Conclusion du titre deuxième
Pour le philosophe, « il est désormais temps que
les femmes aspirent à autre chose qu'à se contenter de trouver un
protecteur »72. Elles sont « mûre[s] pour
l'égalité »73 qui est, selon ses dires, «
l'état normal de la société »74. Il s'agit
d'un principe essentiel, chez Mill, pour parvenir non seulement au bonheur de
la société mais aussi à sa moralité. Cette
égalité juridique, les femmes doivent la revendiquer dans la
sphère privée mais aussi dans la sphère publique.
68 Stuart Mill (J.), op.cit. p.71
69 Ibid
70 Stuart Mill (J.), op.cit. p.76
71 Orazi (F.), op.cit. p.79
72 Ibid
73 Ibid
74 Stuart Mill (J.), op.cit. p.87
Titre troisième : Une égalité
juridique dans la sphère publique : un accès égal
à l'éducation et aux professions
Après s'être attelé à la question
de l'égalité juridique dans le cadre spécifique du mariage
au Chapitre II de De l'assujettissement ; Mill aborde, dès les
premiers lignes du chapitre suivant, la question de l'accès aux
fonctions et métiers pour les femmes. Il quitte ainsi le domaine
privé pour entrer dans le domaine public. Il applique son analyse
à la sphère publique dans le sens large du terme :
établissements scolaires, professions, société dans son
ensemble ; mais aussi dans le sens restreint, c'est-à-dire comme
sphère politique cette fois. En effet, les pouvoirs publics ont une
importance indéniable dans la question de l'égalité entre
les hommes et les femmes puisque, si égalité en droit il doit y
avoir, celle-ci sera décidée par la classe politique.
L'accès à une éducation égale ou à des
professions prestigieuses sera encore l'objet d'une décision politique.
Enfin, l'accès aux professions pour les femmes pose également la
question de l'accès aux fonctions politiques, centrale chez John Stuart
Mill.
Comme souvent dans ses écrits, le penseur n'annonce ni
n'adopte aucun plan défini. Toutefois, il est aisé, au fil de la
lecture, de repérer des éléments importants et
récurrents mais aussi la logique qui accompagne sa réflexion. La
question principale étant ici celle de l'accès des femmes aux
diverses professions, nous verrons à la fois comment Mill justifie et
conditionne cette requête (Chapitre 1) avant d'analyser la question des
professions en elles-mêmes (Chapitre 2), ce qui nous permettra de mettre
en évidence les spécificités de Mill sur cette
question.
Chapitre 1 : Un accès juste mais
conditionné
John Stuart Mill défend fermement l'accès des
femmes à toutes les professions. Mais cela ne signifie en rien que cet
engagement est inconditionnel. Bien que Mill le pense justifié à
bien des égards (Section 1), il y pose une condition principale :
l'acquisition, par les femmes, de connaissances suffisantes grâce
à l'accès à une éducation égale à
celle que reçoivent les hommes (Section 2).
Section 1 : Un accès justifié à de nombreux
égards
29
En tout premier lieu, l'égal accès des femmes aux
professions est justifié par ce qui constitue
30
le fondement du féminisme millien : la croyance en
l'égalité naturelle entre les hommes et les femmes. Tout comme
dans le mariage, l'égalité juridique dans la sphère
publique découle de cette conviction. John Stuart Mill ne nie pas qu'il
existe, de façon positive, des différences entre les hommes et
les femmes, des inégalités même. Mais il est convaincu que
celles-ci sont artificielles et non naturelles, point essentiel sur lequel nous
reviendrons ultérieurement.
Concernant la question de l'accès aux professions, ce
sont les capacités intellectuelles des femmes qui nous
intéressent. Or, Mill considère que « les femmes n'ont pas
de tendances naturelles spécifiques qui distinguent leur génie de
celui des hommes »75. Il pense les femmes tout aussi capables
que les hommes. C'est pourquoi il tente de comprendre et d'expliquer pour
quelles raisons les femmes sont parfois inférieures ou font preuve de
moins de génie que les hommes dans certains domaines.
