Chapitre II : Effondrement de la civilisation
A- Désagrégation du territoire et de la
monarchie
A la suite de la violence au cours de la laquelle tous les
fondements de sa civilisation se sont ébranlés, l'Egypte
pharaonique devait connaître une situation politique difficile. En effet,
si à l'A.E., toute la basse vallée du Nil était
unifiée sous un seul pouvoir central, la situation devint
complètement différente à la suite de la crise qui
intervint à la fin de la VIe dynastie. Une partie du pays (la
Basse Egypte) était sous domination étrangère tandis que
la monarchie s'était écroulée sous le coup de la
violence.92 La royauté devait, par la suite, se reconstituer
sous les VIIIe, IXe, Xe et XIe dynasties. Mais
elle n'allait pas incarner la même image de puissance et d'unité
que celle de l'Etat memphite. Elle devait se caractériser par une perte
de prestige devant la puissance des princes locaux, des règnes
parallèles et des conflits internes.
L'étude de cette situation nous semble importante dans
la mesure où elle permettra de voir le niveau de
désagrégation qu'avait atteint l'Etat durant cette phase dite
P.P.I.
D'après la chronologie de la P.P.I, ce fut la fausse
VIIe dynastie qui avait fait suite à la fin troublée
de la VIe dynastie. Cette fausse VIIe dynastie fait alors
partie de cette époque mouvementée que fut la P.P.I. Elle fait
partie de cette période sombre d'autant plus que son existence
même est fortement controversée. En effet, là où
Manéthon parle de « soixante-dix rois qui
régnèrent pendant soixante-dix jours »93
pour cette dynastie, beaucoup d'égyptologues pensent qu'elle n'avait pas
existé et qu'à sa place, se trouvait probablement un gouvernement
oligarchique.94
Dans tous les cas, que l'on se réfère à
la dynastie de Manéthon ou à l'hypothèse d'un gouvernement
oligarchique, une situation reste confirmée : c'est l'absence d'un
souverain unique pour toute l'Egypte au sortir de cette phase violente.
Dès lors, il apparaît évident qu'après
l'effondrement de la royauté, l'Egypte est restée un moment sans
souverain unique incarnant la monarchie pharaonique. Ce qui constitue un fait
notoire dans l'évolution politique du pays car, depuis son institution
sous les dynasties thinites, les Annales officielles
92 Cf., supra, chap.I, B.
93 Manéthon cité par Vercoutter J.,
op.cit, 1992, p.354 94Cf., supra, I, A
29
ou les listes royales ne montrent pas une période
où la monarchie est restée sans pharaon. Toutefois, cette
situation a été, semble-t-il, momentanée. En effet, avec
la VIIIe dynastie, la royauté devait renaître de ses
cendres dans le lieu même où on n'avait procédé
à sa mise à mort, c'est-à-dire à
Memphis95. Mais ce retour ne devait pas pour autant permettre son
rétablissement complet.
D'abord du côté de la Basse Egypte, l'occupation
asiatique se poursuivait toujours.96Autrement dit, l'autorité
royale ne s'y exerçait pas. Dans le reste du pays, il semble que cette
autorité royale avait été reconnue mais au prix
d'énormes concessions de la part des pharaons de l'époque. C'est
ce que reflète l'analyse de l'unique document officiel datant de cette
période et connu sous le nom des Décrets de
Coptos.97 En effet, plusieurs de ces décrets
étaient promulgués en faveur du vizir Chémai et de sa
famille à Coptos par les souverains de la VIIIe dynastie.
Chémai, en plus de sa qualité de vizir et époux d'une
fille royale, se fit nommer prêtre du culte royal et gouverneur des vingt
deux nomes de Haut Egypte98. Les liens consanguins entre ce vizir et
les souverains de la VIIIe dynastie ainsi que les
responsabilités qui lui ont été confiées montrent
que les pharaons de l'époque avaient cherché l'alliance des
puissantes familles de la Haute Egypte.99 D'ailleurs le fait que le
pouvoir royal, dans des moments difficiles, cherche l'alliance des princes
locaux par le biais du mariage n'est pas un cas isolé dans l'histoire de
l'Egypte. Nous verrons que sous la VIe dynastie, au moment où
la puissance des nomarques devenait de plus en plus menaçante pour le
pouvoir central, les pharaons avaient cherché l'alliance des nomarques
d'Abydos par le mariage.100 La famille de Chémai étant
alliée à la famille royale, d'importantes charges et
privilèges allaient être concédés à ses
membres. C'est ainsi qu'un autre décret concernait la nomination de Idi,
fils de Chémai comme prince des sept nomes méridionaux de Haute
Egypte et comme grand prêtre des dieux de ces nomes.101
95 Sall B., op.cit, 1982, p.13
96 Nous n'avons pas de documents contemporains de
la VIIIe dynastie attestant que celle-ci n'avait pas
contrôlé la Basse Egypte. Mais le fait que la présence des
Asiatiques soit évoquée par un document postérieur
(l'Enseignement de Khéti, IXe et Xe
dynasties) montre que les pharaons de la VIIIe dynastie avaient
régné avec la présence de ces envahisseurs.
97 Ces décrets sont des ordres des pharaons
copiés sur des dalles de pierre et affichés à
l'entrée du temple de Min à Coptos (Cf., Le grand atlas de
l'Egypte ancienne, op.cit, 1998, p.100)
98 Pirenne J., op.cit., 1962, p.11 La
charge du gouverneur de Haute Egypte entre dans le cadre du maintien de
l'autorité royale dans cette région. Nous reviendrons sur le
contexte qui a entouré son institution sous l'A.E.
99 Gardiner A., Egypt of the pharaohs,
London, Oxford Universty Press, 1979 (première edition 1961),
p.108-109
100 Pirenne J., op.cit, 1962, p.10
101Id., Ibid, p.12
30
Ainsi, en leur conférant de très hautes charges
et de grands honneurs, les souverains de la VIIIe dynastie
reconnaissaient à cette famille un pouvoir extraordinaire, difficile
à concilier avec le centralisme du gouvernement
monarchique.102
Ces décrets, même s'ils constituent quelques uns
des rares documents officiels connus de cette VIIIe dynastie,
reflètent toutefois que celle-ci avait accordé d'importants
pouvoirs aux chefs locaux du Sud pour s'assurer la soumission, au moins
formelle, de leurs provinces. Mais il semble qu'en réalité le
pouvoir des souverains qui régnèrent à cette époque
était très limité. Cette faiblesse du pouvoir royal est
aussi perceptible au niveau archéologique.
En effet, un seul monument royal datant de cette
période nous est connu. Il s'agit de la pyramide du souverain
Qakarê Aba. Cette pyramide, de dimensions très modestes, n'est pas
plus large que les pyramides secondaires appartenant aux épouses de
Pépi II.103 Ce qui peut être interprété
comme étant la manifestation d'une perte de prestige de pharaon et
au-delà pour la monarchie qu'il incarne.
