B- Le processus d'affaiblissement de la royauté
La Ve dynastie, en adoptant une orientation
politico-idéologique qui avait comme conséquence la
reconstitution de la puissance de l'aristocratie, allait créer une
situation défavorable à la royauté. En effet, jusque
là, l'Etat memphite avait, comme principale caractéristique, sa
forte centralisation autour de pharaon. Ce fut dans le strict rassemblement
220 Roccati A., op.cit, 1982, p.46-47
221 Séne Kh., op.cit, 2003-2004, p.52
222 Pirenne J., op.cit, 1961, p.242
223 Séne Kh., op.cit., 2003-2004, p.52
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des énergies, sous l'égide de ce dernier qui
était à la tête d'une organisation administrative
centralisée et remarquablement efficace, que l'Etat tirait sa
puissance224.
Ce système centralisé qui fut à la base
de la puissance de la monarchie pharaonique, avait été le
résultat d'une politique de négation de tout pouvoir à
tendance autonomiste.225 En d'autres termes, toute action allant
dans le sens d'altérer cette forte centralisation de l'Etat signifiait
en même temps affaiblissement de la puissance monarchique.
Or, à partir de la Ve dynastie,
commençait à se manifester une situation allant dans le sens
d'une déconfiture des institutions pharaoniques. Dans la mesure
où cette situation signifiait en même temps renforcement des
pouvoirs des nomarques, chefs de file des forces centrifuges, c'est à
travers son évolution que nous allons tenter d'analyser le processus
d'affaiblissement de la royauté.
Dans le système politique centralisé
appliqué par les souverains des premières dynasties memphites,
l'une des principales mesures contre la tendance au pouvoir personnel avait
été le fait de muter les agents de l'Etat. C'est ce
système qui fit des nomarques, dans l'administration locale, de simples
« préfets » susceptibles d'être déplacés
plusieurs fois au cours de leur carrière.226 Il semble
toutefois que même si pharaon avait théoriquement conservé
le pouvoir de muter les nomarques, il cessa très tôt de
l'exercer.227 Cet abandon par pharaon de son pouvoir de muter les
nomarques, devait constituer une des premières étapes dans le
processus qui allait conduire à l'affaiblissement de la monarchie. En
effet, accepter que les nomarques, dans l'administration provinciale,
s'établissent de manière permanente dans les nomes, était
une façon d'encourager la reconstitution de pouvoir personnel. Si cette
situation n'avait pas eu d'incidence au départ sur le système
monarchique, c'est probablement parce qu'il y avait une puissante
administration centrale, au début de l'A.E., capable de contrôler
ces nomarques.
Cependant, avec l'avènement de la Ve
dynastie, d'importants changements allaient se produire dans le système
monarchique. En effet, le cumul des charges administratives et sacerdotales
devait entraîner l'accroissement de la puissance de l'aristocratie. Cette
dernière allait continuer de bénéficier des faveurs de la
part de pharaon. C'est ce que laisse apparaître l'inscription
biographique du vizir Ptahouach qui vécut sous la Ve
dynastie. Selon ce dernier, il a obtenu « ...une tombe en calcaire
blanc sur le Bassin de [sa] fondation, lequel est dans ( la nécropole
de) la pyramide « Sahourê se lève en tant que
bais»...200 pièces de lin royal
224 Wolf W., op.cit., 1955, p.34
225 Sall B., op.cit., 1984, p.23
226 Drioton E Vandier J., op.cit., 1984, p.180
227 Ibidem
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lui furent sorties des restes du grand palais[...] Sa
Majesté lui fit faire [une litière]... des caisses [relatives
à la place d'embaumement pour] le traitement(de la momie) et (à)
la tente de purification avec un nécessaire [pour l'oeuvre du
prêtre- lecteur]...Sa Majesté ordonna qu'on lui fasse cela [en
tant que concession] royale »228. Il semble qu'en plus de
ces concessions, les besoins du culte funéraire et le désir de
transmettre sa fonction à ses enfants, allaient amener le nomarque
à demander au pharaon, pour son fils aîné, la succession de
sa charge229. Le pharaon, semble-t-il, avait cédé
assez rapidement à cette demande permettant en même temps
l'hérédité des charges.230 Ainsi dès le
règne de Sahourê, le nome de Oun (Hermopolis Magna) devint en fait
héréditaire dans la famille de Sérefenka.231 A
