il est
impossible de parler de cette dynastie sans prendre en compte le conte du
Papyrus Westcar qui annonce la venue de ses trois premiers
souverains.206 Cet avènement est rapporté sous forme
de légende qui remonterait à la IVe dynastie.
D'après cette légende, c'est au pharaon Chéops que le
magicien Djédi annonça la venue prochaine des trois premiers
pharaons de ce qui allait constituer la Ve dynastie. Voici comment
le conte est rapporté d'après la traduction de G.
201 Ibidem
202 Roccati A., op.cit., 1982, p.99-100
203 Breasted J.H., op.cit., 1988, paragraphes 207 et
209
204 Wolf W., op.cit., 1955, p.34
205 Pirenne J., op.cit, 1961, p.168. Ce fut,
semble-t-il, dans le besoin de se légitimer par rapport à
Chéops qu'ils identifièrent à Rê, que ses
successeurs à savoir Djédefrê, Khéfren et
Mykérinos, prirent tous le nom de Rê.
206 Vercoutter J., op.cit, 1992, p.288
52
Lefebvre. Le souverain Chéops, à court de
divertissement (comme ce fut le cas pour Snéfrou dans le conte
prophétique), demanda à ses enfants de lui raconter chacun une
histoire. L'un d'eux, Dedefhor, au lieu d'inventer une histoire
préféra faire appel au magicien Djédi. Ce dernier,
après avoir fait quelques prouesses devant le pharaon, finit par lui
annoncer la venue prochaine de trois souverains qui allaient mettre fin
à sa lignée. Ce fut en réponse à la question de
Chéops à savoir s'il connaissait le nombre des chambres
secrètes du sanctuaire de Thot que Djédi lui répondit :
« S'il vous plait, je ne connais pas leur nombre, souverain V.S.F.,
mon maître, mais je connais l'endroit où cela est. » Sa
Majesté dit : « Où est-ce donc ? » Et ce
Djédi répondit : « Il y'a un coffret de silex là,
dans une chambre appelée «(Chambre de) l'inventaire à
Héliopolis». [Eh bien ! c'est] dans ce coffret. » [Sa
Majesté dit : « Va, apporte-le moi »] Mais Djédi
répondit : « Souverain V.S.F., mon maître non ce n'est
pas moi qui te l'apporterai. » Sa Majesté dit : « Qui
donc me l'apportera ? » Djédi répondit « C'est
l'aîné des trois enfants qui son dans le sein de Reddjedet, qui te
l'apportera. » Et Sa Majesté dit, « Certes, cela me
fera plaisir ! (Mais à propos de) ce que tu allais me dire, qui est elle
cette Reddjedet ? » Djédi répondit : « C'est
la femme d'un prêtre de Rê, seigneur de Sakhébou ; et il a
dit d'eux qu'ils exerceraient cette fonction bienfaisante dans ce pays entier
et que l'aîné d'entre eux serait Grand voyant à
Héliopolis. » 207 Derrière ce conte légendaire,
il y a un fond historique dont l'analyse permet de voir la rupture
politico-idéologique consécutive à l'avènement de
la Ve dynastie ainsi que ses conséquences sur
l'évolution de l'Egypte.
D'abord la première remarque à faire est le fait
que la légende qui annonce la venue de la Ve dynastie remonte
au pharaon Chéops. Nous avons vu avec Hérodote que ce pharaon
avait des rapports difficiles avec le clergé. Dans le cadre de
l'absolutisme royal, Chéops était parti jusqu'à fermer les
temples et interdire les sacrifices aux Egyptiens. Et, c'est à ce
pharaon, d'après le conte, que le magicien Djédi vint annoncer la
fin de la lignée des souverains de la IVe dynastie au profit
d'une nouvelle famille issue du clergé. Si nous faisons le rapprochement
entre le choix de Chéops dans le conte et ses rapports difficiles avec
le clergé, on peut voir derrière ce conte, les luttes entre le
pouvoir politique et le pouvoir religieux à l'A.E.
Ensuite, en faisant venir les pharaons de la Ve
dynastie d'Héliopolis, et en précisant qu'ils n'étaient
pas de la lignée de Chéops, le conte introduit une rupture entre
la IVe et la Ve
207 Lefebvre G., op.cit., 1982., p. 80. Les trois
enfants, futurs pharaons, sont respectivement Ouserkaf, Sahourê, et
Nefekarê-Kakai. C'est aussi dans cet ordre de frère à
frère qu'ils se sont succédés sur le trône
d'Egypte.