L'effritement de la monarchie pharaonique s'était aussi
manifesté à travers les expéditions que menait l'Egypte
à l'étranger. Les pharaons décadents de cette
période ne sont plus mentionnés dans les mines du Sinaï et
n'envoient plus dans les pays lointains d'expéditions dont leurs
dignitaires puissent tirer gloire.104
Toute cette situation avait été alors le reflet
d'une monarchie qui s'était relevée d'une crise mais qui peinait
à recouvrir la totalité de ses pouvoirs politiques et
économiques. La VIIIe dynastie avait certes permis le retour
de la monarchie pharaonique mais la restauration effective de celle-ci
était loin d'être achevée. Et l'autorité de ses
pharaons était amoindrie au point que les princes locaux allaient songer
à s'emparer de la puissance souveraine.
La première tentative d'usurpation de la dignité
royale fut l'oeuvre des princes d'Héracléopolis avec Khéti
qui allait se proclamer souverain de Haute et Basse Egypte.105 Il
fonda la lignée des pharaons héracléopolitains qui avaient
constitué les IXe et Xe dynasties. La
VIIIe dynastie devait disparaître dans des conditions
obscures, emportant avec elle, Memphis et tout ce qu'elle symbolisait comme
siège de la royauté pharaonique. Cette usurpation de la
dignité royale par le prince Khéti devait constituer un tournant
majeur dans la désagrégation qu'était entrain de subir la
monarchie pharaonique. Dans la mesure où, si la
102 Le grand atlas de l'Egypte ancienne,
op.cit., 1998, p.100
103 Brovarski E., « First Intermediate Period », in,
Encyclopedia of the Archaeology of Egypt, London and New York,
Routledge, 1999, p.43
104 Le grand atlas de l'Egypte ancienne, op.cit.,
1998, p.101 105Drioton E Vandier J., op.cit., 1984,
p.216
31
VIIIe dynastie pouvait revendiquer le droit au
trône d'Egypte malgré son origine abydéenne, il semble que
ce ne pouvait être le cas pour Khéti et ses
successeurs.106 D'abord nous n'avons pas d'éléments
pouvant rattacher les princes héracléopolitains à la
royauté memphite. Ensuite la seule chose que nous connaissons de
Khéti, le fondateur de la lignée héracléopolitaine,
est sa cruauté légendaire qui est probablement un écho de
la force qui avait présidé à son usurpation de la
dignité royale.107 Il ressort, par conséquent, de
cette prise du pouvoir royal, par Khéti, qu'à la faveur de la
crise, la dignité royale devenait accessible à ceux qui ne
pouvaient pas y prétendre auparavant. Ce qui montre le niveau
d'abaissement qu'avait atteint la dignité royale. Jusque là, il
y'a eu des fondateurs de dynasties qui étaient considérés
comme des usurpateurs du trône royal parce qu'ils n'étaient pas
issus de la familles royale.108Ce fut le cas des fondateurs de la
Ve dynastie qui, semble-t- il, avaient tiré leur
légitimité de l'origine divine qu'ils se sont
fabriqué.109 Ce fut aussi le cas de Téti (fondateur de
la VIe dynastie) qui aurait obtenu sa légitimité au
trône en épousant Ipout, « princesse » et fille d'Ounas
(dernier pharaon de la Ve dynastie)110. Ces exemples
montrent bien qu'à chaque fois qu'il y avait usurpation du pouvoir
royal, les auteurs avaient cherché un moyen pour se légitimer
sans passer par la force. Mais il semble que l'avènement des princes
héracléopolitains, favorisé par la crise, avait
constitué en même temps, une remise en cause des fondements de la
légitimité au trône d'Egypte. Désormais, la force
est devenue un élément indispensable dans l'acquisition de la
dignité royale.
Dans ces conditions, il n'est pas exclu que d'autres princes
locaux puissent nourrir des ambitions par rapport à la dignité
royale. A Thèbes déjà, le nomarque Antef portait les
titres ci-après : prince héréditaire, comte, grand
seigneur du nome Thébain, satisfaisant le souverain comme gardien de la
Porte du Sud, qui fait vivre les Deux Terres, prophète
supérieur,... Antef.111 Ces titres, notamment celui relatif
aux « Deux-Terres » (c'est-à-dire la Haute et Basse Egypte),
montrent non seulement qu'Antef disposait d'importants pouvoirs
106Nous avons évoqué les liens
consanguins unissant les nomarques d'Abydos à la famille royale à
partir de la VIe dynastie. Il est possible que sur la base de ces
liens, les Abydéens revendiquent le trône après que la
famille royale de Memphis se soit éteinte sous le coup de la
révolte.
107Khéti fut à l'origine nomarque du
20e nome de Haute Egypte avec comme capitale provinciale
Héracléopolis. Après avoir vaincu les nomarques voisins,
il devait usurper de force la dignité royale et se faire
reconnaître comme souverain d'Egypte. Ce qui explique probablement le
fait que Manéthon présente Khéti comme un cruel tyran qui
finit dans la démence et meurt dévoré par un crocodile
(Cf., Rosali and David A E., op.cit., 2001, p.1)
108 Dans le dogme royal, le droit au trône est
fondé sur la nature divine du monarque, transmise par le sang (Cf.,
Drioton E Vandier J., op.cit., 1984, p.88)
109Nous verrons dans le chapitre consacré
à la venue de cette dynastie, les éléments utilisés
pour la légitimation de ses pharaons.
110 Vercoutter J., op.cit., 1992, p.318; Grimal N.,
op.cit., 1988, p.96.
111 Breasted J. H., op.cit., 1988, paragraphe 420.
32
dans sa province, mais qu'il avait des ambitions pour le
trône royal. C'est ainsi que même si la situation n'allait pas
intervenir avec ce Antef, ses successeurs notamment Séhertaoui Antef II,
devaient finir par usurper à leur tour la dignité royale et
régner sur la Haute Egypte. Cette seconde usurpation consacra la
division de l'Egypte et la désagrégation de la monarchie
pharaonique. A partir de là, la royauté devait connaître
des règnes parallèles avec des souverains à
Héracléopolis et à Thèbes. Le pays devait se
partager entre la Basse Egypte occupée par les Bédouins, la
Moyenne Egypte sous l'autorité héracléopolitaine et la
Haute Egypte dirigée par les Thébains.112 Les
souverains héracléopolitains devaient par la suite parvenir
à chasser les occupants asiatiques de la Basse Egypte.113
Dès lors, l'Egypte reprenait le caractère qu'elle avait connu
avant son unification par Narmer c'est-à-dire un royaume dans le Nord et
un autre dans le Sud.114 Et non seulement le pays est divisé
en deux royaumes mais en plus ces royaumes devaient se faire la guerre dans le
but, semble t-il, d'hériter de la monarchie pharaonique. Le conflit qui
opposa les deux royaumes rivaux apparaît dans plusieurs textes datant de
cette période.115 Ainsi, dans l'enseignement qu' il donna
à son fils, Khéti III lui disait : « ne sois pas en
mauvais terme avec le Sud ; tu sais ce que la Résidence a annoncé
à ce sujet... mais ils n'ont pas franchi(notre frontière) comme
ils le disent ; je me suis approché de la ville de This et celle de
Maquî, à la limite Sud de Taout , je les ai saisis comme un nuage
qui crève ; le roi Mery (ib) Rê juste-de-voix n'avait pas pu faire
cela . »116 Le souverain héracléopolitain
reconnaît implicitement que l'autorité de son royaume ne va pas
au-delà de This et il se targue même d'avoir approché cette
ville. Cela, malgré le fait qu'il se considère comme souverain de
Haute et Basse Egypte.
