Chapitre 2 : La science de l'éthologie
appliquée au cas des femmes
Pour John Stuart Mill, l'éthologie fait partie des
sciences morales. Rétroactivement, nous pouvons considérer cette
discipline comme une branche des sciences sociales, bien qu'elle n'ait en
réalité jamais fait l'objet de plus amples développements.
En tant que telle, cette science a en réalité vocation à
s'appliquer à de nombreux sujets. Mill définit d'ailleurs son
objectif pratique dans l'éducation en son sens large. Il s'agit
d'étudier le caractère humain avec, éventuellement,
d'exercer
118 Stuart Mill (J.), op.cit. p.874
119 Stuart Mill (J.), op.cit. p.944-945
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une influence sur lui dans un but précis. John Stuart
Mill va appliquer sa science à un but : l'égalité entre
les hommes et les femmes. Dès lors, il faut étudier ce
phénomène précis afin d'apporter une réponse
appropriée et de maximiser ses chances d'atteindre le but en question.
Nous verrons que la question de la femme est présente dans l'essai
même de l'auteur (Section 1) mais aussi, bien sûr, dans son oeuvre
féministe, De l'assujettissement (Section 2).
Section 1 : L'exemple féminin dans le Système
de logique
Comme nous l'avons vu précédemment, Mill
considère que les lois empiriques, généralisations
basées sur l'observation, ne sont des vérités que dans un
contexte donné et dépendent donc d'un ensemble de conditions
réalisées à ce moment. Appliqué à la
question féminine, cela signifie qu'admettre, par exemple,
l'infériorité intellectuelle des femmes ne signifie pas que l'on
considère celle-ci comme naturelle ou que l'on y est favorable.
Il semblerait ainsi que Mill ne nie pas
l'infériorité ou, tout au moins, la différence des femmes
dans la réalité de son époque mais considère que
cela n'est qu'une loi empirique qui dépend de nombreuses données,
extérieures comme intérieures mais qui sont susceptibles
d'être modifiées. Il est donc probable, s'il on suit les
développements relatifs à l'éthologie, que la modification
de certains « paramètres » serait bénéfique
à celles-ci.
Cette thèse est précisément soutenue au
sein du Chapitre V relatif à l'éthologie. John Stuart Mill y
déclare que l' « On remarque ou on suppose entre l'homme et la
femme une foule de différences mentales et morales; mais dans un avenir
qui, on peut l'espérer, n'est plus très éloigné,
une liberté égale et une position sociale également
indépendante deviendront l'apanage commun des deux sexes, et leurs
différences de caractère seront, ou entièrement
détruites, ou considérablement modifiées. »
Il faut, dans un premier temps, étudier ce
phénomène afin d'en déterminer les lois causales (lois de
la formation du caractère). Il faut alors mêler déduction,
afin de déterminer les lois, et induction, afin de vérifier si,
dans la réalité telles causes amènent effectivement, le
plus souvent, à telles conséquences. Dès lors que «
la coïncidence des deux genres de preuves »120 confirme la
thèse énoncée, « nous ne devons éprouver aucun
embarras à juger [...] par quelles circonstances elles
120 Stuart Mill (J.), op.cit. p.868
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peuvent être modifiées ou détruites.
»121
Cette étude approfondie du phénomène
permet ensuite au logicien de passer à la phase « pratique »
et de déterminer des principes pour aboutir à un but
donné. Ainsi, une modification de l'environnement entraîne une
modification des caractères. Cette modification est l'éducation
évoquée par Mill et qui consiste, en réalité, en
une palette variée d'actions.
Ainsi, nous voyons qu'il est aisé d'appliquer la
science millienne à la question de la femme. De plus, il est important
de préciser que l'auteur ne cite que deux exemples pour éprouver
sa thèse. Il n'est peut-être pas anodin que, dès les
années 1840, celui-ci ait choisi d'évoquer la question
féminine, sans rien cacher de son opinion puisqu'il signifie
expressément que ce changement, « on peut l'espérer ».
Quelques années plus tard, dans un essai féministe cette fois,
Mill laissera également la place à l'éthologie.
Section 2 : L'éthologie dans De
l'assujettissement
Dès le Chapitre I de l'essai, Mill fait appel à
une de ses opinions les plus ancrées : « l'extraordinaire
perméabilité de la nature humaine aux influences
extérieures »122. Dans ce passage, Mill réfute
l'idée que les différences, en particulier celles entre les
hommes et les femmes, seraient automatiquement naturelles. Selon lui, la
question de la nature (naturelle ou circonstancielle) des différences
homme-femme ne pourrait être réglée qu'après
étude des « lois qui régissent l'influence des circonstances
sur la personnalité »123. Il faudrait ainsi
connaître les « lois de la formation du caractère
»124Or, c'est précisément la définition
que donne Mill de l'éthologie dans son Système de
logique. Il est donc indubitablement question, ici, du recours à
cette science. Au Chapitre III, les mêmes termes de « lois
psychologique de la formation de la personnalité »125
sont employés. De plus, l'auteur qualifie les idées reçues
sur les femmes de « simples généralisations empiriques
»126, autrement dit de lois empiriques telles que
définies dans le Système de logique.
Mill étudie également, tout au long de l'oeuvre,
le phénomène qu'est l'infériorité des femmes dans
la société. Il se penche sur les raisons qui pourraient
l'expliquer, les causes qui pourraient être à
121 Ibid
122 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.57
123 Stuart Mill (J.), op.cit. p.58
124 Ibid
125 Stuart Mill (J.), op.cit. p.120
126 Ibid
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l'origine de cet état de fait. Or, cette
démarche relève de l'éthologie. Plusieurs fois, l'auteur
prend en considération et met en cause l'influence négative de la
société en général et plus particulièrement
de l'éducation que les jeunes femme reçoivent. Ainsi, par
exemple, « toute la force de l'éducation » est orientée
afin que les femmes adoptent « le caractère idéal
»127. Mais c'est également la société dans
son ensemble que remet en question John Stuart Mill. Le fonctionnement de la
justice, le manque de protection légale, l'opinion publique,
l'éducation biaisée des femmes, leur absence d'éducation
véritablement intellectuelle, leur dépendance envers leur
époux, et cætera en font des êtres inférieurs. Ces
éléments extérieurs influent de telle sorte sur le
caractère de la femme que celle-ci peut même devenir un ressort de
son infériorité.
John Stuart Mill, qui affiche comme but
l'égalité entre les hommes et les femmes, souhaite donc mettre en
oeuvre un ensemble de préceptes afin de poursuivre ce but,
conformément à la science de l'éthologie. C'est ce qui
explique, notamment, l'importance considérable accordée, dans
De l'assujettissement, à l'éducation que doivent
recevoir les femmes pour dépasser leur condition actuelle.
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