53
dynastie. Sur cette question, certains auteurs pensent qu'il
n'y avait pas de rupture puisque la Reddjedet du conte serait une princesse
royale.208 Quant à Manéthon, il fait venir la Ve
dynastie d'Eléphantine.209 Si l'affirmation de
Manéthon ne reflète pas les faits, vu les liens de cette dynastie
avec Héliopolis, elle montre tout de même qu'il y avait rupture
avec la IVe dynastie. Dans ce cas, l'avènement de la
Ve dynastie, avait non seulement provoqué un changement au
niveau des familles dynastiques mais il allait introduire une rupture dans la
tradition monarchique qui consistait à faire venir les pharaons d'Egypte
du Sud.210 Cet avènement de la Ve dynastie avait
par conséquent mis fin à un privilège que détenait
la Haute Egypte. Ce fut une situation qui n'avait certainement pas
manqué d'influer négativement sur les rapports entre la
royauté et ses provinces, celles du Sud en particulier. Nous verrons les
difficultés que devaient rencontrer les pharaons pour asseoir
l'autorité de l'Etat dans cette région.
Cependant, le changement le plus marquant, consécutif
à l'avènement de la Ve dynastie, se trouve dans l'orientation
politico-idéologique qui a été adoptée. En effet,
d'après le conte, les trois premiers pharaons de cette dynastie sont
issus de l'union de Rê avec une femme en l'occurrence Reddjedet. C'est
dire que ces souverains avaient une origine divine. Si cette origine divine que
se sont donnée les pharaons de la Ve dynastie leur a servi de
moyen pour se légitimer, elle devait toutefois avoir d'énormes
conséquences sur l'évolution politique de l'Egypte.
D'abord en proclamant que les pharaons avaient une origine
divine, la nouvelle doctrine mettait en même temps la royauté sous
une tutelle divine. Dés lors, l'idée de S. Sauneron selon
laquelle, en Egypte, le sort des clergés et la richesse des dieux
étaient liés aux circonstances politiques devient
crédible.211 En effet, cette tutelle divine devait se
traduire par une étroite dépendance des pharaons à
l'égard de Rê. L'une des manifestations de cette dépendance
est visible dans le protocole royal.
Les pharaons, à partir de Néferkarê,
allaient régulièrement introduire le titre de « fils de
Rê » dans le protocole.212 Rê devint ainsi un dieu
dynastique. Mais son ascension au sommet du panthéon égyptien
devait entraîner la solarisation des autres divinités qui
allaient
208 Drioton E Vandier J., op.cit, 1984, p.174
209 Manéthon, cité par Moret A.,
op.cit, 1926, p.180. Nous concevons mal que les pharaons de la Ve
dynastie soient originaires d'Eléphantine et qu'ils abandonnent la
divinité de cette localité (Khnoum) au profit de celle d'une
autre localité quelle que soit sa puissance. Nous verrons comment les
pharaons du M.E., originaires du Sud, devaient se concilier la puissance de
Rê sans pour autant reléguer leur divinité au second
plan.
210 Sall B., op.cit., 1984, p.22
211 Sauneron S., Les prêtres de l'Ancienne Egypte,
Paris, Edition du Seuil, 1957, p.171
212 Drioton E Vandier J., op.cit., 1984, p.175
54
devenir tout simplement ses hypostases.213 Dans un
pays ou chaque capitale de province ou nome avait ses divinités qui
donnaient au patriotisme local de fortes assises214, un tel
système idéologique n'était pas de nature à
affermir les liens entre la royauté et les provinces.