Les mêmes références au conflit
apparaissent chez le souverain thébain, Ouhankh Antef II lorsqu'il dit,
dans son inscription tombale, qu'il a capturé le nome entier de Thinite,
ouvert toutes les forteresses et y a installé la Porte du
Nord.117
112 Sall B., op.cit., 1982, p.10
113 Nous retrouvons dans le texte de Khéti, un passage
relatif à l'expulsion des Bédouins de la Basse Egypte lorsqu'il
dit : « Maintenant ce qui suit est dit à propos des
étrangers ...Ces étrangers étaient comme un mur clos, je
l'ai ouvert...et je fis en sorte que la Basse Egypte les frappe, je pillai
leurs biens, je me saisis de leurs troupeaux, jusqu'à ce que les
Asiatiques fussent dégoûtés de l'Egypte »(Cf.,
Lalouette Cl., op.cit., 1984 p.54)
114 Pirenne J., op.cit., 1961, p.33.
115 Lalouette Cl., supra, chap.I, A, note 40,
(Enseignement de Khéti III); Breasted J.H., op.cit.,
1988, paragraphes 393 à 396 et 422 à 423 ; Grimal N.,
op.cit., 1988, p.177-178(extrait du texte d'Ankhtifi).
116 Lalouette Cl., op.cit., 1984, p.53
117Breasted J.H., op.cit,1988, paragraphe 423.Le
fait que les deux souverains (Khéti III et Ouhankh Antef II)
évoquent la même situation conflictuelle au tour de la ville de
This (This=Thinite. Cf., Rachet G., op.cit., 1998, p.223) confirme le
fait que ces deux souverains étaient contemporains et rivaux. Et quand
on compare leurs deux textes, c'est comme si on assistait à une «
batail de communication » où le texte de Khéti apportait un
démenti à celui de son homologue Ouhankh Antef II à propos
du control de This.
33
C'est dire qu'à la place d'un Etat qui était uni
à l'A.E., l'Egypte s'était retrouvée avec deux royaumes
hostiles, qui se faisaient la guerre durant la P.P.I.
La royauté n'allait pas complètement
disparaître, mais l'essentiel de ses prérogatives devait se
partager entre les souverains régnant à
Héracléopolis et à Thèbes et entre les princes
locaux. Ces derniers, d'après les inscriptions qu'ils ont
laissées, apparaissent comme des chefs qui disposaient d'énormes
pouvoirs qui auparavant relevaient de la royauté. Et, se sentant
responsables de leurs domaines respectifs, ils vont affirmer leur conscience et
leur indépendance.
Ainsi le prince Khéti II d'Assiout disait à
propos de ses réalisations dans sa province : j'ai fait relever la terre
submergée. J'ai fait que l'eau du Nil coule partout, . .chaque voisin
était approvisionné en eau et chacun disposait de l'eau du Nil
à son désir. .J'étais riche en graine . .J'ai remis tous
les impôts que j'ai trouvés établis par mes pères.
J'ai rempli le pâturage du bétail.118 Cette
mentalité de roitelet se remarque aussi chez le nomarque Ankhtifi
lorsqu'il dit : j'apporte du pain à l'affamé du vêtements
à la personne nue . .j'ai donné du sandale à celui qui
marche pieds nus. .Toute la Haute Egypte mourrait de faim et les gens
étaient réduits à manger leurs fils, mais je n'ai pas
accepté que quelqu'un meurt de faim dans ce nome.119 Et il
ajoute, « j'ai fait vivre les nomes d'Hiérakonpolis et d'Edfou,
Eléphantine et Ombos ! ».120 Ces textes qui
émanent des chefs locaux montrent bien que ces derniers s'étaient
substitués à l'autorité royale dans les provinces. En
effet, les services qui, traditionnellement, étaient sous
l'autorité de pharaon pour toute l'Egypte comme celui des grands travaux
du roi, celui des eaux qui assurait l'entretien des canaux et des vannes
dans
Cette ville, vu ce qu'elle symbolisait en tant que
première capitale de la monarchie pharaonique, avait probablement
constitué un enjeu dans la lutte qui opposa les deux royaumes rivaux. Il
semble qu'à un certain moment donné, elle avait constitué
une frontière pour les deux royaumes rivaux. (Cf., Lalouette Cl.,
op.cit., 1984, p.291, note 30)
118 Breasted J.H., op.cit., 1988, paragraphes 407-
408
119 Seidlmayer S., «The First Intermediate Period», in,
Shaw I., op.cit., 2000, p.129
120 Grimal N., op.cit. 1988, p.178. Durant cette
période de crise, il est probable que la famine gagne une bonne partie
du pays. Cette situation pouvait s'expliquer par la détérioration
des conditions climatiques et la désorganisation du pouvoir royal qui,
rendait impossible toute maîtrise des eaux du Nil en vue d'une
exploitation judicieuse. Toutefois, les paroles d'Ankhtifi, à propos
d'une famine qui aurait poussé les Egyptiens à des pratiques
d'anthropophages, doivent être nuancés. D'abord du fait qu'aucun
autre texte ou représentation datant de cette époque ne laisse
apparaître une telle pratique. Ensuite, il existe des textes
contemporains, notamment ceux des princes de Thèbes ou d'Assiout qui
montrent que malgré la crise, la situation de la Haute Egypte n'a pas
été aussi critique comme le dit Ankhtifi. D'ailleurs, le
mérite de ces princes était, de parvenir à suppléer
dans leurs provinces respectives, les services de l'Etat, pour le
bien-être des populations.
34
toute l'étendue du territoire, n'existent plus qu'au
niveau du nome où ils sont dirigés par le prince
local.121
En outre, des épithètes qui étaient
exclusivement réservés à pharaon comme « may he
live for ever » ou « the protection of life be around him like
Rê eternally » sont désormais portés par des
princes locaux.122 Ces derniers disposaient aussi de pouvoirs
militaires. C'est ce qui apparaît à travers leurs inscriptions. A
Assiout, la force militaire est évoquée à plusieurs
reprises dans les récits des nomarques. Ainsi, Tefibi, faisant
référence à la guerre avec les souverains thébains,
disait : « The first time that my soldiers fought with the Southern
nome.»123 Le pouvoir militaire des princes d'Assiout est
représenté sur le plan artistique à travers des statuaires
où sont sculptés des groupes de soldats en
défilé.124 Quant à Ankhtifi, il se glorifiait
de son pouvoir militaire à travers un passage de son texte où il
disait : «... j'ai constaté que toutes les forces de
Thèbes et de Coptos avaient pris d'assaut les forteresses d'Erman (...)
j'abordais la rive occidentale du nome de Thèbes (...) Mes troupes
d'élites cherchèrent le combat dans la région occidentale
du nome de Thèbes mais personne n'osait par crainte d'elles. Alors, je
descendis le courant et abordait sur la rive orientale du nome de Thèbes
(...) Alors mes braves troupes d'élites se firent éclaireurs
à l'Ouest et à l'Est du nome de Thèbes, cherchant le
combat. ».125 Ces passages sus-cités confirment
bien la guerre civile qui ravagea l'Egypte à l'époque. En outre,
ils montrent que certains nomarques avaient combattu les thébains
à la faveur héracléopolitaines. Mais au delà de
toutes ces informations, c'est le caractère très autonome du
pouvoir militaire des princes qui apparaît ici. En laissant le soin aux
chefs locaux de défendre les frontières d'un royaume
diminué, les souverains de cette époque de crise admettaient en
même temps que ces derniers puissent disposer de leurs propres
troupes.
