Chapitre 2 : L'accès aux professions
Cette question est, chez John Stuart Mill, assez
délicate à aborder. S'il défend effectivement
l'accès des femmes à toutes les professions, il s'attarde en
réalité beaucoup plus sur la question des fonctions «
prestigieuses » selon lui (Section 1) que sur d'autres questions pourtant
fondamentales en son temps (Section 2).
Section 1 : L'accès égal aux emplois prestigieux
Il convient avant tout de rappeler qu'au XIXe
siècle, les femmes sont, en principe, admises à exercer un
métier mais, de facto, exclues d'un certain nombre de domaines
professionnels, par la loi, la coutume ou les moeurs de l'époque. Ainsi,
en Angleterre, 40% des femmes employées le sont dans le secteur
domestique et 20% dans l'industrie textile. Les emplois les plus prestigieux
sont « réservés au sexe fort »87. Ainsi, le
chapitre III de De l'assujettissement a bien pour objet d'étude
l'accès aux « hautes fonctions sociales » et non au travail
dans son ensemble.
John Stuart Mill explique que cette exclusion légale
est due à l'intérêt qu'y trouve l'autre moitié de la
société : les hommes. Il compare ainsi cette injustice à
la raison d'État, doctrine propre au système monarchique
français, qui « prétend opprimer les gens pour leur bien
»88. L'auteur donne également des exemples de
métiers ou de fonctions tels que médecin, avocat ou encore membre
du Parlement.
Mill évoque d'ailleurs le cas d'Elisabeth
Garrett-Anderson, une des premières femmes médecin d'Angleterre,
dans son Discours à la Chambre des communes89 du 20
mai 1967. Cette femme avait essuyé de nombreux refus avant de parvenir
à entrer à l'Académie de pharmacie qui n'avait pas
explicitement interdit aux femmes de passer l'examen. Mill fait allusion, dans
son discours, à la conduite de l'académie qui, après cette
déconvenue, s'était empressée de modifier son
87 Stuart Mill (J.), op.cit. p.96
88 Ibid
89 Stuart Mill (J.), Discours à la Chambre des communes,
20 mai 1867. Discours dans lequel il défend l'octroi du suffrage pour
les femmes, dans les mêmes conditions que pour les hommes
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règlement afin d'éviter que la chose se
reproduise.
Un autre exemple cité par le philosophe est celui de
membre du Parlement, exemple qu'il développe longuement dans ce
chapitre. Mill remarque que les fonctions desquelles les femmes sont exclues
sont « celles-là mêmes pour lesquelles elles sont
particulièrement qualifiées »90. Parmi elles se
trouvent les fonctions politiques. Mill considère que les femmes ont une
« compétence naturelle [...] à gouverner »91
en Angleterre comme ailleurs. Il évoque notamment l'observation qu'il a
pu effectuer dans les Indes orientales où il a travaillé pendant
plus de trente ans, à la compagnie britannique. John Stuart Mill
s'appuie sur un exemple tout naturel pour le philosophe anglais qu'il est :
celui de l'exercice de la royauté par les femmes. Dans plusieurs
écrits, il cite les reines Elisabeth Ire et Victoria (dont Mill est un
contemporain) mais aussi des exemples français. Dès lors que les
femmes se sont montrées aptes à l'exercice de la royauté,
comment justifier leur exclusion d'une fonction politique de moindre importance
?
John Stuart Mill démontre, à la faveur de cet
exemple, l'importance de la condition qu'il avait précédemment
posée : l'éducation. Il est évident, pour lui, que les
reines ou régentes ont été en mesure de gouverner
précisément car elles avaient reçu une éducation
intellectuelle de haut niveau et qu'il leur avait été permis de
développer une curiosité, un intérêt pour les
affaires politiques. C'est précisément chez ces femmes
dotées de « la même liberté d'épanouissement
qu'aux hommes »92 que l'on ne trouvait trace d'une
infériorité quelconque.
A l'argument des individus opposés à
l'accès des femmes aux fonctions prestigieuses, selon lequel les femmes
seraient « versatiles, instables »93 ; Mill oppose tout
d'abord l'idée que cette caractéristique ne serait pas naturelle
mais due au fait que nombre de femmes sont « élevées comme
des plantes de serre »94, sans activité intellectuelle
ni liberté de mouvement. Il vient ensuite redéfinir cette
nervosité et affirmer qu'elle est en principe soutenue et se nomme alors
ardeur. Il transforme ainsi ce qui devait être un défaut, un
argument critique en qualité justifiant que l'on laisse aux femmes la
possibilité de concourir aux plus hautes fonctions sociales, notamment
politiques. Nous avons cité l'exemple de membre du Parlement. Mill
évoque aussi le cas du suffrage, abordé ici comme fonction
politique et que nous aborderons sous l'angle de son militantisme.