Un argument consécutif avancé par Mill est celui
de la justice. Le philosophe est très attaché à ce
principe et n'aura de cesse, au fil de son oeuvre et de sa vie, de
dénoncer l'intolérable injustice qu'est la condition
réservée aux femmes. En effet, dès lors que l'on
reconnaît à celles-ci une égalité naturelle avec les
hommes et des capacités intellectuelles égales aux leurs ;
comment admettre l'injustice de leur éviction dans tant de domaines ? Si
cette infériorité, en droit et en fait, est dépourvue de
fondement théorique probant ; comment accepter qu'elle perdure ? Cela
n'est pas possible, au moins pour Mill. Il considère ces interdictions
comme arbitraires car étant fondées sur la naissance de
l'individu et non sur des critères rationnels. Or, selon lui, la
société moderne prétend précisément
s'être débarrassée de ce principe d'exclusion par la
naissance. L'infériorité et la mise à l'écart des
femmes constitue donc une exception, une anomalie dans la
société.
Mill va avancer une proposition totalement opposée au
système de son temps. Il développe l'idée d'un «
droit moral qu'ont tous les êtres humains de choisir leur occupation
»76. Dès lors, comme les hommes, les femmes devraient
avoir la liberté de choisir l'activité qui leur convient.
L'interdiction légale qui leur est opposée pour certaines
professions devrait donc logiquement disparaître au profit d'un
système de libre compétition. Ainsi, dans ces pages
particulièrement mais aussi tout au long de l'oeuvre, John Stuart Mill
développe une vision philosophique, parfois aussi économique, de
la liberté. Nous aurons l'occasion de nous attarder plus longuement sur
cet élément.
75 Stuart Mill (J.), op.cit. p.128
76 Stuart Mill (J.), op.cit. p.99
31
Dans les Principes d'économie politique, Mill
évoque cette absence de liberté de choix de la femme en des
termes surprenants et avant-gardistes. En effet, il y évoque les
qualités d'épouse et de mère avant de poursuivre à
propos de l'injustice qu'est, pour une femme, le fait de ne pas avoir «
d'autres choix, d'autre carrière possible »77. L'emploi
de ce terme n'est pas anodin puisqu'il fait de cette qualité un choix de
vie, de carrière et non une fonction naturelle dont la femme ne pourrait
s'écarter.
Mill avance encore, dans plusieurs de ses écrits,
l'argument de l'indépendance. Comme nous l'avons déjà
décrit à propos de l'étude du mariage, John Stuart Mill
considère que la théorie de la dépendance est
désuète et n'a pas vocation à survivre dans la
société moderne. Ainsi, dans les Principes d'économie
politique, il évoque à plusieurs reprises la
nécessité pour les femmes de sortir de cet état de
dépendance. L'individu qui a « de quoi vivre [...] n'a pas besoin
d'une autre protection que celle que lui donne ou que devrait lui donner la loi
»78. La femme qui, par quelque moyen, subvient à ses
besoins, n'a pas besoin de la protection d'un homme (époux, père,
frère, ...).
Ainsi, « il n'est plus nécessaire que les femmes
dépendent des hommes »79. Elles ont des capacités
égales à celles des hommes et peuvent donc subvenir seules
à leurs besoins. Bien que ces écrits aient été
rédigés au XIXe siècle, ils montrent que Mill avait
déjà compris à quelle point l'indépendance
financière et cet accès aux fonctions prestigieuses des femmes
était primordiale dans leur quête d'égalité. Tout
cela allait leur permettre d'obtenir une reconnaissance sociale en tant
qu'individu et plus en tant qu'épouse, prolongement du mari.