C'est ainsi que si à l'A.E., les chefs militaires aussi
puissants que soient-ils comme Ouni ou Pépinakht, évoquaient
leurs exploits militaires en commençant par « La Majesté
de mon seigneur m'envoya ... », à présent, les
nomarques parlent de « mes soldats » ou de « mes
troupes d'élites »126. Toute cette situation montre
que durant la période de royauté double, les nomarques
s'étaient emparés de l'essentiel des prérogatives de
pharaon qu'ils ont exercé
121 Pirenne J. op.cit., 1962, p.24
122 Gardiner A., op.cit., 1979, p.114
123 Breasted J.H., op.cit., 1988, paragraphe 396
124 Vandier J., Manuel d'archéologie
égyptienne, Tome III : Les grandes époques. La statuaire,
Paris, A. Et J. Picard et Cie, 1958, p.154 ; Wildung D., op.cit.,
1984, p.159 à 161
125 Grimal N., op.cit., 1988, p.178
126 Pour les textes biographiques d'Ouni et Pépi-Nakht,
Cf., Roccati A., op.cit., 1982, respectivement p.187 à 197 et
208 à 211
35
localement. D'après A. Moret, ils s'étaient
attribuer, à titre héréditaire, des privilèges
sacrés et des devoirs de pharaon comme chef d'armée, grand
prêtre, juge, administrateur, pourvoyeur de terres et de
nourriture.127
Il apparaît ainsi que certes, la royauté
pharaonique n'avait pas complètement disparu, mais elle avait connu une
profonde désagrégation durant cette époque sombre de la
P.P.I. Cette situation de régression peut aussi se lire sur le plan
culturel à travers la production artistique de cette époque de
crise.
B- Régression de l'art
Le désordre et le disfonctionnement de l'Etat
pharaonique n'avaient pas été les seules manifestations de la
crise de la P.P.I. En effet, la société égyptienne avait
été une société fortement structurée autour
de la toute puissance de l'Etat qui mettait son sceau sur toutes les
activités.128 A la tête de ce puissant Etat, se
trouvait le pharaon. Et, en tant que lien vivant entre la divinité et
ses sujets, c'est de lui que dépendent les actes religieux,
funéraires et même les actes profanes dont le caractère
n'est bien faisant qu'enrobé dans le bon vouloir divin.129 En
outre, il y a le fait que les moyens de production de l'oeuvre d'art
dépassaient les possibilités d'un simple particulier. Il
était impossible pour un seigneur, si puissant soit-il, d'organiser pour
son propre compte une expédition dans les carrières pour extraire
et faire tailler le sarcophage, les montants de portes ou de statues dont il
avait besoin pour sa tombe.130 C'est là le rôle de
l'Etat. Cela d'autant plus que les ateliers dans lesquels sont sculptées
les statues ou gravés les reliefs dépendent du pouvoir
central.131 Toute cette situation devait avoir comme effet, une
étroite dépendance de l'activité artistique
vis-à-vis du pouvoir memphite. L'une des manifestations de cet
état de fait se trouve dans le fait que l'essentiel des écoles et
ateliers d'art se trouvaient à Memphis, à la commande du
souverain et de la cour.132 En outre, l'artiste égyptien fut
un fonctionnaire qui remplissait un devoir d'Etat.133
127 Moret A., Histoire de l'Orient, Tome I.
Préhistoire IVe et IIIe millénaires,
Paris, P .U.F. 1941, p.431
128 Daumas F., op.cit., 1982, p.431
129 Drioton E Du Bourguet P., Les pharaons à la
conquête de l'art, Desclée de Brower, 1965, p. 24
130 Grimal N., op.cit., 1988,p.112-113
131Ibidem
132Aufrère J., Golvin J.- Cl., Goyon J.- Cl.,
L'Egypte restituée, Tome I, Sites et temples de Haute Egypte. De
l'apogée de la civilisation pharaonique à l'époque
romaine, Paris, Editions Errance, 1997, p.55 133Posener G.,
Sauneron S. et Yoyotte J., op.cit., 1999, p.25
36
Compte tenu de tous ces éléments, il n'est pas
étonnant que les vicissitudes du pouvoir royal affectent
l'évolution de l'art égyptien.
Ainsi, la P.P.I., caractérisée par
l'effondrement du pouvoir royal, devait constituer une période de recul
pour l'art. C'est la raison pour laquelle, l'analyse de la situation de l'art
pendant cette époque sombre, permet en même temps, de voir sous un
angle culturel, la décrépitude du pouvoir monarchique en
Egypte.
En effet, l'un des premiers signes de régression de
l'art avait été l'absence de monuments royaux durant cette
période. Cette situation, en dehors du fait qu'elle reflète
l'état de faiblesse qu'avait atteint la royauté, avait comme
conséquence, la réduction de la production des oeuvres d'art.
Ceci du fait que l'art égyptien était conçu et
pratiqué en fonction de l'architecture.134 Or l'absence ou la
rareté des monuments voudrait en même temps dire diminution du
travail architectural. Nous avons vu que vers le Nord, le seul édifice
royal connu de cette période sombre est une pyramide de modestes
dimensions. On n'a pas retrouvé des monuments appartenant aux souverains
qui avaient régné à
Héracléopolis.135 Quant à Thèbes, les
souverains de la XIe dynastie dont la nécropole se situe
à Drah Aboul Naga, avaient des tombes qui étaient de simples
fosses ou bien des chambres rupestres.136Toute cette situation
montre que l'architecture funéraire royale avait souffert de la crise.