la fin de la Ve dynastie, le nome de Nâret-Pekhout (Crocodilopolis) est
donné, en fief, au général Inti.232 Cette
hérédité des nomarques, ajoutée au fait que ces
derniers n'étaient plus mutés, devrait être à la
base de l'évolution très sensible qu'avait connue
l'administration provinciale sous l'A.E.233 Cette évolution
est visible au niveau des titres portés par les nomarques. Par exemple,
la transformation des gouvernements des nomes de Oun et de Nâret-Pekhout,
en apanage de famille au profit des descendants du « directeur de la
province des Nouvelles Villes » Sérefenka et au profit du
général Inti, fut accompagnée d'un changement de titre
pour leurs gouverneurs.234 Au lieu de juge intendant, c'est l'ancien
titre de « régent de château » (heqa
het), porté jadis par les princes féodaux qui est
utilisé.235 Ce retour aux anciens titres reflète un
désir d'autonomie face au pouvoir central. On peut dire par
conséquent, que c'est au courant de la Ve dynastie, que les
nomarques commencèrent à marquer des points dans leurs
prétentions autonomistes face à Memphis. Et au moment où
s'achevait cette dynastie, il semble que la puissance de la tendance
autonomiste, dirigée par les nomarques, avait commencé à
représenter une menace pour le pouvoir central. Certes, le passage de la
Ve à la VIe dynastie s'était
effectué sans troubles majeurs.236 Mais le nom d'Horus que
prit Téti, le fondateur de la VIe dynastie, est
révélateur d'une certaine situation au sein de la monarchie. Il
s'agit de Sehetep-taoui, celui « Qui pacifie les Deux-Terres
», ce qui laisse augurer son programme politique237. Dans
l'histoire de l'Egypte, tous les pharaons
228 Roccati A., op.cit., 1982, p.111
229 Drioton E Vandier J., op.cit., 1984, p.180
230 Ibidem
231 Pirenne J., op.cit., 1961, p.260
232 Ibidem
233 Grimal N., op.cit., 1988, p.111
234 Pirenne J., op.cit., 1961, p.273
235 Ibidem
236 Vercoutter J., op.cit., 1992, p.318
237 Grimal N., op.cit., 1988, p.97
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qui avaient porté ce nom, avaient eu à
rétablir l'unité du royaume après des troubles politiques
graves238. Or pour Téti, nous venons de voir qu'il
accéda au trône sans troubles majeurs. Cela semble se confirmer
à travers la biographie de certains fonctionnaires qui ont servi sous
son règne et qui étaient déjà dans l'administration
sous la Ve dynastie239. En outre, il n'a
été noté ni de destruction, ni d'usurpation dans les
nécropoles contemporaines240. On peut dés lors se
poser la question de savoir qu'est ce qui explique le choix du nom de
Sehetep-taoui par Téti ? Nous pensons que la réponse
à cette question peut être cherchée dans l'évolution
des institutions pharaoniques avec la puissance grandissante de
l'administration locale au détriment du pouvoir central. Cette
situation, même si elle s'effectuait de façon pacifique comme nous
venons de le voir, pouvait représenter à terme une menace pour la
royauté. Peut-être que le pharaon Téti, conscient de ce
danger, avait voulu redresser la situation d'où, le choix de ce nom
d'Horus, qui semble se traduire dans ses actes. En effet, un des vizir
très connu sous son règne, Kagemni, rapporte dans sa biographie :
« [La Majesté de Téti, mon Seigneur, qu'il vive
éternellement, me nomma à la tête de] tout bureau, de tout
service horaire de la Résidence »241. Ce Kagemni et
un autre fonctionnaire du nom de Méhi avaient été
dotés d'importants pouvoirs par Téti. Ils furent vizir, juges
suprêmes, chanceliers, directeurs des écritures royales,
directeurs de tous les travaux du roi, directeurs de la haute cour des six,
directeurs de l'administration des finances et des domaines.242 Ces
charges, détenues par une poignée de hauts fonctionnaires,
montrent que Téti avait probablement tenté de maintenir la
centralisation de l'Etat pharaonique, base de son unité et de sa
puissance. Mais d'après Manéthon, ce souverain périt
assassiné.243 Les raisons de ce supposé assassinat ne
sont pas connues. Etait-il lié au programme politique du pharaon ? Rien
ne permet de l'affirmer. Toutefois, plusieurs faits montrent que ce fut
à partir
238 Id., ibid., p.96 ; Vercoutter J.,
op.cit., 1992, p.318.Ce fut le cas de Hetepsekhemouy, fondateur de la
IIe dynastie ou de Khâsekhemouy, dernier pharaon de cette
dynastie qui réunit les royaumes « horiens » et «
séthiens » ?