L'égalité juridique dans la sphère
publique trouve de nombreuses justifications et avantages auprès de John
Stuart Mill. On y trouve l'égalité naturelle de la femme avec
l'homme, la justice, la liberté. Ces arguments se placent tous du point
de vue de la femme. Un autre argument avancé par Mill et qui,
peut-être, serait plus susceptible d'emporter l'adhésion de ses
lecteurs les plus sceptiques ou opposés à l'émancipation
des femmes est le suivant : l'accès de la femme aux diverses professions
et notamment aux plus prestigieuses serait bénéfique pour
l'ensemble de la société. Il aurait un impact considérable
sur le progrès et sur la moralité de tous, hommes et femmes.
Cette théorie, fondamentale chez Mill, nous aurons l'occasion de
l'approfondir plus tard.
Quels que soient les arguments que Mill avance et son
enthousiasme pour défendre ce sujet,
77 Orazi (F.), op.cit. p.121
78 Orazi (F.), op.cit. p.120
79 Orazi (F.), op.cit. p.121
32
il procède toujours rationnellement. C'est pourquoi son
opinion ne l'empêche pas de poser lui-même certaines conditions aux
revendications qu'il énonce.
Section 2 : Un accès conditionné à l'acquis
de connaissances suffisantes
John Stuart Mill ne pose qu'une condition à
l'accès aux mêmes professions que les hommes : le suivi d'une
éducation équivalente afin d'obtenir des connaissances
suffisantes à l'exercice de tel ou tel emploi. Mill reconnaît aux
femmes certaines qualités supérieures notamment d'un point de vue
pratique. Elles seraient dotées d'une meilleure « compétence
pratique »80 que les hommes, les femmes intelligentes auraient
une « plus grande agilité d'esprit »81 et nombre d'
« inspirations heureuses »82. Il est permis de douter du
caractère probant de ces éléments.
Quoiqu'il en soit, Mill considère qu'ils ne suffisent
pas. Car la femme, malgré ces diverses qualités, n'a pas les
connaissances théoriques suffisantes pour accéder au rang de
génie, théoriser ou démontrer la véracité de
son intuition. « Il ne peut y avoir de bonne pratique sans principes
»83 et c'est notamment pour cette raison que l'accès aux
professions réservées aux hommes est remis en cause par la
société. Pour pallier ce défaut actuel, Mill propose de
donner accès aux femmes « à tout ce que peut lui apporter
l'éducation »84. Leur instruction est primordiale, qu'il
s'agisse d'exercer une profession particulière ou de devenir prodige
dans un certain domaine.
A l'époque de Mill, les femmes sont communément
éduquées « pour être mariées
»85. Dans le cas où elles recevraient une
éducation intellectuelle et culturelle, celle-ci a pour but de rendre
leur compagnie agréable aux hommes. L'objectif de l'auteur est à
l'opposé de cette tendance et vise à munir les femmes des
connaissances nécessaires pour le développement de leur raison,
de leur logique, de leur originalité, et cætera. Mill applique
notamment cette idée au « domaine littéraire ou artistique
»86 dans lequel il considère que les femmes n'ont pas
encore égalé le talent des hommes. Toutefois, il l'explique
là encore par diverses raisons parmi lesquelles leur manque
d'éducation et le fait qu'elles s'exercent à l'art depuis peu de
temps ou seulement comme amateurs.
80 Stuart Mill (J.), op.cit. p.108
81 Stuart Mill (J.), op.cit. p.110
82 Stuart Mill (J.), op.cit. p.127
83 Stuart Mill (J.), op.cit. p.108
84 Ibid
85 Orazi (F.), op.cit. p.69
86 Stuart Mill (J.), op.cit. p.124
33
Notons, avant de poursuivre à propos des professions en
elles-mêmes, qu'au moment où De l'assujettissement est
publié, l'enseignement supérieur commence seulement à
s'ouvrir aux femmes et ce de façon très limitée.
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