Contrairement à celle-ci, l'architecture funéraire privée,
favorisée par le développement de la tombe rupestre, devait faire
état d'un nombre important de monuments.137 Ce
développement de l'architecture funéraire privée peut
être la manifestation de l'accroissement des pouvoirs des princes
à travers le pays. Cependant, les tombes appartenant à ces chefs
locaux sont généralement pauvres ; ce qui illustre le fait que
leurs propriétaires avaient eux aussi souffert de la situation difficile
dans laquelle se trouvait l'Egypte.138
Dans le relief et la peinture, on note une réduction de
la décoration funéraire de sorte que souvent (dans les tombes
rupestres comme dans les mastabas en briques crues), la stèle
funéraire devient l'unique support de l'écriture et de
l'image.139 Aussi, le travail se caractérise par une
pauvreté fréquente.140 Il existe toutefois des
différences d'une région à
134 Bohême M..A., op.cit., 1992, p.9
135 Drioton E Du Bourguet P., op.cit., 1965, p.26
136 Vandier J, op.cit., 1954, p.154-155
137 Drioton E Du Bourguet P., op.cit., 1965, p.145
138Vandier J., op.cit, 1954, p.312-313
139 Wildung D., L'âge d'or de l'Egypte : le Moyen
empire, Fribourg, Office du Livre S.A., 1984, p.24
140 Drioton E Du Bourguet P., op.cit., 1965, p.149
37
une autre, manifestation de l'émergence des
écoles d'art locales dans les chefs-lieux régionaux à la
place des ateliers de la Résidences.141
Ainsi dans certaines régions comme Memphis où le
pouvoir était absent, les quelques mastabas de cette période
offrent quelques spécimens d'un travail grossier. Il s'agit des reliefs
en fragments où les sujets sont réduits à l'essentiel et
comprimés dans de petits panneaux avec des dessins anguleux et le relief
est léger et très peu soigné.142
L'essentiel de la décoration, datant de cette
période intermédiaire, provient des tombes princières des
Moyennes et Hautes Egypte. A Assiout par exemple, les tombes de Khéti II
et de Tefibi présentent des sujets qui sont de longues rangées de
soldats avec une qualité parfaite des reliefs.143
On retrouve aussi des décorations dans les tombes
d'Ankhtifi à Mo'alla, du général Iti à Gebelein et
du monarque Setka à Assouan. La décoration de ces tombes qui
présente des ressemblances, se caractérise par des sujets
maigres, élancés et maladroits avec des combinaisons de couleurs
parfois désagréables.144
Au niveau de la statuaire, l'effet de la crise devait se
manifester dans l'utilisation du bois à la place de la pierre. En effet,
la non utilisation de la pierre à l'époque serait due au
tarissement des sources classiques d'approvisionnement en pierre dans les
carrières par les grandes expéditions organisées depuis la
capitale.145Il s'y ajoute que durant cette période de crise,
la cour royale de Memphis, qui organisait les expéditions dans les
mines, avait disparu, cédant la place aux cours provinciales. Or,
malgré le fait qu'ils disposaient d'un certain nombre de pouvoir dans
leurs provinces respectives, les princes locaux ne disposaient pas d'une
puissance qui pouvait leur permettre de lever des expéditions vers les
mines, comme le faisait le pouvoir memphite.
Il existe cependant, pour cette période, des oeuvres
d'une certaine qualité. C'est le cas à Assiout où une
quarantaine de soldats armés sont représentés sur une
planche rectangulaire en bois en deux groupes. Les soldats du premier groupe
sont armés de piques et de boucliers et ceux du second groupe d'arcs et
de flèches.146
141Ibidem
142 Ibidem
143 Ibidem
144 Brovarski E., op.cit, in, Encyclopedia of the
Archaeology of Ancient Egypt, 1999, p.318
145 Grimal N., op.cit, 1988, p.191
146 Drioton E Vandier J. op.cit, 1984, p.224
38
Comme on le constate à travers cette brève
description de l'art égyptien de la P.P.I., celui-ci contraste à
plusieurs niveaux, avec l'art de l'A.E., caractérisé par sa
grandeur et son harmonie.
C- Réveil d'une nouvelle conscience
Ce fut en Egypte que se constitua la première forme
monarchique de l'Etat et, pour avoir connu tous les problèmes qui
peuvent s'abattre sur une société, l'Egypte leur a cherché
les premières réponses147. Or, l'un des premiers
bouleversements majeurs qui ébranla la civilisation de l'Egypte avait
été cette crise dont nous venons de décrire les
manifestations. C'est durant cette crise que la forme monarchique de l'Etat,
instituée depuis plusieurs siècles, s'était
effondrée. C'est aussi cette époque qui a vu la paix sociale qui
caractérisa l'A.E., se rompre sous le coup de la violence. Cette
période intermédiaire fut alors une période
inquiète et turbulente qui devait ébranler la conception du monde
de l'ancienne Egypte.148
La crise de conscience qui s'empara des Egyptiens de cette
période de troubles devait les pousser à redéfinir leur
place dans l'univers.149 Dès lors, la P.P.I. ne devait pas
apparaître uniquement comme une période de décadence
politique et sociale mais elle devait être aussi, celle qui a
favorisé l'éclosion de nouvelles idées.
Nous suivons cette émergence d'un esprit nouveau
à travers les textes littéraires qui datent de cette
période de crise. Parmi ces textes, il y a l'Enseignement du roi
Khéti III à son fils Mérikarê ; La Satire
des métiers ou bien Les Neufs palabres du paysan
volé.150 Ces trois textes permettent de lire
l'état d'esprit de l'Egyptien par rapport à la crise politique et
sociale qui a secoué son pays. Nous avons ensuite le Dialogue entre
l'homme et son ba et Les chants
147 Sall B., « L'image memphite des nubio-soudanais
», in, ANKH : Revue d'Egyptologie et Civilisations
Africaines, n° 8/9, 1999-2000, p.31
148Woldering I., Egypte. L'art des
pharaons, traduit de l'allemand par Louise Servicen, Paris, Albin Michel,
1963, p.42
149Grimal N., op.cit., 1988, p.182
150 Pour ces trois textes, (Cf., Lalouette Cl.,
op.cit., 1982, respectivement p. 50à 57 ; 192 à 197 et
197 à 211). Le texte des Neufs palabres du paysan volé a
été traduit par G. Lefebvre sous le titre de Conte de
l'oasien. D'après lui, rien ne prouve que l'homme volé
fût un paysan, d'où le choix de l'oasien pour désigner
l'auteur de ce texte, en référence au milieu d'où il est
venu (Cf., Lefebvre G., op.cit., 1982, p.41à69)
39
du harpiste.151 Ces deux derniers textes
illustrent l'émergence d'une pensée pessimiste dans une
société qui venait de vivre le bouleversement de sa
civilisation.
L'analyse de ces différents textes littéraires
permet ainsi de saisir, dans une certaine mesure, l'évolution de la
pensée en Egypte, par rapport à la vie politique, sociale et
religieuse.
Cette évolution est notée d'abord au niveau
même des thèmes qui sont développés dans ces textes
contemporains de la P.P.I. En effet, si à l'A.E., l'essentiel des
écrits connus était des textes religieux ou biographiques, ceux
de la période intermédiaire se caractérisent par leur
tendance à aborder des thèmes jusque là ignorés
dans la production littéraire. Entre autres thèmes, il y a ceux
qui attraient à la gestion du pouvoir royal, à la gouvernance
publique, à la justice et à l'ordre social établi.
D'abord sur le plant politique, le système monarchique,
tel qu'il se présentait sous l'A.E., avait comme centre, la personne du
pharaon. Ce dernier était le garant de l'ordre et de la
sécurité, protecteur du faible, celui qui devait veiller à
la venue des crues du Nil pour éviter que la misère ne s'abatte
sur son peuple. Aussi, en sa qualité d'héritier du pouvoir des
dieux et de « fils de Rê », il incarnait un pouvoir divin.
Cependant, la crise qui avait secoué l'Egypte à la fin de l'A.E.,
avait bouleversé toute cette conception qu'on se faisait de pharaon.