L'autre inconvénient de la nouvelle doctrine se trouve
dans la modification de l'image même de pharaon. Jusque là, la
divinité de pharaon n'était affirmée qu'en fonction de sa
descendance d'Horus, le dieu dynastique considéré en dehors de
toute synthèse doctrinale. Il était le grand dieu incarnant la
force divine du faucon Horus.215 Mais en avouant sa
dépendance à l'égard d'un dieu, pharaon s'était, en
quelque sorte, rapproché de l'humanité et avait perdu, au yeux de
ses sujets, cette éminente dignité qui faisait de lui
l'égal des divinités.216 Dès lors, la
conception impersonnelle de la royauté devait s'affaiblir pour
céder la place, au centre de la vie politique, à celle d'une
personne qui remplit une fonction217. La conséquence de cette
situation était que l'essentiel des actions des pharaons devaient
désormais s'orienter vers la religion. Déjà, le ton avait
été donné par le dieu Rê lui-même dans le
conte qui annonce la venue de la Ve dynastie. S'adressant aux
divinités qui devaient assister Reddjedet dans l'accouchement, il leur
disait : « Allez donc et délivrez Reddjedet des trois enfants
qui sont dans son sein et qui exerceront cette fonction bienfaisante dans ce
pays entier. Ils construiront vos temples, ils approvisionneront vos autels,
ils feront prospérer vos tables à libation, ils accroîtront
vos offrandes. »218 Ces paroles de Rê à
l'endroit des divinités traduisent l'importance que devaient occuper les
cadres religieux dans la politique des nouveaux souverains. En effet, il
incombait désormais à chaque pharaon, le devoir non seulement
d'ériger son tombeau personnel, mais d'assurer la fondation d'un domaine
sacré pour le dieu Rê. Aussi les Annales du royaume
évoquent constamment la construction de temples et de dotations pieuses
à partir de la Ve dynastie.219 C'est ce qu'atteste
la Pierre de Palerme. Selon ce document, le pharaon Sahourê, en
l'an 5 de son règne « a fait entant que monument de lui pour
...Nekheb du sanctuaire Méridional : 800 offrandes du dieu par jour.
Outo du sanctuaire Septentrional : 4800 offrandes du dieu par jour. Rê
dans le domaine des stèles : 138 offrandes du dieu par jour. Rê
dans le sanctuaire de Haute Egypte : 40 offrandes du dieu par jour...Rê
de Sekhetrê : un terrain de 1 aroure, 2 kha, 4 ta dans le nome
d'Athribis. Le Harponneur Horus, un terrain de 2 aroures
213 Sall B., op.cit., 1982, p.11
214 Daumas F., Les Dieux de l'Egypte, « Que- sais- je
», Paris, P.U.F., 1965, p.29
215 Woldering I., op.cit., 1963, p.27
216 Drioton E Vandier J., op.cit., 1984, p.173
217 Wolf W., op.cit., 1955, p.48
218 Lefebvre G., op.cit., 1982, p.240
219 Wolf W., op.cit., 1955, p.44
55
dans le nome de Bousiris. Le dieu Sem : un terrain de 2
aroures dans le nome de Bousiris [...] »220 Ces actions en
faveur du culte de Rê ont concerné tous les trois pharaons de la
Ve dynastie dont les Annales figurent dans la Pierre de Palerme. Il
apparaît ainsi que ces pharaons octroyaient des bénéfices
en terres et offrandes journalières aux temples solaires, non seulement
aux sanctuaires mais aux temples locaux servant à la
célébration du culte de Rê.221 Cette situation
allait avoir comme effets sur le plan politique, la montée en puissance
du clergé qui devait réussir à transformer la monarchie en
une théocratie. En effet, l'importance du culte était telle que
les charges sacerdotales devaient être confiées aux courtisans et
aux grands fonctionnaires222. Ces derniers allaient dès lors
cumuler les charges sacerdotales aux charges administratives. Et, dans les
nomes, ces charges sacerdotales et administratives devaient se traduire par la
célébration du culte de Rê et l'exercice de la fonction de
nomarque223. Ce cumul des charges sacerdotales qui étaient
accompagnées des bénéfices comme l'atteste la Pierre
de Palerme et des charges administratives, allait favoriser
l'émergence d'une nouvelle noblesse. Le danger pour la royauté
était qu'au moment où elle s'affaiblissait économiquement
par des fondations pieuses, la puissance de l'oligarchie augmentait. Or, toute
puissance de cette dernière, en particulier dans les nomes, était
nuisible au pouvoir central. Nous avons vu que les pharaons des deux
premières dynasties memphites avaient fortement combattu cette situation
en empêchant toute possibilité de reconstitution de pouvoir
personnel.
Ainsi, en permettant cette reconstitution de la puissance de
l'aristocratie, dans un contexte où la nature de la royauté
commençait à tendre vers l'humanisation et les
sensibilités religieuses locales heurtées, la Ve
dynastie avait ouvert la voie vers l'affaiblissement de la monarchie.
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