Titre premier : L'éthologie et l'étude de
la condition féminine
Il convient, en premier lieu, d'étudier les premiers
développements de John Stuart Mill relatifs à cette science afin
de la définir (Chapitre 1) et d'observer son influence sur
l'étude de la condition féminine par l'auteur (Chapitre 2).
Chapitre 1 : L'éthologie dans le Système
de logique
Bien que la description de l'éthologie faite par Mill
dans son essai soit relativement brève, elle comporte de nombreux
éléments qui permettent de la définir (Section 1) et de
prouver son utilité « pratique » (Section 2).
Section 1 : L'éthologie, « science exacte de la
nature humaine »103
John Stuart Mill se penche sur la définition de
l'éthologie au Chapitre V de son essai intitulé De
l'éthologie ou science de la formation du caractère. Il y
définit l'éthologie comme l'étude des « lois de la
formation du caractère »104. Le nom attribué
à sa science provient du mot grec êthos qui signifie
caractère. Mill ne s'attarde pas davantage sur le terme de
caractère, si ce n'est pour le qualifier comme la « manière
de sentir ou d'agir »105. En revanche, il effectue de longs
développements concernant le terme de loi, afin de définir
précisément l'éthologie et de la distinguer d'autres
disciplines annexes.
Mill distingue entre psychologie et éthologie. La
psychologie serait l'étude théorique et générale
des « lois fondamentales de l'esprit »106 tandis que
l'éthologie serait « la science ultérieure qui
détermine le genre de caractère produit conformément
à ces lois générales par un ensemble quelconque de
circonstances, physiques et morales. »107. L'éthologie,
elle, prend en compte des éléments extérieurs, un
contexte. Toutefois, on ne peut, selon l'auteur, la comparer à une
simple observation ou généralisation dans la mesure où
elle procède également par déduction. En effet,
l'éthologie est pour Mill une branche, un « secteur
»108 de la psychologie. Par suite, « on ne peut les
103 Stuart Mill (J.), op.cit. p.870
104 Stuart Mill (J.), op.cit. p.865
105 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864
106 Stuart Mill (J.), op.cit. p.869
107 Ibid
108 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.58
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obtenir [les lois de la formation du caractère] qu'en
les déduisant de ces lois générales; en supposant un
ensemble donné de circonstances, et en se demandant ensuite quelle sera,
d'après les lois de l'esprit, l'influence de ces circonstances sur la
formation du caractère. »109
L'auteur distingue encore entre éthologie et science
sociale. La première serait « la science de l'homme individuel
» tandis que la seconde serait « la science de l'homme en
société ». La différence tient donc seulement au
sujet d'étude (individuel ou collectif) qui, selon Mill, rend la science
sociale encore plus complexe que l'éthologie. John Stuart Mill accorde
une place centrale à l'éthologie, c'est pourquoi il la
considère comme « le fondement immédiat de la science
sociale »110. En effet, « tous les
phénomènes de la société sont des
phénomènes de la nature humaine »111. Dès
lors, les lois de la science sociale doivent être déduites des
lois de l'éthologie.
Mais comment le logicien définit-il positivement
l'éthologie en tant que science ? Il le fait, ici encore, par une
distinction : entre les lois empiriques de la nature humaine et les lois de la
formation du caractère, lois causales universelles. Les lois empiriques
constituent des généralisations, d'après l'observation de
l'activité humaine, et procèdent donc par induction. « Sa
vérité n'est pas absolue mais dépend de conditions plus
générales »112. « La loi empirique tire
toute sa vérité des lois causales dont elle est la
conséquence. »113
Concernant l'étude de la nature humaine, ces lois
causales sont précisément les lois de la formation du
caractère, qui doivent être découvertes grâce
à l'éthologie. Seules ces lois ont une vérité
scientifique. Comme Mill l'ajoute, « le genre humain n'a pas un
caractère universel, mais il existe des lois universelles de la
formation du caractère. »114Ainsi, John Stuart Mill
considère l'éthologie comme une science exacte capable
d'élaborer des lois causales et universelles. Toutefois, il prend soin
de préciser que ces lois n'affirment que des tendances et ne peuvent
prédire une chose. En effet, ces lois attachent uniquement une
conséquence à une cause donnée. Toutefois, la nature
humaine dépend de tant de lois causales et de conditions
extérieures qu'il est possible qu'une seule loi causale soit
contrariée.