90 Stuart Mill (J.), op.cit. p.102
91 Stuart Mill (J.), op.cit. p.103, note 1
92 Stuart Mill (J.), op.cit. p.106
93 Stuart Mill (J.), op.cit. p.111
94 Stuart Mill (J.), op.cit. p.112
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John Stuart Mill accorde une grande place aux métiers
et fonctions « de haut rang » qui pourraient permettre aux femmes
d'obtenir une certaine reconnaissance sociale propre. Toutefois, l'exemple des
arts indique que, parfois, ces femmes ne veulent pas d'une reconnaissance ou
d'une célébrité qui à l'époque « est
considéré comme inconvenant et peu féminin
»95. Il en ressort que l'égalité entre les hommes
et les femmes est, au XIXe siècle, un enjeu légal mais aussi une
question de moeurs.
Ces moeurs dont la société est
imprégnée et que Mill évoque si souvent ont une importance
fondamentale. Mais ne peuvent-elles pas également influencer le
philosophe ?
Section 2 : Un droit fondamental au travail et sa
régulation, absents de la réflexion millienne ?
Comme nous l'avons précédemment exposé,
l'argumentaire de Mill se concentre sur les hautes fonctions et sur les
métiers prestigieux. Il s'attarde principalement sur les domaines
politique, artistique et littéraire. C'est un choix
compréhensible dans la mesure où c'est dans ces domaines que les
femmes sont encore exclues ou peu représentées. Toutefois, l'on
remarque rapidement qu'à aucun moment la question des professions «
plus humbles »96 , qui constituent pourtant le secteur
principal d'emploi des femmes, n'est développée. Dans De
l'assujettissement, Mill n'évoque ni la législation sur les
salaires, les horaires, les conditions de travail souvent déplorables de
l'époque. Il se concentre principalement sur les revendications et
ambitions des femmes des classes supérieures.
Notons que cet oubli semble involontaire et que John Stuart
Mill évoque au moins la question de l'égalité des salaires
dans les Principes d'économie politique. Il convient en premier
lieu de rappeler que, dans l'Angleterre du XIXe siècle, les femmes
étaient considérées comme une main d'oeuvre bon
marché et étaient en moyenne, à travail égal,
payées le tiers du salaire d'un homme. Pour Mill, il est évident
que « le seul motif de cette inégalité [...] est la coutume
»97. De plus, l'interdiction de nombreux métiers aux
femmes entraînerait, selon lui, un encombrement de ceux dont
l'accès leur est accordé. Il semble donc déjà se
prononcer en faveur de l'égalité salariale, fait
extrêmement rare parmi les auteurs, notamment économistes,
à cette époque.
Une autre question essentielle à laquelle Mill ne
répond pas de façon univoque est celle de la liberté de
travailler. S'il semble, en théorie, y être favorable, certains de
ses écrits pourraient laisser
95 Stuart Mill (J.), op.cit. p.135
96 Orazi (F.), op.cit. p.121
97 Orazi (F.), op.cit. p. 116
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penser l'inverse. Ainsi, dans Du mariage notamment,
il avance l'idée que le travail de la femme ne serait nécessaire
et donc souhaitable que si l'époux ne parvenait à assurer la
subsistance de la famille. Une femme ne devrait donc pas « gagner sa vie,
juste parce qu'elle en serait capable ; en temps ordinaire ce ne sera pas le
cas »98. En l'absence de nécessité, « la
fonction éminente de la femme devrait être d'embellir la vie
»99. Bien que cette correspondance soit datée du
début des années 1830, il est surprenant de trouver de telles
idées chez un auteur tel que Mill, féministe et avant-gardiste
à bien des égards.
L'interprétation des écrits de John Stuart Mill
concernant la question de l'indépendance et de l'accès des femmes
au travail est également incertaine. Il insiste sur la
nécessité de se défaire du système de
dépendance à l'homme. Il considère donc que le travail
n'est essentiel à la dignité de la femme que « si elle n'a
pas de biens propres »100. Une femme d'un rang social
relativement élevé et disposant d'un héritage, par
exemple, ne verrait donc pas sa dignité remise en cause par son absence
d'activité professionnelle. Le fait de disposer de biens propres lui
permettrait d'être indépendante. Or, d'une part, seule la femme
célibataire ou veuve dispose de biens propres. La femme mariée ne
serait donc véritablement indépendante que si la loi lui accorde
une personnalité juridique propre avec toutes les conséquences
que cela implique (parmi lesquelles le fait de disposer en propre de ses biens
et salaires). D'autre part, nous aurons l'occasion d'aborder ce que Mill
considère comme un élément essentiel au bonheur : la
liberté. Une femme, dépendante ou non, demeurant un être
humain ; comment justifier que la possibilité, et non l'obligation, pour
elle de travailler ne soit pas constitutive de sa dignité et de sa
liberté et, en cela, essentielle à son épanouissement ?
Mill considère encore que « quand une femme se
marie, on peut normalement supposer qu'elle choisit de se consacrer en
priorité à la direction de sa maison et à
l'éducation de ses enfants »101. La femme n'aurait donc
qu'une liberté de choix binaire, entre une vie d'épouse et de
mère ou une vie de célibataire ayant un accès au travail
et à la vie publique ? Il est difficile de se prononcer sur ce point
tant certains de ses écrits semblent défendre l'opinion
inverse.
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