Nous avons vu qu'au cours de la violence, ce dernier avait été
déchu du trône qu'il incarnait. Le pays allait connaître une
invasion étrangère et une guerre civile. Par la suite, les restes
de la monarchie allaient être disputés entre les différents
chefs de provinces. Toute cette situation devait finir par discréditer
le dogme sur lequel se fondait la royauté pharaonique.
Il fallait alors revoir le fonctionnement même de cette
institution pour éviter que de pareilles catastrophes ne se reproduisent
en Egypte. C'est dans ce sens que Khéti III (un des souverains de
l'époque intermédiaire), conscient de cette situation, allait
prodiguer des enseignements à son fils et successeur
Mérikarê. Dans les recommandations concernant la fonction de
souverain, il disait à son fils : « Soi «artisan en parole
» pour être fort, c'est la puissance d'un homme que sa langue ; les
mots sont plus forts que n'importe quel combat ; [...] C'est une école
pour les Grands que l'homme sage ; ceux qui connaissent son savoir ne
l'attaquent pas, aucun [mal] ne survient dans son voisinage. Les
Vérités et Justice viennent à
151 Nous utilisons ici la traduction de Cl Lalouette.,
op.cit., 1984, respectivement p.421 à 429 et 229-230. Nous
retrouvons les extraits de la traduction des deux textes chez Th. Obenga.,
La philosophie africaine de la période pharaonique 2780-330 avant
notre ère, Paris, l'Harmattan, 1990, p.189 à 197 et 473
40
lui déjà « brassées »,
[...] Cherche à égaler tes pères, ceux qui ont vécu
avant toi... Vois, leur paroles persistent dans les livres , · ouvre
(ceux-ci), lis et copie (leur) connaissance , · l'homme habile devient
alors un homme instruit.»152 Derrière ces propos de
Khéti, apparaît l'importance fondamentale que les qualités
humaines devaient occuper dans l'exercice de la fonction royale. Il s'agissait
de substituer l'intelligence à la violence dans la vie politique en
fondant cette dernière sur des bases largement humaines.153
En effet, si à l'A.E., il suffisait que le roi fût roi, il faut
à présent qu'il ait des qualités humaines.154
La crise avait fini par révéler que malgré le fait qu'il
était le « fils de Rê » et que son pouvoir était
de nature divine, pharaon n'a pas été épargné par
le peuple lors de la révolte. Tirant les leçons de cette
situation, Khéti avait cherché à mettre en exergue les
qualités humaines du souverain dans la gestion du pouvoir. Un homme
d'Etat doit avoir le sens du dialogue car dans certaines circonstances, la
parole peut se révéler plus efficace que la force qu'il incarne.
Le fait que Khéti, de surcroît un souverain, conseille à
son fils et successeur de disposer des qualités humaines reflète
l'évolution très sensible qu'était entrain de subir la
nature divine de la royauté pharaonique. Mettre la parole au service de
la royauté, signifie en même temps qu'on était entrain de
faire recours à des moyens d'actions autres que le dogme de la
royauté divine, qui était le fondement du pouvoir monarchique. Et
au delà, c'est l'évolution des idées politiques qui
apparaît à travers ces conseils de Khéti à son fils.
Sous l'A.E., les textes en rapport avec la royauté ne faisaient pas de
remarques sur pharaon ni sur l'exercice de son pouvoir. Cela du fait que la
nature surhumaine des pharaons et la dévotion que leur vouaient leurs
sujets excluaient tout dialogue véritable. Pharaon promulguait des
décrets et adressait des instructions, il ne parlait pas de
lui-même, ni de ce qu'il faisait, car il n'en avait pas
besoin.155 Mais la crise qui a secoué l'institution royale
est passée par là et, il fallait s'adapter aux modifications
qu'elle avait introduites dans la conception du pouvoir monarchique
Dans ce texte de Khéti, on retrouve des passages
où l'auteur faisait allusion à l'application de ce que nous
pouvons considérer comme étant une politique de bonne
gouvernance. En effet, en demandant à son successeur de ne pas
préférer le fils d'un homme riche à celui d'un pauvre et
de choisir un homme en fonction de ses actes,156 Khéti
préconisait en même temps la suppression de
l'hérédité dans les charges publiques.
152 Id., Ibid, p.50
153 Daumas F., op.cit., 1982, p.77-78
154 Posener G., op.cit., 1956, p.9
155 Id., Ibid, p. 15
156 Lalouette Cl., op.cit., 1984, p.52
41
Autrement dit, les liens familiaux devaient cesser
d'être un critère d'accès aux charges de l'Etat, comme cela
s'était produit sous l'A.E.,157 Seul la compétence de
l'homme devait lui valoir la confiance de pharaon. Ce dernier devait aussi
lutter contre la pratique de la corruption au sein des institutions
étatiques. Pour ce faire, la solution se trouve dans le bon traitement
des agents de l'Etat. Ainsi pour Khéti, il faut accorder de l'importance
aux fonctionnaires car, «Celui qui est riche dans sa maison ne sera
point partial,... il possède des biens et n'a pas de besoin. Mais
l'homme démuni ne parlera pas selon la Vérité, il ne peut
être juste celui qui dit « Ah ! Si j'avais » il se portera vers
celui qui lui plait et favorisera celui qui a des récompenses pour
lui. »158 Pour que les institutions royales fonctionnent
correctement, il faut que les serviteurs de l'Etat soient mis dans de bonnes
conditions. C'est aussi le seul moyen de lutter contre la corruption.
Comme on le constate à travers ces conseils de
Khéti, la crise de la P.P.I, avait conduit la royauté à
revoir son fonctionnement. Le pharaon ne devait pas se contenter uniquement de
régner. Il devait veiller à ce que les institutions royales
fonctionnent correctement car, c'est désormais à ce niveau, et
non dans la nature divine de son pouvoir, qu'il pouvait s'assurer l'estime de
son peuple.
Les conseils de Khéti à son fils ont aussi
concerné la question de la justice. Par rapport à celle-ci, il
lui disait: « accomplis la Justice tant que tu dureras sur la terre.
Apaise celui qui pleure ; n'opprime pas la veuve ; n'expulse pas un homme des
possessions de son père [...] Garde-toi de punir à tord ; ne
supprime pas celui qui ne t'est pas utile ; et si tu punis, que ce soit au
moyen de la bastonnade ou de l'emprisonnement ; ainsi le pays sera fermement
établi, à l'exception du révolté dont les plans
seront découverts, car Dieu connaît l'homme au coeur vil et Dieu
punit, par le sang, les mauvaises actions... »159 Il y a
là une conscience élevée de l'importance de la justice
dans la consolidation d'un Etat. Le respect des droits de l'homme doit
être un souci majeur pour le souverain. Il doit veiller à ce que
toute décision de justice fasse l'objet d'un procès
équitable. En outre, les seules formes de punitions
suggérées, étaient l'emprisonnement ou la bastonnade.