Mill tente de conférer à cette discipline un
caractère éminemment scientifique et cette
109 Stuart Mill (J.), Collected works, op.cit. p.869
110 Stuart Mill (J.), op.cit. p.907
111 Stuart Mill (J.), op.cit. p.877
112 Stuart Mill (J.), op.cit. p.861
113 Stuart Mill (J.), op.cit. p.862
114 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864
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démarche n'est pas sans rappeler celle adoptée
par les premiers penseurs de la sociologie à la même
époque. John Stuart Mill a d'ailleurs longtemps entretenu une
correspondance intellectuelle avec l'un des pères de la sociologie,
Auguste Comte. Par ailleurs, à la lecture du Système de
logique, il est difficile de ne pas remarquer le caractère
quasi-sociologique de son approche. En effet, il y avance « que nos
états mentaux, nos capacités et susceptibilités mentales,
sont modifiés, soit temporairement, soit d'une manière
permanente, par tout ce qui nous arrive dans la vie. »115
Selon lui, « les circonstances environnantes
différent pour chaque individu, pour chaque nation ou chaque
génération du genre humain; et aucune de ces différences
n'est sans influence sur la formation d'un type de caractère
diffèrent. »116Ici encore, John Stuart Mill fait preuve
d'avant-gardisme à une époque où beaucoup soutiennent des
idées inverses, considérant par exemple que toutes les
différences sont naturelles. Au XIXe siècle, ils sont plusieurs
penseurs à se pencher sur les sciences sociales et à
développer des thèses similaires, sorte de parent de la
sociologie moderne. En créant cette science, Mill se refuse à la
conclusion facile du naturalisme. L'éthologie pose que des lois causales
et un ensemble de conditions externes peuvent influer sur le caractère
humain. Cette simple affirmation induit un intérêt pratique de
cette science. En effet, si les conditions données sont modifiées
; alors le caractère, la nature humaine se modifie également.
C'est ce que développe John Stuart Mill dans son Système de
logique où il aborde le rapport qui unie éthologie et
éducation.
Section 2 : L'éthologie et l'éducation
Dans cet essai, Mill énonce que «
l'Éthologie est la science qui correspond à l'art de
l'éducation, au sens le plus large du terme, et en y comprenant la
formation des caractères nationaux ou collectifs, aussi bien que des
caractères individuels. »117C'est dans ce corollaire que
réside l'intérêt pratique de cette science. La
création et l'approfondissement de cette discipline constitue, pour
Mill, un enjeu pratique puisqu'elle permettrait d'agir sur les
caractères, à plus ou moins grande échelle. Puisque
l'éthologie prend en compte les conditions données dans
lesquelles la nature humaine évolue pour dégager des lois
causales (tendances) ; il serait possible de faire évoluer les
caractères en modifiant les conditions dans lesquelles l'être
humain pense et agit.
Pour l'auteur, il s'agit d'un processus en deux étapes.
« quand l'Éthologie sera ainsi préparée,
l'éducation pratique se réduira à une simple
transformation de ces principes en un système parallèle
115 Stuart Mill (J.), op.cit. p.863-864
116 Stuart Mill (J.), op.cit. p.864
117 Stuart Mill (J.), op.cit. p.869
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de préceptes, et à l'appropriation de ces
préceptes à la totalité des circonstances individuelles
existant dans chaque cas particulier. »118Ainsi,
l'éducation est considérée par Mill comme un « art
correspondant » à une science, ici l'éthologie. L'art qu'est
l'éducation des caractères se fixe un but donné et la
science qu'est l'éthologie lui apporte les tendances (principes) qui lui
font connaître les actions à mener pour augmenter ses chances de
l'atteindre.
Ce lien est parfaitement expliqué par Mill lui-même
au chapitre XII du Système de logique :
« L'art se propose une fin à atteindre,
définit cette fin et la soumet à la science. La science [...]
après en avoir recherché les causes et les conditions, la renvoie
à l'art avec un théorème sur la combinaison de
circonstances qui pourrait le produire. [...] La science prête ensuite
à l'Art la proposition (obtenue par une série d'inductions ou de
déductions) que l'accomplissement de certains actes fera atteindre la
fin. De ces prémisses l'Art [...] convertit le théorème en
une règle ou précepte. »119
Ce lien établi par John Stuart Mill entre
l'éthologie et l'éducation fait évidemment écho
à la façon dont le même auteur insiste sur l'importance de
l'éducation dans De l'assujettissement. En effet, cette science
qui s'apparente à certains égards à la sociologie moderne
peut parfaitement s'appliquer à la question de la condition
féminine. L'éthologie pourrait-elle nous éclairer quant
aux causes de l'infériorité des femmes dans la
société anglaise du XIXe siècle ? Peut-elle apporter des
principes pour atteindre le but affiché de Mill :
l'égalité de droit entre les hommes et les femmes ?
Nous allons voir de quelle manière l'auteur applique sa
science nouvellement créée au cas des femmes, et ce dès la
publication de l'essai.
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