239 C'est le cas de Kagemni qui avait été «
fonctionnaire de l'Etat au temps d'Onnos » (dernier souverain de la
Ve dynastie) et qui occupa d'importantes fonctions sous Téti.
(Cf., Roccati A., op.cit, 1982, p.137)
240 Vercoutter J., op.cit., 1992, p.318
241 Roccati A., op.cit., 1982, p.140
242 Pirenne J., Histoire des Institutions et du droit
privé de l'Ancienne Egypte, Tome III : La VI e
dynastie et le démembrement de l'empire, Bruxelles, Edition de la
Fondation Egyptologique Reine Elisabeth, 1935, p.70.
243 Manéthon, cité par Grimal N.,
op.cit., 1988, p.98. Si cette affirmation de Manéthon,
rapportée par N. Grimal, est vraie, on pourrait dire, en se basant sur
les sources, que c'est la première fois qu'un souverain d'Egypte a
été assassiné. Cela impliquerait en même temps que
le dogme de la royauté divine avait commencé à subir de
graves violations dès le début de la VIe dynastie.
Cependant la critique que l'on peut apporter à cette affirmation de
Manéthon porte sur le fait que pour une action aussi grave que le
meurtre d'un souverain, les sources contemporaines soient muettes. En effet,
aucune inscription biographique contemporaine de la VIe dynastie ne
fait état de cette action. Cela d'autant plus que certains de ces
fonctionnaires ont servi sous le règne de Téti et sous celui de
ses successeurs ; c'est le cas d'Ouni.
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de la VIe dynastie, que la puissance des nomarques
allait devenir de plus en plus manifeste. Dans les nomes,
l'hérédité des charges de nomarques, amorcée sous
la Ve dynastie, devait se généraliser244.
Plusieurs exemples illustrent cet état de fait. Ainsi dans le nome du
Lièvre (XVe nome de Haute Egypte), Merou-Bébi qui
exerçait la charge de « régent de château »
légua à son fils, Téti-Ankh, les mêmes
fonctions245. Dans le XIVe nome de Haute Egypte, à
Sebekhotep (qui vécut sous Pépi Ier),
succédèrent, dans sa charge de nomarque, ses fils à savoir
Pépiânkh l'aîné, Pépiânkh le
puîné et Pépiânkh le cadet246. Etant une
hérédité de fait durant les dynasties
précédentes (car nécessitant pour être nomarque la
nomination par le souverain), le nome allait finir par devenir une
hérédité de droit et l'approbation de pharaon ne devint
qu'une formalité.247 Ceci permit à certaines familles
de nomarque, d'étendre leur pouvoir sur d'autres nomes, par le biais de
l'alliance matrimoniale. Cette situation est attestée sous le
règne de Mérenrê Ier. Le nomarque Ibi, issu de
la puissante famille des nomarques du nome thinite248, avait
hérité du nome de Cerastes-Montain parce qu'étant
époux de Rahenem, reconnue comme héritière du dit
nome249. A Ibi, succéda son fils Djaou-Shemai, à la
tête des deux nomes (celui de Thinis et de Cerastes-
Montain)250.
La montée en puissance des nomarques se reflète
dans leurs titres qui continuaient à évoluer. Ainsi, à
partir de la VIe dynastie, on voit apparaître chez les
nomarques, certains titres qui montrent le pouvoir dont ils disposaient au sein
de leurs nomes. Il s'agit des titres tels que « grand seigneur de nome
», « prince » ou « directeur des prophètes
».251 Ce dernier titre montre qu'en dehors des pouvoirs
exécutifs, législatifs et judiciaires que leur conférait
pharaon jusqu'à la fin de la Ve dynastie, les nomarques
s'étaient emparés, à la VIe dynastie, des
pouvoirs religieux.
Mais pour les souverains de la VIe dynastie, il
n'était pas question de laisser la puissance des nomarques
prospérer au risque de menacer le caractère centralisé de
l'Etat qui était le fondement de la puissance monarchique. Aussi, des
actions allaient être entreprises pour endiguer le désir
autonomiste des nomarques et renforcer le pouvoir central.
244 Drioton E Vandier J., op.cit, 1984, p.211
245 Pirenne J., op.cit, 1935, p.170-171
246 Vandier J., op.cit, 1954, p.308
247 Séne Kh., op.cit., 2002-2003, p.59
248 Nous verrons dans la suite de cette partie que cette famille
des nomarques thinites allait occuper une position assez importante dans la
monarchie égyptienne.
249Breasted J. H., op.cit., 1988, paragraphe
375
250 Id., Ibid, paragraphe376
251 Husson G., Valbelle D., op.cit, 1992, p.53-54.
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