Aujourd'hui les défenseurs des droits de l'homme diront que la
bastonnade relève de la torture. Il reste cependant,
157 Nous verrons que sous l'A.E., l'introduction de
l'hérédité dans les charges de l'Etat devait constituer un
des éléments qui ont contribué à l'affaiblissement
du pouvoir memphite qui devait s'effondrer par la suite.
158 Lalouette Cl., op.cit., 1984, p.51. Dans un autre
texte qui date de cette même période, en l'occurrence
les Neufs palabres du paysan volé, l'auteur se
montre très critique vis-à-vis des magistrats qu'il juge comme
étant des corrompus. Pour lui, « ce peut-être une
(simple) corbeille de fruits qui (parfois) «retourne» les juges ; car
c'est leur pâture de dire des mensonges » (Cf., Id.,
Ibid, 203).
159 Ibidem
42
qu'elle est préférable à la peine de
mort. Or, pour Khéti, la peine de mort ne relève pas de la
justice des hommes mais de celle de Dieu. C'est lui qui « punit, par
le sang, les mauvaises actions ».160 Ceci pour dire que le
respect de l'être humain avait atteint un niveau tel que même si
l'homme commet un acte qui est puni par le sang, on dit que la sentence est
d'ordre divin. La peine de mort, semble-t-il, est étrangère
à la civilisation égyptienne. D'après J. Pirenne, durant
toute la période de l'A.E., (en dehors de figures de très
ancienne origine, et devenues symboliques, qui montrent le pharaon mettant
à mort un ennemi vaincu) on n'a pas de connaissance de relation ou
représentation de la peine de mort.161
Si le souverain est tenu à veiller pour une bonne
application de la justice, ce n'est pas seulement pour une question de
gouvernance, mais c'est parce que lui-même est désormais tenu de
se justifier au jour du jugement dernier. A ce propos, voici ce que
Khéti faisait savoir à son héritier: « Les
magistrats divins qui jugent les misérables, tu sais qu'ils ne sont pas
indulgents, en ce grand jour du jugement du malheureux, à l'heure
d'établir la sentence , · et cela est pénible lorsque
l'accusateur est le Sage (Thot). Ne te fit pas à la longueur des
années (que tu as vécues), car ils considèrent le temps de
vie comme ils considèrent une heure. L'homme demeure après sa
mort, et ses actes sont placés à côté de lui en un
tas , · c'est l'éternité qui est là, et c'est
insensé celui qui à accompli ce qu'ils (les juges) blâment
, · mais celui qui a atteint ce lieu sans avoir commis de mauvaises
actions, il demeurera là comme Dieu, marchant librement de même
que les (autres) possesseurs du Temps éternel.»162
Ces propos, qui de surcroît, étaient prononcés par un
souverain, révèlent un autre aspect de l'évolution de la
doctrine divine de pharaon. En effet, dans la religion funéraires, il
est établi que pharaon, puisqu'il était d'une essence divine,
à sa mort, il rejoignait les dieux et continuait de régner sur
ses sujets. D'où, c'était lui qui disposait d'une pyramide et
c'est pour lui que sont composés les Textes des Pyramides. Si
un particulier bénéficie de cette immortalité, c'est par
une faveur royale. Mais à présent, cette opportunité dont
disposait pharaon à rejoindre les dieux après sa mort est
maintenant suspendue aux actes accomplis sur terre. D'après N. Grimal,
la rétribution des actes du pharaon, souverain par delà la mort,
est une chose qui eut été impensable.163 Mais
au-delà, c'est l'évolution du concept divin de la royauté
pharaonique qui apparaît à travers ces changements
dénotés dans la religion funéraire.
160 Ibidem
161 Pirenne J., op.cit., 1961, p165
162 Lalouette Cl., op.cit., 1984, p. 52
163 Grimal N., op.cit., 1988, p.183
43
Les deux autres textes qui reflètent les changements
intervenus à la faveur de la crise sont le Dialogue entre l'homme et
son ba et le chant du harpiste. A travers ces textes, on peut
lire la crise de conscience qui s'était emparée de l'Egyptien
durant cette période de crise.
En effet, l'effondrement qui se produisit à cette
époque avait non seulement entraîné la dislocation de
l'ordre établi par l'Etat, mais aussi, la conception que l'Egyptien se
faisait du monde allait subir des évolutions. Ce que l'on avait paru
bâtir pour l'éternité s'était
révélé périssable.164 L'homme c'est
rendu compte qu'en réalité, rien n'était éternel
dans le monde d'ici bas. C'est dans ce sens que le harpiste, faisant allusion
à la mort d'Antef165, disait : « c'est un homme
prospère, ce bon seigneur. Un destin heureux est maintenant fini. Une
génération passe et d'autres hommes viennent à sa place
depuis le temps des ancêtres [...] J'ai entendu les discours d'Imhotep et
de Dedefhor dont les hommes partout prononcent les paroles, mais où est
maintenant leur résidence ? Leurs murs sont détruits, leur
emplacement même n'est plus, comme s'ils n'avaient jamais
existé. »166 Derrière cette allusion faite
à Antef et à des personnages comme Imhotep, c'est le
caractère relatif de l'homme et de ses actions qui est rappelé
par le harpiste. En effet, quel que soit ce que l'homme a
représenté ou ce qu'il a réalisé sur terre, il est
condamné à disparaître un jour et d'autres
générations viendront à sa place.
Dès lors, si l'homme est condamné à
disparaître un jour ou l'autre, à quoi vaut la peine de
s'accrocher à cette vie dominée par la violence ? L'auteur du
Dialogue entre l'homme et son ba se lamente de cette situation en
s'interrogeant en ces termes : « A qui parlerais-je aujourd'hui ? Les
coeurs sont cupides. Et chacun emporte le bien de son prochain [...] La douceur
a péri. La puissance revient à tous [...] On pille. Chaque homme
dépouille son prochain.» Face à cette situation
difficile, la mort allait être vue comme une solution aux
difficultés de la vie. Elle se présente à l'homme
« comme la guérison après un
164 Wolf W., Le monde des Egyptiens, (texte
français de Jaques Boitel), Paris, Corrêa Bouchet / Châtel,
1955, p.52
165 Il n'est pas précisé dans le texte, à
quel Antef le harpiste fait allusion ? Mais étant donné que le
texte date de la P.P.I, on peut supposer qu'il s'agit d'un des souverains Antef
qui ont régné à cette époque sur une partie du
pays.
166 Lalouette Cl., op.cit., 1984, p.228. Les deux
personnages illustres auxquels le harpiste fait allusion dans ce texte à
savoir Imhotep et Dedefhor, ont vécu sous l'A.E. Le premier, Imhotep,
avait vécu sous le pharaon Djeser, (IIIe dynastie).
Grand-prêtre d'Héliopolis, la ville du dieu Rê,
prêtre-lecteur et architecte, Imhotep fut conseiller du pharaon et
initiateur de cette admirable architecture en pierre qu'était la
pyramide. Il fut l'objet d'un culte à la Basse époque. Quant
à Dedefhor, il était un des fils du pharaon Chéops. Homme
de lettre, il fut comparé dans une certaine mesure à Imhotep.
Aussi dans le conte du Papyrus Westcar, c'est lui qui introduit le magicien
Djédi au près de Chéops à qui il allait annoncer
l'avènement des pharaons de la Ve dynastie (Cf., Grimal N.,
op.cit., 1988, p.80-81 et 89-90)
44
accident [...] comme l'odeur de la myrrhe [...] Comme le
parfum du lotus »167 Elle devient libératrice ;
c'est le grand air du dehors que goûte intensément tout homme
après une longue détention.168 C'est pourquoi elle
s'est présentée à l'homme comme une alternative face
à cette vie devenue très difficile. Et pour convaincre son ba
de mourir avec lui, l'homme propose qu'il ferait « en sorte qu'il
atteigne l'Occident comme le ba de celui qui repose dans la
pyramide [pharaon] et pour l'enterrement de qui demeure encore quelqu'un sur
terre ».169 Derrière cette proposition de l'homme
à son ba apparaît l'inégalité des Egyptiens
devant la mort et l'envi qu'avait le peuple de bénéficier de
l'immortalité de l'âme à l'instar de pharaon et des
privilégiés. En effet, dans la religion funéraire
égyptienne, les hommes d'éternité se trouvaient parmi les
favoris de pharaon. C'était ces derniers qui étaient assez riches
pour s'assurer la momification, une tombe, des rites, une stèle qui
maintient leur nom en vie et les offrandes.170 Les pauvres avaient
ce désir d'éternité mais ils n'avaient pas les moyens de
le réaliser. C'est pour cette raison que dans sa réponse à
l'homme, le ba lui fait ces remarques : « tu n'es certes pas
un homme (bien né), mais n'es-tu pas vivant ? Et tu achèves tes
plaintes sur la vie comme si tu étais un homme opulent !
»171 C'est dire que sont ceux-là qui étaient
sûr d'assurer leur survie à l'au-delà qui pouvaient se
plaindre de la vie sur terre mais pas les pauvres. Pour ces derniers, la
perspective d'une éternité dans l'au-delà demeurait
incertaine. Alors, pour le harpiste, la solution était de vivre la vie
comme il le fallait: « que ton coeur soit joyeux, qu'il oubli que, un
jour, tu deviendras un akh. Suis ton désir, tout le
temps de ta vie. Place de la myrrhe sur ta tête, habille- toi de lin fin,
et oins toi avec les vraies merveilles qui appartiennent à Dieu. Accrois
encore tes joies et ne permets pas que ton coeur s'attriste. Suis ton
désir et les plaisirs que tu souhaites. Fais ce que tu veux sur la
terre, n'afflige pas ton coeur, jusqu'à ce que vienne pour toi, le jour
des lamentations. »172 Seule la vie vaut la peine
d'être vécue parce qu'elle est au moins une réalité.
En outre, le souffle de la vie est la même aussi bien pour le riche que
pour le pauvre. Il ne faut pas par conséquent gâcher la joie de
vivre par des pensées angoissantes en rapport
167 Lalouette Cl., op.cit., 1984, p.225-226
168 Obenga Th., op.cit., 1990, p.194
169 Lalouette Cl., op.cit., 1984n p.222
170 Obenga Th., op.cit., 1990, p.192
171 Lalouette Cl., op.cit., 1984, p.222
172 Id., Ibid., p.228
45
avec le devenir après la mort. Ce qui fait dire
à Cl. Lalouette que prés de 2000 ans avant Epicure, les Egyptiens
chantaient déjà la recherche du plaisir simple et « vertueux
».173
D'ailleurs pour l'Egyptien de cette période de crise,
la perspective d'une survie éternelle après la mort,
fondée uniquement sur les rites funéraires, avait
été une croyance fortement remise en cause. Ceci du fait que les
fondements de la religion funéraire avaient subi des violations majeures
au cours des troubles. En effet, si l'on se réfère à
Ipou-our, il parle de l'abandon de la momification ou bien de la violation de
la pyramide royale.174 Alors, si les rites funéraires qui
participaient à assurer une vie éternelle au défunt sont
abandonnés, si les tombes avaient été pillées,
comment le mort pouvait-il atteindre l'éternité ? Autrement dit,
si la survie de l'homme dans l'au-delà ne dépendait que de ces
éléments de la religion funéraire, ceux dont les tombes
ont été pillées et ceux qui étaient morts et
jetés au fleuve ne pouvaient plus accéder à la survie
éternelle. C'est par rapport à cette situation que le
ba, répondant de l'homme dans le Dialogue, lui fit
cette remarque : « Si tu pense à la sépulture, c'est un
deuil pour le coeur, c'est ce qui amène les larmes en attristant l'homme
; c'est enlever celui-ci de sa maison, pour le jeter sur le tertre ; jamais
plus, alors, tu ne monteras au ciel pour voir le soleil. Ceux qui ont construit
(des monuments) en granit et édifié...des pyramides parfaites,
oeuvres achevées, ces bâtisseurs sont devenus des dieux ; mais
maintenant leurs tables d'offrandes sont nues, comme celles des
abandonnés qui sont morts sur la rive, sans descendance. »
175Ainsi, la momification, les offrandes, les vastes tombaux ne
constituent plus des éléments indispensables pour assurer
à l'homme une survie éternelle. Sur ce plan, la crise que
traversa l'Egypte à la P.P.I avait permis à l'homme de prendre
conscience du fait que tous les hommes sont en réalité
égaux devant la mort. La seule chose qui pouvait faire la
différence après la mort reste les actions de l'homme sur terre,
comme l'avait dit Khéti III à son fils : « l'homme
demeure après sa mort et ses actes sont placés à
côté de lui en un tas.» C'est de ses actes que
dépendra le sort de chacun dans l'autre monde. Selon Th. Obenga, la
question de l'autre vie était posée, discutée et
résolue à un moment de crise politique et sociale, dans le sens
d'indépendance spirituelle, de libération et, en même temps
naissait une philosophie de la mort donnant satisfaction à l'esprit des
pauvres.176 En effet, dans la décadence qui
caractérise cette période, il reste au moins que la notion de
la
173 Id., La littérature égyptienne.
Que- sais- je ? Paris P.U.F., 1981, p.35. Epicure est un philosophe grec qui
vécut de -341 à -270 ; dans sa philosophie, il prône la
doctrine selon laquelle, l'homme doit atteindre le bonheur par la recherche du
plaisir.
174 Id., op.cit., 1984, p. 212 et 217
175 Id, Ibid, p.222
176 Obenga Th., op.cit., 1990, p.194
personnalité humaine a subsisté dans
l'idée que tous les hommes sont égaux devant Dieu et au fond de
sa conscience, chaque égyptien est convaincu que Dieu jugera tous les
hommes.177
Comme on le constate, la P.P.I., avait profondément
marqué la civilisation égyptienne par les dommages et
destructions matérielles. Cependant, elle a été en
même temps le lieu d'éclosion d'une vision nouvelle par rapport
à la conception que les hommes se faisaient de la vie et de leur sort
après la mort. C'est de cette nouvelle vision du monde et des rapports
entre l'homme et les dieux, que devaient bénéficier les Egyptiens
des époques suivantes.
46
177 Pirenne J., op.cit., 1962, p.45
DEUXIEME PARTIE :
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LA CRISE
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